Interview – L’opposant Kimyongür : «Erdogan est un nouveau calife»
Algeriepatriotique : Votre nom a été inscrit sur la liste des terroristes recherchés par le régime turc. 214 000 euros sont offerts à celui qui vous capturera. Quelle a été votre réaction en apprenant cette nouvelle ?
Bahar Kimyongür : J’ai immédiatement prévenu ma femme. Elle m’a répondu : «Continue à nettoyer la cuisine !» Nous avons tellement pris l’habitude de recevoir des coups que nous n’en ressentons même plus la douleur.
Comment vivez-vous suite à cet «appel au meurtre» ? Etes-vous protégés ? Vivez-vous cachés ?
Les centaines de messages affectueux que j’ai reçus sont ma seule protection. Je ne dis pas cela par excès de politesse. Très sincèrement, je n’ai aucun équipement blindé, si ce n’est mon moral d’acier que je dois à mes amis et mes compagnons. Non, je ne vis pas caché. Je ne compte, d’ailleurs, pas changer mes habitudes. Connaissant la violence du régime que je dénonce, j’ai toujours été vigilant, mais je ne me prive pas pour autant de vivre heureux avec ma famille et mes amis. Si quelqu’un doit se cacher, c’est Erdogan et ses fanatiques pour leurs pratiques honteuses.
Pourquoi le régime d’Erdogan en est-il arrivé à une telle mesure extrême ?
Erdogan radicalise son discours depuis plusieurs années déjà. On se souviendra de ses appels à la peine de mort pour les «traîtres». Il va toujours plus loin, car aucun chef d’Etat n’ose le remettre à sa place. Il a même le soutien de Washington, Moscou, Bruxelles, Londres et Paris. Pourquoi s’arrêterait-il en si bon chemin ? Tout le monde lui déroule le tapis rouge. Pourtant, Erdogan n’est pas puissant. S’il hurle tout le temps, c’est parce qu’il est profondément mesquin. Il a juste l’air puissant parce que ses adversaires sont faibles.
Sur cette liste dans laquelle vous figurez, y a-t-il des terroristes ou juste des opposants au régime comme vous ?
Il y a de véritables terroristes. Des membres de Daech qui, hier encore, étaient alliés à Erdogan dans sa guerre contre les résistants kurdes à Kobane. Par ailleurs, plusieurs centaines de personnes listées sont des rebelles kurdes du PKK ou de son équivalent syrien, les YPG. Et puis, on trouve aussi des gens comme Saleh Muslim et Zübeyir Aydar qui sont des politiciens kurdes, ou cinq des membres Yorum, collectif musical turc de gauche mondialement connu. Erdogan a peur de leurs chansons.
Vous êtes menacé par des chasseurs de primes turcs sur le sol belge. Le gouvernement belge a-t-il réagi ?
Aucune réaction. J’espère que ma famille aura au moins droit à des condoléances après ma mort.
Y a-t-il eu des condamnations de la part de la communauté internationale contre cette «chasse à l’homme» ?
A ce jour, aucun gouvernement européen n’a encore réagi, à l’exception du gouvernement tchèque qui a fait arrêter le leader kurde Saleh Muslim ce dimanche 25 février sur ordre du régime d’Erdogan.
Quel est le sort réservé aux opposants turcs qui vivent en Turquie ? La purge continue-t-elle après le dernier coup d’Etat ?
Actuellement, on dénombre plus de 60 000 prisonniers politiques. Ils sont accusés de liens avec les musulmans libéraux de la confrérie Gülen (FETO), avec les autonomistes kurdes (PKK) ou avec les marxistes turcs (DHKP-C). Certains opposants sont accusés d’être membres des trois groupes à la fois, ce qui est totalement absurde vu la divergence d’opinion entre ceux-ci. La situation est alarmante. Erdogan décide de tout. Il dirige le pays par «décrets ayant force de loi». Le Parlement est hors jeu. Les cas de tortures se multiplient. Erdogan veut désormais imposer le port obligatoire de l’uniforme à tous les prisonniers politiques, comme les Etats-Unis à Guantanamo et comme Daech. Une nouvelle loi turque prévoit l’amnistie pour tous les criminels qui éliminent des «traîtres à la patrie», c’est-à-dire des opposants politiques. Les purges continuent, en effet.
Erdogan encourage ses citoyens à la délation. Plus de 150 000 fonctionnaires ont perdu leur emploi, leur avenir, leur dignité. Et ce n’est pas près de s’arrêter. Même les fidèles du premier cercle ont peur d’Erdogan. Ils peuvent à tout moment subir les foudres du nouveau prophète-sultan-calife.
Pour chasser les unités de protection du peuple kurde (YPG) de l’enclave frontalière Afrine, dans le nord-est syrien, Erdogan se dit prêt à l’assiéger, nonobstant le déploiement de l’armée syrienne dans cette région. Erdogan cherche-t-il la guerre ?
Erdogan est en guerre contre la Syrie depuis 2011. Il profite de l’absence de l’armée syrienne dans le nord de la Syrie pour avancer ses pions. Sur les plus de 80 millions d’habitants que compte la Turquie, Erdogan peut compter sur des centaines de milliers de citoyens abrutis par ses promesses de grandeur néo-ottomane. La guerre n’a jamais quitté le territoire syrien ces sept dernières années. Maintenant que l’armée turque est déployée à Idleb et dans une partie de la province d’Alep, conformément aux accords d’Astana puis de Sotchi, la guerre n’est pas près de s’arrêter avec un régime Erdogan qui n’a jamais caché ses ambitions territoriales.
Avez-vous des informations concernant les accointances des islamistes algériens avec le régime d’Ankara ?
Solidarité entre Frères musulmans oblige, le Mouvement de la société pour la paix (MSP) d’Abderrazak Mokri entretient d’excellentes relations avec l’AKP d’Erdogan. Mais pour gagner le gouvernement et le peuple algériens à sa cause, Erdogan évite de jouer la seule carte idéologique. C’est la raison pour laquelle il emmène avec lui des dizaines d’investisseurs turcs à Alger. Sa stratégie de colonisation du monde arabe et de l’Afrique est double ; elle est à la fois économique et religieuse. Son agenda ultralibéral doit servir son projet politico-religieux et vice-versa. Il peut compter pour cela sur une armée de pieux entrepreneurs, des missionnaires d’un genre nouveau rompus à «l’islam de marché».
Cette stratégie est en réalité celle qui a permis à son ex-allié, devenu son ennemi juré, l’imam Fethullah Gülen, de convertir sa confrérie en multinationale. Seulement, Erdogan est bien plus ambitieux que Gülen. Il rêve de bâtir un empire encore plus puissant que celui de «Sélim le Cruel».
Interview réalisée par Mohamed El-Ghazi
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