Contribution – Saïd Sadi : double jeu, schizophrénie et perversité narcissique
Par Amokrane Tigziri – La lecture du discours d’adieu de Saïd Sadi à son parti au dernier congrès du RCD est à méditer non pas, comme le soulignent quelques journalistes, pour sa réflexion – un testament ou une vision –, mais pour ce qu’elle élude et révèle à la fois. Le problème de la responsabilité dans l’échec de l’instauration de la démocratie est imputé à une seule partie et, lui, s’en lave les mains par un discours sophiste des plus classiques à son niveau. Et, malgré son «retrait», il ne se ferme pas la porte d’un destin politique même à son âge avancé. C’est très sibyllin dans la formulation.
Aucune personne sensée et davantage lorsqu’elle est militante, ne peut nier l’écrasante responsabilité du pouvoir dans l’impasse où l’on est enfermée aujourd’hui. Le pouvoir est l’acteur majeur de cette situation. C’est d’une évidence claire comme l’eau de roche. Une fois ce constat admis, doit-on s’en tirer de ce constat avec une paresse intellectuelle qui confine à la bonne conscience. Si le temps présent nous laisse paraître l’étendue du champ de ruine, quelle est la part de l’opposition dite démocratique à laquelle mous appartenons dans ce désastre du non avènement démocratique ?
L’autocritique n’est pas de l’auto-flagellation. C’est, au contraire, un exercice de lucidité pour comprendre ce qui nous est arrivé et comment ne pas refaire les mêmes erreurs. Le compagnonnage avec ce même pouvoir, aujourd’hui décrié d’avoir laissé au bord de la route l’infortuné Saïd Sadi, doit être disséqué. Sans état d’âme et sans faux-semblant.
Expert tout-terrain du déni de la réalité et de l’effacement de la mémoire, Sadi oublie que sa formation politique a fait partie du premier gouvernement de Bouteflika après avoir appelé, lui, au «boycott de la dernière fraude du siècle». Le gars a le sens de la formule et aime éperdument les phrases choc. Puis, pris d’euphorie et d’empathie pour son ami Bouteflika, il soutient devant son entourage restreint que celui-ci «nous a été envoyé par la Providence». L’ami Saïd devient soudainement spirituel, pourvu que cette providence lui déblaye le terrain. Puis, ne voyant rien venir en sa faveur personnelle et se fâchant contre les journalistes qui restent critiques à l’endroit du pouvoir et donc du RCD qui la rejoint, il adresse à cette corporation, qui a payé de son sang sa liberté, sa fameuse «lettre à mes amis de la presse» où il enjoint aux journalistes de ne pas critiquer le gouvernement et encore moins Bouteflika. Il leur dit en quelque sorte : «Ne vous êtes-vous pas rendu compte que mon parti a intégré ce gouvernement et que mon soutien vaut caution démocratique et, donc, impunité à son mentor ?». Il leur dit surtout : «Gare à vous !».
C’est là un petit signe, un tout petit signe de ce qu’il aurait pu faire si jamais il accédait au pouvoir en matière d’information. Les cadres qui l’ont côtoyé savent de quoi il est capable en cabales pour tout point de vue qui casse la symphonie unanimiste. Un autre comportement vient conforter cette envie tenace du contrôle total de sa chose partisane. Il lui arrive de décréter aux membres de l’exécutif ou du conseil national le boycott de tel ou tel journal par ce que celui-ci n’est pas favorable un instant à la ligne du parti. Sans rire, il croit réellement qu’il va peser sur la vente de ce journal et donc l’amener à résipiscence. Plus grave encore, on assiste à l’incarnation de ce personnage qui prédit le temps totalitaire, à savoir Big Brother, l’homme surveillant qui dicte écritures et lectures à ses ouailles. Il faut l’avoir vécu pour le croire.
Ce double jeu de Saïd Sadi vient de loin où l’on lit des critiques acerbes, radicales contre le régime, d’un côté, et de sollicitude discrète, de l’autre. Il s’ensuit une schizophrénie à laquelle il va sombrer pour l’amener à l’échec patent d’aujourd’hui. Comment peut-on croire ses déclarations contre la corruption alors que son train de vie est élevé et que les signatures pour participer à l’élection présidentielle sont données par l’armée ? Comment peut-on croire à cela alors qu’il a un rapport privatif et patrimonial à l’instrument politique ? Comment peut-on croire à son adhésion à la démocratie alors que le parti est jonché de cadavres de cadres éliminés les uns après les autres pour préparer la succession à sa guise où il restera le maître dans l’ombre ? Comment peut-on croire toujours à la démocratie interne alors qu’il n’a jamais permis, même de manière symbolique, qu’un militant soit candidat contre lui aux différents congrès du parti.
Finalement, cette perversité narcissique doublée de pratique systématique de la ruse est ancienne et tient lieu de méthode.
Du rapport patrimonial et privatif à l’instrument politique
Bien avant le référendum et la promulgation de la nouvelle Constitution pluraliste du 24 février 1989, Saïd Sadi et trois de ses compagnons (Mokrane Aït Larbi, Mustapha Bacha et Ferhat Mehenni) lancent les assises berbères pour créer un parti politique : le RCD. A l’occasion, le MCB est déclaré mort. Dans la tête de Sadi, tout ce qui ne procède pas de lui doit mourir de sa belle mort. Et, le 25 janvier 1990, lorsque la majorité des cadres historiques du MCB ont appelé à une marche pacifique à Alger, Saïd Sadi, considérant que l’appel est anonyme parce que le MCB est mort – a-t-on oublié qu’il l’a tué ? – sonne la charge, condamne la marche et appelle à ne pas manifester. Aussitôt, le RCD perd des milliers de militants encartés, ne comprenant pas cet acharnement naissant à l’hégémonie et au monopole de la représentation.Voyant le tsunami le submerger et que la majorité des cadres du MCB vont reprendre leur place ou rejoindre le FFS, Saïd Sadi ressuscite le MCB, en le prénommant «Coordination nationale», en opposition aux «Commissions nationales» d’obédience FFS.
Un mort qui revient, il faut dire que Saïd Sadi ne sait pas tenir l’Etat civil à jour. Ce fantôme va peser lourd. Il s’ensuit une division durable qui va amoindrir la portée d’un événement considérable qu’est la grève du cartable en Kabylie, l’année 1994.
Le deuxième but inavoué de cet empressement à la création du RCD est de devancer le FFS, dont les dirigeants historiques, Hocine Aït Ahmed et Abdelhafid Yaha, sont encore en exil. Il déclare en direct, dans une émission télévisée d’une chaîne française (La 5, aujourd’hui disparue), à la face d’Aït Ahmed éberlué par tant de morgue, que celui-ci «a fait quarante ans de tourisme politique». Une arrogance et une haine de la part de Saïd Sadi qui ne se cicatriseront jamais chez Aït Ahmed.
Ce rapport privatif et patrimonial à l’instrument politique est mortifère. Il indique le peu de cas qu’il a de la démocratie. L’essentiel est dans l’exercice du pouvoir même à l’échelle du parti. Aucun congrès du RCD n’a vu une candidature concurrente contre Sadi. Quand un militant a osé, comme en 2000, Sadi s’est saisi du micro et a lancé : «On est un parti sérieux, on ne va pas perdre notre temps dans le dépouillement jusqu’au lendemain pour encore payer une demi-journée supplémentaire de location de la salle» (sic). Invraisemblable ! L’idée même qu’une personne puisse l’affronter lui est insupportable. Il est consterné, agacé puis suinte de fureur.
Comment ose-t-on ? C’est trop sérieux, n’est-ce pas ? C’est caricatural comme le musée du RCD où ne trônent que les portraits de Sadi. Aucune autre photo n’est admise. Le culte de la personnalité est à son comble. C’est l’essence de notre ami. Du temps du parti unique en Algérie, c’était comme ça. Pas de photo de Krim, d’Abane, d’Abbas, etc. Il n’y avait que pour Boumediene. Lui, au moins, il laissait les photos des morts : Amirouche, Ben M’hidi, Zirout, etc. Au RCD, pas de Mustapha Bacha, pas de Rachid Tigziri, lâchement assassiné par les terroristes. Comme disent les fans : «Saïd moulach ala !» (Saïd sinon rien).
Comme il a voulu tuer le MCB, il avait l’intention de liquider le RCD, qui est sa chose. Il oublie, dans les deux cas, que lorsqu’il ne maîtrise plus la chose à 100%, les réactions sont plus difficiles à endiguer. Hier, au MCB, c’étaient des cadres chevronnés qui ont repris le flambeau et, aujourd’hui, au RCD, ce sont des jeunes militants qui ont investi de l’affect, se sont constitué une mémoire, qui ne veulent pas d’une dénomination imposée et qui, du reste, n’a pas été prévue dans les préparatifs du congrès. Ce n’est que partie remise. Entre-temps, envoyé au casse-pipe, Mohcine Belabbas s’est préservé en arbitrant sous la contrainte. Comme pour le MCB, Saïd Sadi n’a pas réussi à enterrer le RCD.
Le fonctionnement interne : reflet de l’anti-démocratie
Le fonctionnement interne d’une formation politique renseigne immédiatement sur la nature du parti, bien que les buts proclamés ne sont pas nécessairement reflétés par la pratique et sont mêmes dévoyés. Saïd Sadi, à l’instar du pouvoir, a détourné les mots d’ordre démocratiques en les vidant de leur substance. Le fonctionnement interne est la projection vers l’extérieur – la société civile – de ce que nous voulons construire. Avec les purges cycliques, cela vous donne une idée de ce que peut faire en matière de fonctionnement au sein de l’Etat ce personnage. Tel Janus, Saïd Sadi a deux visages : le lumineux et le sombre. Ce dernier, le moins connu du grand public, s’incarne par la mégalomanie du chef qui le dispute au délire de persécution. En chacun des cadres, il voit un concurrent. Alors, sa paranoïa se mue en menées diaboliques. Il manipule à tour de bras, oppose les uns aux autres et décide, à un moment donné, d’exclure les gênants. Le rite sacrificiel du Dieu soleil qui demande de la chair et du sang pour bénir sa communauté et nous apporter le bonheur éternel.
Le fonctionnement anti-démocratique et le rapport patrimonial et privatif à l’instrument politique a débouché sur l’impossibilité d’une union avec les forces démocratiques, notamment le FFS. Toutes les combinaisons politiciennes ont été tentées avant et après le processus électoral, le RCD et le FFS ne se sont jamais retrouvés autour d’une table. Comment peut-on expliquer cela ? L’égo !
Saïd Sadi n’a jamais voulu que les commissions de contrôle des finances et de discipline soient comptables uniquement devant le congrès. En les faisant nommer par le conseil national, il a la main sur ces commissions qui lui obéissent. Si au FLN, parti nationaliste et loin d’être un parangon de démocratie, il n’y a pas dans son barème de sanctions l’exclusion, au RCD, cette pratique est courante, inhérente à la personnalité du chef. Entre départs volontaires et exclusions, il y a plus de cadres et de militants à l’extérieur du RCD qu’au sein de la structure réduite désormais à tenir son congrès dans un chapiteau d’hôtel.
Commençons par les cadres qui ont eu à exercer des responsabilités nationales : Mokrane et Arezki Aït Larbi, Meziane Babouche, Ferhat Mehenni, Mohand Arezki Boumendil, Djamel Ferdjallah, Ali Brahimi, Tarik Mira, Nordine Aït Hamouda, Hamid Lounaouci, Kaci Redjdal, Djamal Soualhi, Braham Bennadji, Arab et Dalila Aoudj, Boubekeur Derguini, Nadir Hamouche, Hakim Saheb, Ouahab Aït Menguellet, Mahfoud Bellabès, Hassan Mazouad, Rabah Bouceta, Tahar Besbès, Ouzna Moula…
Est-ce que tout ce monde a eu tort ? La liste est encore longue. En réalité, Saïd Sadi en veut davantage à ceux qui sont allés au pouvoir parce qu’ils considèrent qu’ils ont pris sa place. Il s’agit d’Amara Benyounès, de Khalida Messaoudi et d’El-Hadi Ould-Ali. Ah, les veinards, doit-il se dire sous cape !
Quand la commission de discipline ne suffit pas, il attaque les militants devant la justice. Et lorsqu’il perd, c’est la justice du régime. Si celle-ci rend un verdict favorable, comme lorsque son neveu a été gracié dans l’affaire du meurtre de Fréha lors du printemps noir, il devient dithyrambique à l’égard de cette institution. Cette déclaration est une pièce d’anthologie.
Conclusion
Au dernier congrès du RCD, Saïd Sadi a été fidèle à lui-même. Il a été au centre de ce congrès, instant politique ravalé à l’événement majeur : le départ du dernier de ses fondateurs. Les autres ont été éliminés avant l’heure. Les sunlights, il aime.
Nous avons été un peu émus parce que c’est une partie de notre histoire. C’est la fin d’une période, d’un cycle. Saïd Sadi a pris un engagement symbolique en avertissant l’opinion publique. Il laisse croire qu’il a évolué. Il a le droit de le faire. C’est aussi notre devoir de témoigner. Le témoignage est un combat.
L’Etat est un monstre froid qui broie les impatients et n’a que faire des envieux. Ceux qui veulent tout et tout de suite sont réduits à entretenir un espoir… vain. Ils s’auto-illusionnent. Saïd Sadi est un orfèvre en la matière.
A. T.
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