Contribution de Youcef Benzatat – Ce que cache le procès de Tariq Ramadan
Par Youcef Benzatat – La précipitation de la justice française dans le procès qu’elle fait à Tariq Ramadan, par la violation du principe de la présomption d’innocence et son incarcération sur une simple plainte de viol avant même d’avoir rendu une décision de justice fondée sur des arguments irréfutables, s’apparente à un procès politique, dont l’objectif visé est de toute évidence la neutralisation de son rôle actif dans la normalisation de l’image de l’islam dans l’opinion publique. Une image qui a été largement entamée depuis l’avènement de l’équipe George W. Bush à la Maison-Blanche avec sa «croisade» contre le terrorisme comme alibi. L’hystérie qui s’en est suivie à travers les médias avait fait basculer l’opinion occidentale dans une ambiance exécrable de rejet, de culpabilisation et de haine sans précédent de la religion musulmane et des musulmans généralement, sans discernement, sans relativisme et sans aucun recul critique.
C’est au moment où la dictature de la pensée sur la soumission à la bipolarité de l’opinion sur la question de l’islam triomphait – laquelle était alimentée par l’irresponsabilité historique et éthique de la thèse du «clash des civilisations» –, qu’émergea sur la scène publique le discours réconciliateur de Tariq Ramadan, qui se positionnait d’emblée comme une troisième voie, celle qui rejetait la dérive de cette bipolarité en déconstruisant systématiquement les arguments extrémistes des deux camps radicaux et totalitaires, d’un côté les salafistes extrémistes et, de l’autre, les conservateurs occidentaux.
Son discours sur l’islam qui s’avérera essentiellement réformiste, structuré, rationnel et progressiste, n’était probablement pas trop du goût de l’opinion opposée. Son réformisme était révolutionnaire en ceci qu’il ne pouvait s’accorder avec les deux grands théoriciens du réformisme musulman contemporains que sont Mohamed Arkoun et Ali Merad. Le premier en soutenant la spécificité de la raison islamique, alors que Tariq Ramadan se revendique d’une raison universelle dans la lignée de l’un des plus grands réformateurs occidentaux qu’est Emmanuel Kant.
Ce qui l’amena à engager le débat avec des grandes figures libérales occidentales, avec qui il publia plusieurs ouvrages, notamment Edgar Morin, dans une perspective de promotion d’un islam positif et ouvert au dialogue.
Cette collaboration heureuse vers une déconstruction de la bipolarité voulue par les conservateurs des deux bords et la promotion d’un islam de France et, par-delà, de l’Europe, au même titre que le christianisme ou le judaïsme, s’est confrontée à une opposition farouche de la part des hommes politiques conservateurs. Notamment l’ancien président français Nicolas Sarkozy, qui imposera sa propre conception de l’islam de France, qui n’a fait que radicaliser et reculer l’intégration des musulmans de France dans la République.
A y regarder de près, cette affaire de viol, qui a été traitée avec une telle précipitation par la justice française, n’en constitue pas moins une coïncidence de taille, par le fait qu’elle est apparue au même moment où l’actuel président français, Emmanuel Macron, s’apprête à son tour à réformer l’islam de France.
Comme ses prédécesseurs, ce dernier semble lui aussi tourner le dos à cette troisième voie, voulue par Tariq Ramadan et des hommes influents avec qui il a pris langue sur la question de l’islam en Europe en général.
Il y a quelques années, Tariq Ramadan avait été contacté par plusieurs représentants de partis socio-démocrates européens, y compris Cambadélis et D’Alema (Parti démocrate italien). Ils avaient formé un groupe de réflexion sur l’islam en Europe, qui continue à nos jours. Récemment, en 2017, a eu lieu en Italie une conférence sur le sujet, que la revueMicromega, proche du Parti démocrate et de la gauche modérée italienne, avait publié la vidéo durant plusieurs mois. En parallèle à cela fut publié un débat sur le sujet entre Tariq Ramadan et Paolo Flores d’Arcais, rédacteur en chef de cette revue.
Déjà en 2015, un grand débat eut lieu entre Massimo D’Alema, en tant que président de la Fondation européenne d’études progressistes, et Tariq Ramadan, président de l’European Muslim Network, qui se conclura par une observation commune : «Si l’Europe n’est pas capable de construire un espace de cohabitation durable, elle remet en cause l’existence même du projet d’Union européenne et au-delà, ce qui fait la richesse de nos nations : cet héritage culturel sur lequel se fondent nos valeurs». Il s’agit d’un appel sans détour à la consolidation d’un islam européen.
Avec cette influence considérable de Tariq Ramadan auprès de la gauche européenne, il est difficile de penser qu’il n’y aurait pas de raisons politiques qui se mêlent à la manière dont est traité le dossier de l’enquête de ce viol présumé, comme cela a été souligné par plusieurs analystes. En outre, sa condamnation sans nuance de la colonisation de la Palestine par Israël reste un facteur déterminant et une motivation de plus à vouloir faire taire Tariq Ramadan et les idéaux pour lesquels il milite depuis près d’un quart de siècle.
Y. B.
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