Pourquoi écrire ? (II)
Par Kaddour Naïmi – N’en fut-il pas ainsi, également, de notre lutte de libération nationale ?… «A quoi bon lutter contre le colonialisme ?»… Relisons la lettre de mon ami, en nous imaginant vivre durant la criminelle époque coloniale : les arguments ne sont-ils pas identiques ?
Relisons cette phrase de mon ami :
« Le salut ?
Il faudrait bien comprendre qu’il ne viendra pas de notre génération qui a montré ses limites, son inconstance et, surtout, son incapacité à prendre la vie et le pays en main.»
Cette phrase n’a-t-elle pas été dite tellement de fois par des intellectuels durant la période coloniale ?… Tant qu’on est vivant, et que le cerveau est capable de penser, peut-on se décharger de notre devoir citoyen sur une génération suivante ?… Ce n’est pas une «génération» qui a montré ses limites, mais moi, toi ou telle autre personne en particulier. Mais d’autres, même si en nombre infiniment minoritaire, continuent à combattre pour leur dignité personnelle, qui implique celle de toutes et tous.
J’entends mieux cet aveu de mon ami :
«C’est quand j’ai vidé mon sac, ce que je pensais être juste de dire, en plus de 100 textes, que je me suis décidé à ne plus intervenir. Parce que cela ne sert à rien. Plus personne ne lit personne. Depuis toujours. Et les idées n’avancent pas. Elles ne sont pas mobilisatrices.»
Je conçois qu’une personne n’ait plus rien à dire, ou, plutôt, le pense. Car, que sont «100 textes» au regard de la réalité sociale, de sa complexité, de son dynamisme ?… Il y a toujours à penser et écrire parce que les événements changent, les enjeux et les formes de conflits également, et la réalité ne cesse de montrer la fausseté de l’assertion biblique «rien de nouveau sous le soleil».
En réalité, à lire attentivement la lettre de mon ami, c’est sa seconde affirmation qui justifie la première : «Cela ne sert à rien. Plus personne ne lit personne.»
N’est-ce pas ainsi justifier l’incapacité personnelle d’écrire en accusant les autres de ne pas lire ? Or, c’est une erreur démontrée par la réalité. Pour au moins deux motifs, basés sur ma propre expérience d’écriture à l’usage du public algérien. D’une part, des personnes lisent, et même avec un grand intérêt, sans éprouver le besoin de le dire. D’autres, certes rares, le déclarent dans des commentaires que les journaux les plus démocratiques et intelligents offrent à leurs lectrices et lecteurs (1). C’est la raison pour laquelle ma signature, au bas de mes contributions, est toujours suivie par mon adresse de courriel. J’ai, en effet, constaté que si des lecteurs et lectrices insèrent des commentaires, parfois très pertinents et enrichissants, d’autres préfèrent m’écrire en privé, avec la même utilité.
S’il existe même qu’un seul lecteur pour écrire ce genre de commentaire : «En tout cas, je salue votre persévérance, le pays a besoin de gens comme vous !» (2), eh bien, le temps consacré à écrire une contribution n’a pas été perdu.
Examinons un autre argument de l’ami : «Et les idées n’avancent pas. Elles ne sont pas mobilisatrices.»
Là, on peut être d’accord, et encore ! En effet, si des idées ne sont pas mobilisatrices, de deux choses l’une : soit elles sont incompatibles avec la réalité, non conformes au désir du peuple et/ou à celui de la caste dirigeante (3) ; soit ces idées ne sont pas encore à l’ordre du jour, par manque de prise de conscience du peuple ou de ses dirigeants. Par exemple, en ce qui me concerne, je défends avec persévérance (plusieurs lecteurs l’ont déclaré dans leurs commentaires) l’idée d’autogestion sociale, et son retour en tant que thème de débat pour une solution sociale, non seulement en Algérie, mais dans le monde. Loin de moi la stupide prétention de m’attendre à ce que cette idée soit mobilisatrice immédiatement. Il me suffit de jouer un rôle semblable à une personne qui proposait la liberté de tous les êtres humains en plein esclavagisme, ou l’affranchissement des serfs en plein féodalisme. Car affirmer «les idées n’avancent pas», n’est-ce pas ignorer l’histoire et sa manière de se manifester ? Aux époques successives de l’esclavage, du féodalisme, du colonialisme, combien de temps il a semblé que «les idées n’avancent pas» pour l’abolition de ces systèmes ?… Dès lors, à moins de ne pas tenir compte de la dynamique historique (intellectuelle et sociale) et de ses phases (qui ne se limitent presque jamais à une génération humaine), comment peut-on affirmer l’immobilité des idées, et leur manque de capacité mobilisatrice ?
Mon ami écrit encore :
«Nous pensons pouvoir peser sur l’opinion. Quelle prétention. Il n’en est rien. Cette opinion-là est bien mieux informée que nous. Cette opinion a son… opinion, mais, par le marché du «bouffe et tais-toi», elle ne s’engagera pas jusqu’à ce qu’il n’y ait rien à partager. A ce moment-là…. elle ira casser les édifices publics. Les seuls biens qui lui appartiennent en propre. Tragique. Pour finir encore dans la confusion et la recherche d’un sauveur. Quel qu’il soit. Pourvu que…»
Mais que signifie «l’opinion» ?… S’agit-il de celle des exploiteurs-dominateurs ou de celle des exploités-dominés ?
Cela fut déjà dit par un connaisseur en société (Lénine, si ma mémoire est fidèle). En substance, il déclara : une rupture sociale intervient uniquement quand ceux d’en «haut» ne parviennent plus à gouverner, et ceux d’en «bas» à supporter.
Cependant, ce genre de rupture dépend de la préparation intellectuelle qui a lieu auparavant, dans un terme historique plus ou moins long. Exemples : la Révolution française de 1789 n’a-t-elle pas été préparée idéologiquement par les penseurs qui l’ont précédée ? N’est-ce pas Jean-Jacques Rousseau et son Contrat social (où il défendait l’Etat et son déisme de «l’Etre Suprême») qui ont produit Robespierre, sa dictature jacobine étatique guillotineuse et son culte de «l’Etre Suprême» ?… Concernant le mouvement d’émancipation sociale mondiale, la révolution russe n’a-t-elle pas été le résultat d’environ un siècle de production d’idées émancipatrices, dans tous les domaines culturels ? De même que la révolution espagnole, etc. ?
En Algérie, la rupture que fut l’abolition du colonialisme n’a-t-elle pas, elle aussi, été préparée par des idées, et son aboutissement tellement imparfait (sur le plan de la justice sociale) n’est-il pas le résultat de l’imperfection des idées qui ont produit cette rupture anticoloniale ?
Revenons à ce que mon ami appelle «l’opinion». Certes, celle des dirigeants étatiques est mieux informée que nous, pour des motifs évidents. Mais celle des dominés-exploités ?… N’est-elle pas, dans sa grande majorité, victime d’un obscurantisme programmé ?… Certes, c’est là ce qu’on appelle une opinion. Mais ne doit-elle pas être analysée, discutée pour, éventuellement, en présenter une autre ?
L’ami écrit :
«Cette opinion a son… opinion, mais, par le marché du ‘‘bouffe et tais-toi’’, elle ne s’engagera pas jusqu’à ce qu’il n’y ait rien à partager. A ce moment-là, elle ira casser les édifices publics. Les seuls bien qui lui appartiennent en propre. Tragique. Pour finir encore dans la confusion et la recherche d’un sauveur. Quel qu’il soit. Pourvu que…»
Là, on comprend qu’il est question d’exploités-dominés. Effectivement, quand ils n’auront rien à se partager, ils «casseront les édifices publics». Mais qui en est le responsable ?… N’est-ce pas les personnes qui détiennent un savoir sage et utile, mais qui, avant l’événement de ce moment de révolte, n’ont rien fait pour écrire et répéter que ce n’est pas la casse des biens publics qui est utile, ni par la suite «un sauveur, quel qu’il soit», mais autre chose, par exemple s’organiser en associations citoyennes autonomes, libres et solidaires afin de construire une société d’où soient bannies toutes les causes qui portent à casser les édifices publics, c’est-à-dire collectifs ?… Encore une fois, rappelons-nous les leçons de l’histoire. En Europe, les ouvriers commencèrent par briser les machines en pensant qu’elles étaient la cause de leur exploitation. Puis des intellectuels et l’expérience pratique leur firent comprendre la nécessité de s’organiser socialement pour s’émanciper. Hélas ! A ce sujet, les idées marxistes autoritaires l’emportèrent sur celles autogestionnaires. Le résultat est connu, et sa faillite très déplorable. Il reste donc, enfin, possible de remettre à l’ordre du jour la conception autogestionnaire, parce que, dès le départ, elle avait prévu la faillite du marxisme autoritaire, et avait proposé une solution alternative.
A propos de «casser», le hasard veut que ma contribution précédente (4) concerne ce thème, et j’avais oublié de relater une anecdote significative. Lors d’une révolte populaire dans les années 1980 à Oran, certains manifestants, en passant près du Théâtre régional, voulurent le brûler. Il fut épargné uniquement par une intervention d’AbdelkaderAlloula ; il expliqua aux révoltés que cet édifice ne devait pas subir ce dommage… Mais si, auparavant, dans les années précédentes, les artistes de théâtre avaient su rendre cet édifice disponible dans les faits (et pas seulement en paroles) à ce peuple, s’ils avaient su le convaincre de le fréquenter, en lui proposant des œuvres qui intéressaient réellement ce peuple, s’ils avaient su supprimer de cet édifice tout ce qui était antipopulaire (décors, rideaux, cérémonial, etc.), est-ce que ce peuple aurait pensé à brûler ce qu’il considérait, à raison, un édifice qui n’était pas le sien, mais celui de privilégiés ?… Personnellement, je ne fus pas étonné de ce désir populaire de destruction ; dès 1968, j’avais dénoncé ce genre d’édifice comme un endroit de privilégiés, dont le peuple était exclu (5).
A-t-on donc le droit de reprocher au peuple de «casser», quand on n’a jamais pris la peine et l’effort de trouver les moyens pour lui expliquer ce que le système social, pour l’exploiter et le dominer, lui interdit de savoir, c’est-à-dire de connaître ses véritables intérêts et la manière correcte de les concrétiser ?… Certes, ce travail de conscientisation est difficile, plein d’embûches, sans garantie de succès (du moins immédiat, lequel peut consister en la durée d’une vie humaine). Ce travail peut, en outre, porter en prison, et parfois à la mort. Et si l’on réside à l’étranger, ce travail peut gêner le confort dont on jouit, empêcher de cultiver paisiblement son propre jardin.
Il est compréhensible de se livrer à cette dernière activité, mais en consacrant, cependant, un peu de temps à cultiver, également, le jardin commun. Autrement, il y a risque d’anéantissement de l’activité intellectuelle personnelle parce que coupée de celle collective. L’être humain est un animal social, qu’on le veuille ou pas. Le nier, c’est tomber dans la vision illusoire des «saints» des cloîtres et des déserts, ou dans la conception stérile des enfermés dans une tour d’ivoire. Dans les deux cas, c’est mourir spirituellement, avec, pour les premiers, l’illusion de vivre en Dieu, et, pour les seconds, de survivre dans la contemplation des tourments du propre Super-ego ombilical.
Personnellement, l’envie de me contenter de mon jardin personnel me titille parfois, notamment parce que le temps qui me reste à vivre se raccourcit de jour en jour. Cependant, s’il m’arriverait de ne plus écrire, jamais je n’en accuserai ni le peuple, ni les lecteurs, ni la réalité complexe, mais uniquement ma fatigue, mon découragement, mon incapacité intellectuelle, et, – pourquoi ne pas dire toute la vérité ? –, mon égoïsme de privilégié.
Par conséquent, j’écrirai tant que ma conscience me dira qu’écrire, c’est mieux que de me résigner, parce que se résigner, c’est devenir, par le silence, complice des dominateurs-exploiteurs. Ne pas exprimer publiquement une position revient toujours à accepter tacitement le désordre dominant. Et cela, que l’on réside au pays ou en un autre lieu de la planète.
Reconnaissons, cependant, que la majorité des personnes écrivent dans le but principal de s’autoconstruire une statue de «sauveur», avec les privilèges qu’elle procure. Evidemment, ces personnes cessent d’écrire dès lors qu’elles se rendent compte de ne pas «réussir» ce but égotiste, ou l’ayant atteint. Au contraire, il existe une minorité qui écrit pour la seule exigence de combattre l’exploitation-domination, au bénéfice d’une société libre et solidaire. C’est là leur manière de jouir individuellement de leur droit à la liberté, complétée par la solidarité. Dans ce cas, tant qu’un système social abominable et préhistorique existe, le fait d’écrire s’impose. Précisons qu’il s’agit d’écrire pour agir socialement. Ajoutons ceci : si les écrits ne se transforment pas en action, la conclusion n’est pas de cesser d’écrire (si l’on a un réel souci du peuple), mais de se demander ce qu’il est juste d’écrire, même s’il n’est pas immédiatement transformable en action. Est-ce que le cultivateur sème à la seule condition de voir immédiatement le blé, ou que les variations climatiques lui garantissent la révolte ?
Fournissons une dernière considération qui ne se trouve pas dans la lettre de l’ami. Il dispose d’une formation intellectuelle qui l’a porté à se charger de missions d’aide au développement au sein d’organismes internationaux. Peut-on, dès lors, admettre qu’il n’a réellement plus rien à dire ?… Espérons qu’à la lecture de cette réponse, il ne conclura pas : «Inutile de répliquer», mais prendra le temps de montrer en quoi mon argumentation serait inconsistante. Ainsi, il sera encore utile, avec l’assurance que ce qu’il écrira sera lu avec intérêt, non seulement par moi, mais, j’en suis persuadé, par des lectrices et lecteurs de ce journal, dont certains, probablement, exprimeront des commentaires pertinents et enrichissants.
Concluons par cette information. Lors de chacun de mes séjours en Algérie, j’ai rencontré des compatriotes. Chez les jeunes surtout, j’ai constaté l’immense désir de savoir, afin de voir clair pour agir de manière efficace contre les formes de domination, au bénéfice d’une société libre et solidaire. Plus d’une fois j’ai vu, avec émotion, des larmes dans les yeux de ces jeunes, filles et garçons. Dès lors, quel que soit l’endroit où l’on réside sur cette planète, a-t-on le droit de se taire, si on est habité par un réel amour pour le peuple et pour la justice sociale ?
K. N.
[email protected]
(Suite et fin)
(1) En passant, n’est-elle pas ridicule la justification d’un journal national concernant la suppression des commentaires. Prétexte avancé : trop de propos racistes ou vulgaires. Mais ne vaut-il pas prévoir un modérateur pour éliminer ces stupidités, tout en permettant l’expression démocratique des autres ? L’intention réelle de cette suppression de commentaires de lecteurs n’est-elle pas, en réalité, d’éviter que des contenus de ce journal soient critiqués de manière pertinente, mais, toutefois, insupportable pour l’auteur de l’article et, par conséquent, pour la réputation de ce quotidien ?
(2) Salim31 in https://www.algeriepatriotique.com/2018/03/10/comment-retrouver-le-public-au-theatre-et-ailleurs/#comments
(3) Dernièrement, un expert en économie a publié une lettre où il déclarait ne plus écrire parce que toutes ses propositions furent ignorées par les responsables de l’Etat. Cela ne laisse-t-il pas entendre que le peuple, du moins sa partie éclairée ou cherchant à l’être, ne mérite pas que l’on écrive pour elle ?
(4) Voir https://www.algeriepatriotique.com/2018/03/10/comment-retrouver-le-public-au-theatre-et-ailleurs/
(5) Voir mon ouvrage Ethique et esthétique au théâtre et alentours, librement accessible ici : http://www.kadour-naimi.com/f-ecrits_theatre.html
Comment (5)