Franches explications pour clore un débat (I)
Par le professeur Abdellali Merdaci – Ce débat que j’ai proposé sur le positionnement du comédien et écrivain français d’origine algérienne Slimane Benaïssa relativement à une culture de «métis», pensée, vécue et assumée pendant un quart de siècle de vie en France sous la couverture juridique de la nationalité française, obtenue en 1993 par la procédure de la «réintégration», n’a pas été inutile. Il s’est prolongé dans d’imprévues incriminations et a suscité la réaction de plusieurs dizaines de lecteurs d’Algérie patriotique, réagissant parfois sous le sceau de l’anonymat, le plus souvent à charge contre l’auteur de ces lignes. Et, aussi, d’acteurs des champs culturel et intellectuel algériens intervenant ès-qualité. Notons que celui qui est directement mis en cause, promu par le gouvernement de M. Ouyahia à l’éminente responsabilité du Festival international du théâtre de Bejaia, se tait.
On m’aura reproché de m’être focalisé sur le comédien et écrivain français d’origine algérienne Slimane Benaïssa et de ne pas évoquer le cas des ministres binationaux du gouvernement, qui n’ont pas manqué dans le cas de certains d’entre eux de se présenter devant la presse nationale comme des «coopérants techniques». Ils existent, certes, et prennent la place d’avérés militants de partis du pouvoir. Mais, il n’a jamais été dans mon objectif de faire un quelconque procès de la bi-nationalité et toutes les bi-nationalités ne se valent pas. Je ne connais pas de bi-national qui ait aussi passionnément milité pour l’Algérie, son premier pays, que mon estimé ami Ahmed Bensaada, physicien, didacticien et écrivain algéro-canadien, revenu servir l’Université algérienne et ses étudiants, apportant régulièrement dans ses écrits son tribut à la culture nationale algérienne. Entre l’Algérie et le Canada, il n’y a pas d’équivoques de l’Histoire ; il n’y en a pas avec la Grande-Bretagne, les Etats-Unis d’Amérique, l’Australie, la Russie, la Chine et tous les pays du monde sans exception aucune.
La France restera toujours la puissance colonisatrice qu’elle a été. Aucun traité d’amitié n’effacera les ruines de ses généraux de la conquête, ses enfumages et ses génocides et ne dissipera les effets de cent-trente-deux années de soumission. La séparation de l’Algérie d’avec la France a été la plus violente de tous les pays de son défunt domaine colonial. Une guerre sanglante de sept années et un vote massif d’autodétermination des Algériens ont rompu définitivement le joug colonial français.
Le choix de la nationalité française pour un Algérien est toujours politique en ce sens qu’elle est une survivance et une légitimation de l’Algérie française, et le faire, dans les années 1990, au moment où le pays était à terre, est abject. Il trahit le contrat moral d’un peuple et le sacrifice de centaines de milliers de ses enfants. C’est Slimane Benaïssa qui prédisait dans l’enquête de Séverine Labat (La France réinventée. Les nouveaux binationaux franco-algériens, Paris, Publisud, 2010) que l’Algérie redeviendrait française par le choix individuel de ses habitants d’opter pour la nationalité française – ou de la réintégrer. N’agitait-il pas dans ce propos les oripeaux de la politique néocoloniale de la France ?
De l’introuvable exil à la curée des grappilleurs
Je voudrais lever une ambiguïté qui apparaît dans certaines réactions. Je ne connais pas Slimane Benaïssa et je ne l’ai jamais rencontré. Je n’ai personnellement aucun contentieux – caché – à régler avec lui. Je n’appelle ni à une «déchéance de nationalité», l’intéressé s’étant déchu lui-même de sa propre initiative, ni au «meurtre rituel» et à la «lapidation publique», sornettes d’un autre temps. Voilà donc que des binationaux masqués, qui ne peuvent exciper que de la pleutrerie de l’anonymat, secourant leur frère de turpitudes, convoquent les nuées du martyrologe, qui sied si mal à Slimane Benaïssa et à ses agapes françaises.
Ce qui est, de mon point de vue, fondamental dans ce débat, je l’ai dit dans ma première contribution («Brève adresse à un naturalisé honteux, AP, 28 mars 2018), c’est le mépris affiché par Benaïssa envers les Algériens et leur culture nationale dans un interminable texte de trois pages dans le quotidien Le Soir d’Algérie (20 mars 2018) où il justifie, en recourant à un gribouillis prétentieux de philosophie et de psychanalyse buissonnières, une démarche individuelle de naturalisé («mtourèze», «mtorni»), induisant, pour lui, une rupture nécessaire d’avec la culture de ses géniteurs biologiques. Il reconnaît ainsi la France comme nouvelle mère, au sein nourricier, faisant prévaloir un regard différent sur son passé. C’est sur cette posture nodale du changement de culture et de nationalité que j’avais répondu à Slimane Benaïssa, dressant son bilan d’un quart de siècle dans la francité (1993-2018), à partir de ma position d’universitaire algérien, loyal envers mon pays, formant pendant et avant cette période des milliers d’étudiants dans mes spécialités d’enseignant-chercheur en linguistique et en littérature, publiant quinze ouvrages et des dizaines d’articles dans des revues scientifiques et des journaux, tout en étant suffisamment présent et engagé dans le débat culturel national. Et, justement, dans ces années 1990 de toutes les ruptures, au devant des menaces et des risques quotidiens d’une guerre civile.
Alors, allons à l’essentiel. Bien entendu, au-delà de Slimane Benaïssa, tout Algérien a le droit de mener sa vie comme il l’entend et, partant, de changer de nationalité et de patrie. Ce n’est pas ce droit que je conteste. Je reste respectueux envers ces anciens Algériens, à l’étroit dans leur pays natal, qui ont émigré dans le vaste monde, sans y retourner en donneurs de leçons. Français, Benaïssa aurait dû vivre sereinement sa vie dans sa nouvelle patrie sans revendiquer l’ancienne, en raison même des conditions de son départ d’Algérie et de sa coupure du lien national. Il raconte lui-même dans quelles conditions il a été exfiltré, en 1993, vers la France par les services de l’ambassade de ce pays. Je renvoie les lecteurs d’Algérie patriotique, dans l’ouvrage cité de Séverine Labat, aux déclarations du comédien néo-français et à celles d’autres naturalisés bien connus de la scène culturelle, médiatique et scientifique algérienne. Ces naturalisés ont profité de l’état de guerre civile fomentée par l’islamisme armé en Algérie, pour partir à l’étranger, particulièrement en France, avec l’objectif de s’y installer définitivement, de changer de nationalité et de patrie. Ils le disent sans ambages. Pourquoi reviennent-ils en Algérie pour enlever des places et des récompenses qu’ils n’ont pas gagnées en France ?
Il se pose ainsi une question de sens des mots : ces candidats à la migration en France ne relèvent pas de l’image surannée de la «ghorba», autrefois chantée avec émotion par Aïssa Djermouni et Slimane Azzem, ni de l’exil. Comme le spécifient les dictionnaires de langue française, consultables par tous, le mot «exil» renvoie à la contrainte qui frappe une personne «obligée de vivre loin de sa patrie» ou du lieu où, «habituellement, elle aime vivre». Il y a des exils exemplaires : Lénine, Ho-Chi-Minh, Gandhi, Neruda et bien d’autres, n’ont pas vendu leur attachement à leur nation pour un plat de lentilles. L’exil – on l’a observé chez plusieurs acteurs du champ politique algérien, singulièrement Aït Ahmed, Boudiaf, Ben Bella, Mahsas – peut s’inscrire dans la durée et il n’implique pas un changement radical de statut juridique. Plusieurs personnalités politiques, contraintes à l’exil pendant les présidences de Houari Boumediene et de Chadli Bendjedid, sont rentrées dans le pays après Octobre 1988 et l’ouverture du champ politique pour y reprendre leurs activités partisanes. Sans aliéner le nom de leur patrie et leurs convictions politiques.
Lorsque j’avais écrit et proposé ma réponse à Slimane Benaïssa à la rédaction d’Algérie patriotique, j’ignorais sa nomination en qualité de commissaire du Festival international du théâtre de Béjaïa par le ministre de la Culture, Azzedine Mihoubi, communiquée le 28 mars 2018 par un quotidien national. Je me devais de répondre à cette situation scandaleuse en publiant une «Mise au point» (AP, 30 mars 2018) dans laquelle je manifeste résolument ma réprobation d’une nomination indue. Si cette nomination est une récompense du gouvernement, elle devrait consacrer dans la famille du théâtre algérien un(e) professionnel(le) qui n’a pas baissé les bras devant la barbarie islamiste, qui, en toutes circonstances, n’a pas compromis les chartes de son pays.
Ceux qui ont quitté le pays pour la France, dans les années 1990, au plus fort de la guerre civile, l’ont fait pour des motivations exécrables. Envisageons les choses sereinement : lorsqu’on a nourri l’hypothèse du pire pour le pays que l’on a abandonné, comment peut-on ambitionner un quart de siècle après d’y convoiter des responsabilités ?
A. M.
(Suivra)
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