Franches explications pour clore un débat (III)
«M’tornis» : une discussion édifiante
Par le professeur Abdellali Merdaci – Ceux qui me lisent, et qui m’ont lu, savent que je suis engagé depuis très longtemps dans un combat quasi-solitaire pour l’autonomisation de l’espace littéraire algérien, subjugué et phagocyté par la France littéraire (Cf. mon ouvrage Engagements. Une critique au quotidien, Constantine, Médersa, 2013). Depuis le Manifeste de la littérature-monde en français, en 2007, signé par l’Algérien Boualem Sansal, les littératures de langue française de l’ancien domaine colonial français sont constituées en périphérie de la littérature française. Dans notre pays, les conséquences plus visibles et plus anciennes de la mainmise néocoloniale française restent la déterritorialisation et la dénationalisation de la littérature algérienne (principalement de langue française), qui datent des lendemains de l’indépendance. Aujourd’hui, il y a deux littératures pour un seul pays : celle qui se fait à Alger et celle qui est imposée par Paris, barrant dans le monde la première, fortement minorée. Il faut en prendre acte : le pamphlet de Rachid Boudjedra apporte une avancée considérable dans la réflexion sur une possible littérature algérienne autonome, débarrassée de ses «contrebandiers de l’Histoire», de ses harkis et de la gangue de l’institution littéraire française.
Youcef Benzatat («Sur les pas de Rachid Boudjedra contre les ‘‘mtornis’’», AP, 2 avril 2018) m’interpelle – indirectement – sur le «mtorni», un personnage qui appartient à l’imaginaire de notre pays, réintroduit dans le margouillis de notre société déphasée depuis son ébranlement par l’islamisme armé dans les années 1990. Dans plusieurs travaux, j’ai théorisé le concept de néo-indigène et son corollaire le néo-indigénat. Il fallait opportunément donner une appellation usuelle au phénomène : le «mtorni», en ses habits neufs, y répond.
Recentrant notre discussion sur Slimane Benaïssa, Benzatat réalise stylistiquement une boucle. C’est très astucieux de s’interroger sur l’étonnement de celui qui s’étonne tout en étant lui-même dans le double étonnement dans lequel il me projette devant Kaddour Naïmi. L’étonnement, ressassé en la circonstance, décrit-il un cercle vertueux de la connaissance ou une vraie décompensation de l’analyse de l’intrusion du politique dans la culture en Algérie ? Le bilan de son quart de siècle de francité que Slimane Benaïssa fignole dans un quotidien national suivi par l’officialisation par le ministre de la Culture Mihoubi de sa nomination à une responsabilité dans le champ culturel national sont concomitants, presque orchestrés. Ils se déclinent dans une continuité : la citation à l’ordre du Mérite national attribuée au réalisateur français d’origine algérienne Merzak Allouache, premier naturalisé de cette cohorte des années 1990, dévoyé en Israël, dans ses festivals du cinéma où il se rend avec son passeport français. Benaïssa et Allouache ne sont pas seuls, précédés par le cinéaste Mahmoud Zemmouri, décédé en 2017, criant encore au début des années 2010, plus de vingt ans après avoir émigré en France, son «dégoût total» de l’Algérie et son envie de «continuer en France». Ils sont rejoints par le cinéaste naturalisé Lyès Salem, signant un film L’Oranais (2014), une caricature du FLN de la guerre et de l’après-guerre, plus acclimaté dans les miasmes d’alcool et les bordels que dans les luttes nationales, qui espérait courir le montrer en Israël, mais qui y a renoncé sous la pression du Comité algérien de boycott d’Israël, en raison d’un financement gouvernemental algérien. Quel est donc ce pays qui donne de l’argent à un cinéma qui insulte sa mémoire de la guerre ? Mais il n’y a pas que le théâtre et le cinéma. La littérature fut-elle la plus traitresse ? L’écrivain Anouar Benmalek savoure un doux plaisir à entrer en Algérie avec son passeport français, pris en charge par le gouvernement algérien, pour participer à des manifestations algériennes et s’exprimer impudemment au nom des Algériens et de la littérature algérienne ; il en a témoigné publiquement. Salim Bachi, qui martelait, à son arrivée en France, qu’il n’a pas d’avenir en Algérie, prétend incarner sa littérature. Et tutti quanti… En fait, c’est toujours la semblable engeance de grappilleurs sans vergogne.
Or, ces personnalités du théâtre, du cinéma, de la littérature, de la musique (Ah ! Cheb Khaled !), des arts plastiques, n’ont pas le souci de ce qui a été leur pays, jeune nation sortant du colonialisme, et à la première occasion ils ont pris le large. Si leur idéal de vie est la France, il aurait été plus indiqué pour eux de ne plus revenir dans leur ancien pays, en insatiables grappilleurs, privilégiés par le pouvoir contre des intellectuels, artistes et écrivains algériens loyaux. J’ai vainement cherché dans les nombreuses déclarations et écrits de ces Français d’origine algérienne l’amorce d’une réflexion critique sur leur situation, il n’y en a pas. Ils ont souvent quitté leur pays pour des compensations très matérielles, un hédonisme pantelant et une sorte de fixation jouissive du bonheur retrouvé de l’ancienne mère-patrie.
Espace théâtral libéré et universalité
J’insiste sur cet aspect fort curieux. Je lis, majoritaires dans le forum d’Algeriepatriotique, des Algériens encourageant et défendant à outrance, systématiquement, tout ceux qui font le choix d’être contre leur pays. Soit ces Algériens du Net n’ont aucune conscience nationale, aucune solidarité de groupe, indispensables à un pays libre et indépendant, parce qu’elles n’ont pas été enseignées par l’école, la société et la famille ; soit ce sont des parents et des amis des mis en cause qui interviennent en nombre pour les rédimer de leurs penchants ; j’ai aussi lu que ce sont des Marocains, se faisant passer pour des Algériens, qui polluent les débats nationaux du site.
Essayez, à titre d’exemple, d’éclairer l’itinéraire d’écrivain en France de Kamel Daoud, guidé par Mme Françoise Nyssen, patronne d’Actes Sud et actuelle ministre de la Culture du président Macron, qui a énergiquement entrepris la réécriture de son premier opus Meursault dans le sens qu’attendaient les héritiers Camus, un fait que le trublion oranais ne conteste pas, vous serez sans répit accusé de «jalousie». Daoud réussit en France et peu importe le prix d’indignité qu’il aura concédé à cette réussite, promu, entre autres, par Pierre Assouline, chef de file du lobby sioniste de la littérature française, et protégé par Bernard-Henri Lévy, fossoyeur de la Libye. Ce ne sont pas des rumeurs, mais des faits objectivement observables et vérifiables de l’histoire littéraire. Pourquoi les Algériens ne s’interrogent jamais sur les raisons du succès fabriqué en France d’écrivains algériens, qu’ils ont vu naître chez eux, qui ne maîtrisent pas la langue de ce pays, mais qui savent, selon les caverneux agendas français, communiquer sur le système politique algérien, l’islam, les Arabes, la Palestine et le sexe des migrants ? Cette incompréhension, je la ressens dans ce débat sur Slimane Benaïssa.
Je salue, toutefois, les rares lecteurs d’Algeriepatriotique, fidèles à notre patrie, malgré les jours contraires. Ils savent débusquer une défection sous les plis de drapeaux étrangers. Comme celle de cet ex-étudiant d’une université de Constantine, qui m’accuse de dénaturer la culture constantinoise et ses acteurs dont j’ai été, œuvres à l’appui, un des premiers initiateurs (Cf. mon ouvrage de référence Constantine, itinéraires de culture, 1962-2002, Constantine, Simoun, 2002, la toute première synthèse éditée sur la culture constantinoise et ses acteurs). Cet ancien étudiant, dont la formation en Algérie et la bourse dans un pays anglophone ont été payés par l’argent du contribuable, s’exprime au nom d’une «diaspora» établie à l’étranger. Il est, en 2018, l’exact double de Benaïssa. Peut-on imaginer qu’il revienne comme lui en Algérie, un quart de siècle après, pour en remontrer à son pays et à ceux qui l’auront servi avec constance, sans fléchir dans leurs convictions et dans leur attachement à leur patrie, pendant que lui servait et aidait son pays d’adoption, tout en se réclamant d’une fumeuse qualification diasporique ? Cet ancien étudiant sermonneur, qui n’aura peut-être pas honoré sa dette envers son pays, se donne le droit de le quitter sans solde de tout compte. Pour lui, comme pour Benaïssa, il faut appeler les choses par leur nom. La défection et la trahison ne sont ni morales ni respectables.
Certains lecteurs d’Algeriepatriotique me reprochent de vouloir faire les lois. Ce n’est pas mon rôle. Je fais de la critique, ce qui est différent. C’est par ma présence sur le front de la culture nationale que je suis légitime à redire encore une fois mon désaveu de la décision du gouvernement et de son ministre de la Culture. Le Festival du théâtre international de Béjaïa appelle dans un contexte d’espace théâtral national algérien, frappé d’anomie, un choix national et patriotique. Quand est-ce que l’Etat et ses représentants arrêteront-ils de donner du grain à moudre à ceux que Rachid Boudjedra a désignés, à juste titre, comme des «contrebandiers de l’Histoire» et de fabriquer de véritables exilés de l’intérieur dans tous les secteurs de la vie publique ? Il faut qu’ils apprennent à rendre justice à ceux qui servent leur pays et lui apportent leur compétence, leur abnégation et leur dévouement. Ce sera toujours une ligne honorable dans un programme politique.
Je dénonce l’odieux impromptu du retour en Algérie de naturalisés français peu moraux, en restant convaincu de l’universalité des arts, facteur de rapprochement et de paix entre les cultures. Lorsque le théâtre algérien, autonome et libéré, aura trouvé sa voie dans ses combats et sa digne place dans la société et dans le théâtre des nations, il ne sera jamais exclu que la profession fasse appel à un étranger pour diriger une de ses manifestations internationales, et même un Français dont le parcours n’est pas entaché au strict gradient de notre Histoire nationale.
A. M.
(Suite et fin)
Comment (9)