Contre l’idéologie harkie – La Guerre de Libération nationale (2)
Par Kaddour Naïmi – En ce qui concerne la Guerre de Libération nationale, les auteurs harkis se distinguent par une caractéristique : ils ne trouvent dans ce combat patriotique que des faits condamnables. Non pas qu’ils n’aient pas existé ou qu’ils doivent être occultés, mais ne faut-il pas, en les évoquant, les insérer dans le cadre général d’une guerre de libération ?
Considérons un cas. Ahmed Bensaada écrit(5) : «Le premier exemple est celui du roman Le Village de l’Allemand de Boualem Sansal qui traite d’un Allemand converti à l’islam et réfugié en Algérie après la Seconde Guerre mondiale. Marié à une Algérienne, ce personnage était un bourreau nazi qui a mis ses compétences au service de l’ALN. Qualifiée d’authentique par l’auteur, cette théorie a été battue en brèche par de nombreuses personnes, dont M. Bouhamidi. Mais qu’elle soit vraie ou non importe peu. Ce qui compte c’est cette relation entre le nazisme, l’ALN, l’islamisme et les banlieues françaises. Ce mélange explosif représente un grimoire qui fait mousser les ventes. Je ne vous apprendrais rien si je vous disais que plusieurs pays ont acquis les droits de traduction de ce roman, dont Israël(6).»
Approfondissons l’examen. Il est possible que des Allemands aient pu rejoindre l’Armée de libération nationale. Des militants français, partisans de l’indépendance de l’Algérie, ont essayé de sensibiliser des militaires de la légion étrangère, dont certains étaient d’origine allemande ; le but était de les encourager soit à déserter, soit à rejoindre les combattants algériens. Les cas de succès de ces tentatives furent très rares, tandis que l’écrasante majorité de ces légionnaires ont exécuté leur infâme action colonialiste. J’en sais personnellement quelque chose. Je suis né à Sidi Bel-Abbès, comme disait la propagande officielle d’alors «berceau de la Légion étrangère». Ma première enfance s’est déroulée pendant la Guerre de Libération nationale. Plus d’une fois, en pleine nuit, je fus réveillé en sursaut, avec toute ma famille. Mon grand-père allait ouvrir la porte à ces légionnaires et nous étions, femmes et enfants, jeunes et vieux, extrêmement préoccupés, réunis dans la cour pour «inspection» au cas où des moudjahidine étaient parmi nous. Il arrivait à ces «représentants de la civilisation française», s’ils étaient ivres, de tirer une balle dans la tête des personnes à «contrôler» et cela «pour rire», ou de violer une femme sous les yeux de toute sa famille… Et même, cela est arrivé, un légionnaire, d’un coup de crosse, tua une femme enceinte, s’amusant de voir éclater son ventre et de voir tomber le fœtus qu’il contenait. Plus d’une fois ma mère, alors enceinte, jeune et «attrayante» pour ces criminels sadiques, avait craint le pire. Par chance, dans notre famille, rien de grave n’eut lieu.
Ce qu’était la majorité écrasante de la légion, la voici. Imbue d’idéologie nazie, mais pas seulement. Celle-ci était renforcée par l’idéologie coloniale française. Les méthodes de répression étaient absolument les mêmes ! Les Algériens étaient les juifs, les Tziganes et les Russes de l’armée française. Pis encore, au début de l’invasion, les Algériens étaient soumis à la «solution indienne» : extermination de la population indigène pour la remplacer par des colons français. Massacres en masse des civils et enfumage des réfugiés dans des grottes.
Quant à épouser une Algérienne, la majorité écrasante des légionnaires allemands fréquentaient le bordel de Filaj Allaft (village du Navet) de Sidi Bel-Abbès, quand ils ne violaient pas des femmes autochtones durant leur «mission civilisatrice» de «pacification».
Dès lors, posons la question : si Sansal avait mis en scène l’un de ces criminels, est-ce que les éditeurs occidentaux capitalistes et israéliens sionistes(6) auraient été intéressés à la promotion d’un tel roman ?… L’expérience répond par la négative. Ces éditeurs n’y auraient vu qu’une «dénonciation haineuse contre l’Occident» et sa «civilisation» de la part d’un «Arabe» (ou Kabyle) vindicatif, rongé par le «ressentiment» et «incapable d’oublier le passé» (comme dirait le président français Emmanuel Macron, lors de son bain de foule à Alger).
Par contre, raconter le genre de personnage présenté par Sansal va dans le sens de l’idéologie présentant la Guerre de Libération nationale algérienne comme inspirée par le nazisme et l’islam le plus rétrograde. Alors qu’en réalité, la Guerre de Libération fut nourrie essentiellement par un nationalisme patriotique, démocratique et une interprétation progressiste et libératrice de l’islam. La version obscurantiste de l’islam existait, mais elle était incarnée essentiellement par les zaouïas, alliées au système colonial, notamment par l’affirmation suivante : «Le colonialisme nous a été envoyé par Allah Tout-Puissant ! Nous devons, par conséquent, nous plier à Sa Volonté !» Ce n’est pas un hasard si l’administration coloniale encouragea la création de «marabouts».
Autre cas encore signalé par Ahmed Bensaada : «Le second exemple est Le Rapt d’Anouar Benmalek, roman qui déterre l’histoire du massacre de Melouza perpétré par l’ALN sur des populations civiles algériennes pendant la Guerre de Libération. Il va sans dire qu’il est important de se pencher sur notre Histoire afin d’en analyser aussi bien les faits d’armes que les exactions. Cacher honteusement des pans de notre Histoire pour protéger la mémoire de certains n’est ni constructif ni éthique.
Mais vous conviendrez avec moi qu’il est quand même étonnant de voir le succès époustouflant de cette histoire, alors que le film Hors-la-loi de Rachid Bouchareb a subi les foudres de nombreuses personnalités politiques françaises avant même qu’ils ne le voient. La raison ? Ce film aborde le massacre d’Algériens par l’armée française, le 8 mai 1945 à Sétif. Reprochant son contenu «antifrançais», des députés UMP ont même demandé son retrait du Festival de Cannes en menaçant de perturber la projection du film. «Comment peut-on accuser un film de « falsifier l’histoire » lorsqu’il s’agit du massacre d’Algériens par des Français et de qualifier de chef-d’œuvre un roman qui relate le massacre d’Algériens par des Algériens ? N’y a-t-il pas là une conception biaisée de la liberté de création et d’expression ?»
Certes, on est dans le cas où la liberté devrait être uniquement celle des dominateurs, anciens et actuels. Elle consiste à fournir leur version de l’histoire, celle qui convient à leur idéologie dominatrice. Et, pour la «légitimer» aux yeux de l’opinion publique, il faut «angéliser» les actions du dominateur et «diaboliser» celles de la victime. Et comment réaliser cette opération mieux qu’en utilisant non pas des Occidentaux, mais des individus issus du peuple dominé lui-même ? En effet, dans le premier cas, l’opinion publique risque de soupçonner l’existence d’une «vérité» uniquement des vainqueurs, donc partiale, tandis que dans le second cas, l’apparence de vérité vraie est plus crédible, puisque formulée par un «représentant» des victimes.
La tragédie relatée dans le roman de Benmalek est, évidemment, absolument condamnable. Mais ne faut-il pas la placer dans son contexte général ? Afin d’en relativiser l’aspect, en reconnaissant que le massacre de civils perpétré par l’Armée de libération nationale se place dans le cadre d’une guerre atroce, imposée par l’armée coloniale, sans oublier ses supplétifs indigènes. Elle fut la première à commettre des massacres généralisés de civils, dès l’invasion de l’Algérie, et, à peine la Seconde Guerre mondiale finie, où des Algériens sont morts pour sauver la France, la même armée coloniale commit le massacre de civils à Sétif.
Bien entendu, comparaison n’est pas raison. Les immenses crimes contre l’Humanité de l’armée coloniale française ne justifient pas le massacre de civils par l’Armée de Libération Nationale. Ce qui est en examen et en cause est le fait suivant : la tragédie relatée par le romancier est-elle placée dans son cadre général ?… Autrement, n’est-on pas dans la manipulation de l’histoire à des fins de propagande ? Et qui sert-elle, dans la lutte actuelle des dominateurs-exploiteurs contre les dominés-exploités, sinon les premiers ?
A propos du choix de son sujet, Benmalek répondit à Ahmed Bensaada, selon ce dernier : «Tout auteur a le droit de choisir les sujets qui l’intéressent.» Bien entendu !… Reste la question : cet intérêt de l’auteur, avec quel intérêt social général coïncide-t-il ? Celui des dominateurs ou celui des dominés ?
On découvre, alors, la vérité occultée. Elle est dans le cadre de la propagande stratégique mondiale actuelle, celle du «choc des civilisations» du fameux Samuel Hungtington(7). Son ouvrage prépara l’opinion occidentale à l’agression de l’armée états-unienne contre l’Afghanistan, ensuite l’Irak, dans le cadre de la création du «nouveau» Moyen-Orient, conforme aux intérêts de l’oligarchie militaro-financière US et de son gendarme dans la région : l’oligarchie sioniste.
Voilà comment la «littérature» se révèle être un instrument de guerre psychologique et idéologique dans la stratégie, dans ce cas celle de l’impérialisme étatsunien et de son allié sioniste. Dès lors, on comprendra le motif du «succès» commercial et médiatique des romans de Sansal, de Benmalek et de toute œuvre fabriquée avec cette recette(8). Elle est très simple : mettez dans la marmite (roman ou film) un ou plusieurs éléments qui montrent la «barbarie», passée et/ou présente, du peuple et/ou du régime de la nation à agresser. Comme par hasard, cette dernière a toujours des ressources naturelles et/ou un territoire stratégique… pour les intérêts de l’oligarchie capitaliste mondiale.
Si par hasard, l’écriture de l’auteur n’est pas à la hauteur, les commanditaires sont là pour fournir l’«aide» nécessaire, comme ce fut le cas du premier roman de Kamel Daoud, sauf erreur de ma part. L’essentiel est que l’argent versé à l’auteur pour la promotion commerciale de son œuvre serve l’intérêt stratégique de domination mondiale. Car, sans l’accès aux ressources naturelles du Moyen-Orient (sans oublier la Libye, et, prochainement l’Algérie ?), notamment pétrole et gaz, comment faire fonctionner l’industrie (qui fournit les profits commerciaux) et les instruments de guerre (qui garantissent son existence) ?… Que l’on ne se trompe pas sur les «bons rapports» actuels entre les dirigeants algériens et américains et européens (notamment anglais et français) ; il en était de même de ces derniers avec les Talibans, Saddam Hussein et Mouammar El Kedhafi avant de décider leur élimination parce que les intérêts stratégiques changèrent.
Ceci étant clarifié, l’auteur en question déclara : «Je suis libre d’exprimer mes idées, et je dénonce la police de la pensée.» Hitler déclarait la même chose quand il écrivit son Mein Kampf (Mon combat), aidé dans l’écriture par quelqu’un d’autre et, comme on le sait, cet ouvrage eut un immense succès commercial. Ferdinand Céline et Robert Brasillach revendiquaient, eux aussi, la même «liberté» de s’exprimer et ils eurent leur succès de librairie.
Revenons à la Guerre de Libération nationale. En considérant son cadre général, les fautes et les méfaits des combattants pour l’indépendance étaient nettement inférieurs en comparaison des crimes du colonialisme, depuis son installation dans le pays jusqu’à la guerre qui l’a chassé. Souvenons de la réplique de Larbi Ben M’hidi aux journalistes français qui lui reprochaient l’emploi de bombes artisanales contre les civils, laissant sous-entendre par là le côté «barbare» des combattants algériens : «Donnez-nous vos chars et vos avions, et nous vous donnerons nos couffins de bombes artisanales.»
Si l’on est objectif du point de vue historique, il est donc nécessaire de distinguer mais, aussi, de mettre en relation crimes épisodiques de la Guerre de Libération (sans rien en diminuer) et crimes du colonialisme contre l’Humanité (là, aussi, sans rien en diminuer). Autrement, sous prétexte de dénoncer les premiers, on justifie les seconds. Au tribunal de l’Histoire doit également être appliquée la règle : la vérité, toute la vérité et rien d’autre que la vérité. Est-ce le cas dans les œuvres romanesques ou filmiques des auteurs en examen ?
Tout roman ou film charrie une idéologie, une vision sociale, que l’auteur le veuille ou pas. Celle-ci est claire ou voilée, mais toujours existante. L’art pour l’art n’existe que dans la cervelle de ceux qui croient produire «au-dessus» des conflits sociaux. Si l’auteur nie le «message» idéologique, explicite ou implicite, de son œuvre, soit il est stupidement ignorant, soit ignoblement menteur. Il ne s’agit pas, ici, de défendre la théorie passée, stérile et totalitaire, du «réalisme socialiste» ni de l’«engagement social», mais de montrer les implications, non avouées, d’une littérature et d’un art. Sous prétexte de «droit à la liberté d’expression», ils servent en réalité les intérêts des oligarchies dominatrices-exploiteuses.
L’œuvre littéraire ou artistique de l’auteur – voilà en quoi il est harki – fonctionne objectivement comme une arme de préparation psychologique afin de disqualifier l’aspect libérateur de la guerre anticolonialiste algérienne. Dans quel but ? A travers les consommateurs de ces œuvres, l’objectif est, d’une part, de désarmer moralement le peuple algérien et, d’autre part, de préparer l’opinion publique des pays dominateurs à une agression contre l’Algérie. Pourquoi ?… Parce que, après l’agression contre la Syrie devrait venir le tour de l’Iran, puis de l’Algérie. Parce que dans ces pays, il y a le pétrole et le gaz ! Et qu’il faut réduire les gouvernants de ces pays au rôle de laquais, à l’image de ceux d’Arabie et du Golfe. Autrement, comment garantir la continuité de l’hégémonie étatsunienne (et de ses alliés européens) face à la montée en puissance de la Chine et de la Russie et du désir de pays comme l’Algérie à se développer économiquement ?
Voilà donc ce qu’il faut souligner et tenir en permanence dans notre esprit : ce serait la plus grande des catastrophes si les générations algériennes actuelles, n’ayant pas subi le colonialisme, ignorent ce qu’il fut(9). Dans cette ignorance, osons une métaphore adéquate : des rats sont à l’action pour inoculer la peste dans la mémoire. Cette action infâme leur fournit argent, projecteurs médiatiques et «invitations» dans des colloques organisés par certains Etats ; comme par hasard ils font partie du « club » des agresseurs d’autres nations. La « culture » harkie, comme préparation psychologique à l’agression, est une méthode traditionnelle. À ce propos, rien de nouveau.
Il reste à se poser une autre question. Depuis l’indépendance, les détenteurs du pouvoir en Algérie, qu’ont-ils fait pour perpétuer l’indispensable mémoire du combat héroïque du peuple algérien pour son indépendance nationale et maintenir vive la flamme patriotique ? Non pas par ressentiment stérile, non pas par dérisoire rabâchage d’un passé révolu, mais parce que la menace impérialiste et néocolonialiste est redevenue actuelle(10). La réponse à cette question sera examinée dans les trois parties à venir.
K. N. ([email protected])
A suivre
(5) Article cité dans la partie 1.
(6) Veillons toujours à distinguer les sionistes israéliens des citoyens du même pays qui luttent courageusement pour la reconnaissance des droits légitimes du peuple palestinien, en conformité avec les résolutions de l’ONU, telles l’organisation Gush Shalom et celle des militaires Refuznik qui refusent de servir dans l’armée d’occupation. Voir La Guerre, pourquoi ? La paix, comment ? librement accessible ici: http://www.kadour-naimi.com/f_sociologie_ecrits.html
(7) Paru en 1996, voir La Guerre, pourquoi ? La paix, comment ? déjà cité.
(9) Voilà dans quel cadre il faut comprendre la fameuse phrase du président français Macron, lors de sa dernière visite en Algérie. Dans un «bain de foule», il voulut convaincre un jeune Algérien de ne plus penser au «passé».
(10) Pour l’analyse de la stratégique mondiale impérialiste-sioniste contre les peuples, notamment palestinien, voir les autres auteurs (de romans et de films) examinés par Ahmed Bensaada, afin d’y appliquer l’analyse globale exposée dans cette contribution. Pour effectuer encore mieux cette analyse, il est très utile de relire ou de lire les œuvres de Frantz Fanon et d’Albert Memmi, dont les écrits se révèlent encore actuels.
Comment (7)