Pourquoi l’Algérie devrait soutenir les Emirats arabes unis
Par Sofiane Belmiloud – Les pays du Golfe, et plus particulièrement les trois acteurs internationaux majeurs que sont les Emirats arabes unis (EAU), l’Arabie Saoudite et le Qatar, affichent des divergences idéologiques et stratégiques majeures qui se sont reflétées récemment dans le blocus des EAU et de l’Arabie Saoudite vis-à-vis de leur voisin qatari, mais également au Yémen, où la coalition émirato-saoudienne semble bien plus fragile qu’elle n’y paraît. Le but de cet article est de démontrer que l’Algérie devrait soutenir la vision idéologique et stratégique du monde arabe telle que souhaitée par les EAU.
Forte de son principe de non-ingérence et des bonnes relations qu’elle entretient aussi bien avec l’Iran, la Turquie et les pays arabes, l’Algérie se projette en tant que médiatrice, un pays crédible à l’échelle internationale capable d’activer sa machine diplomatique pour résoudre les situations critiques, comme ce fut le cas lors de la prise d’otages de l’ambassade américaine à Téhéran. Bien qu’honorable, cette vision de la politique étrangère est et sera mise à mal à l’avenir, et ce, en raison de plusieurs facteurs. Parmi eux, le désengagement progressif des Américains du Moyen-Orient, les conséquences du printemps arabe et l’expansionnisme iranien en Irak, en Syrie, au Liban et au Yémen.
De ces facteurs résulte une politique étrangère plus agressive et interventionniste des pays du Golfe, qui jusqu’à présent comptaient sur les Etats-Unis pour assurer leur protection, mais qui se doivent désormais l’assumer eux-mêmes. L’on assiste ainsi à un remodelage des alliances et des intérêts au Moyen-Orient et en Afrique. Alger se retrouve donc à subir son environnement, comme lors de la récente rupture des relations diplomatiques entre le Maroc et l’Iran qui a isolé l’Algérie et l’a mise en position de faiblesse. Cette crise nous a démontré la non-neutralité des institutions panarabes et islamiques ayant applaudi la décision marocaine, mais également qu’un pays tel que le Qatar, envers lequel l’Algérie a eu une position bienveillante en prônant une solution diplomatique lors de sa brouille avec ses voisins, n’a pas hésité à prendre parti pour Rabat. L’Algérie se retrouve ainsi face à un défi profond : celui de devoir adapter sa politique étrangère aux nouvelles réalités sur la scène arabe, tout en maintenant ses valeurs et principes. A l’aune des dissensions entre les pays du Golfe, dont chacun a pour but d’assumer le rôle de leadership dans la région, l’Algérie a tout intérêt à rompre avec la vision homogène qu’elle a de ces derniers et de se positionner vis-à-vis des divergences entre ces trois pays.
La vision qatarie
Fort d’un enrichissement accéléré et par sa position de deuxième exportateur mondial de gaz, le Qatar, sous l’impulsion de Hamad Al-Thani, le père du présent émir, a très tôt affiché la volonté d’être un acteur géopolitique majeur. Afin de mener à bien cette entreprise, le Qatar se base sur son alliance avec la confrérie des Frères musulmans et sur Al-Jazeera, un outil médiatique puissant capable de faire trembler un pays comme l’Egypte, outil que les Al-Thani utiliseront lors du printemps arabe pour semer le chaos et faciliter l’ascension au pouvoir des Frères musulmans. Cette politique résolument indépendante conduira au blocus emirato-saoudien en raison de son attitude conciliante envers un Iran jugé comme ingérant et expansionniste, mais également en raison de son soutien à un parti politique islamiste se voulant avoir une idéologie transnationale et opposée à tout compromis politique.
Acculée par ses deux puissants voisins, le Qatar trouvera refuge à contrecœur auprès de son voisin perse, mais surtout auprès de la Turquie, pays avec lequel il entretient une alliance forte due au partage de la même vision d’un islam politique transnational. Doha et Ankara s’investiront très tôt en Syrie sous la bienveillance des Saoudiens en appuyant Al-Jabhat Al-Nusra, une fraction islamiste d’Al-Qaïda, le tout sous la bienveillance et l’œil conciliant des Saoudiens.
Conflit au Yémen et divergences entre Saoudiens et Emiratis
L’ingérence avérée ou non de l’Iran au Yémen et son soutien aux Houthis déclencheront l’offensive menée par Riyad afin de restaurer le gouvernement légitime d’Abd-Mansour Hadi. Pour les Saoudiens, le fait d’avoir à leur frontière sud une faction pro-iranienne modelée à l’image du Hezbollah était inacceptable. Les Emiratis interviendront sous le même mandat onusien, mais avec une stratégie et des objectifs différents des Saoudiens. Alors que Riyad mènera des raids aériens dans le nord contre les Houthis, Abu Dhabi interviendra au sol, au sud, afin de déloger Al-Qaïda et Daech qui s’y étaient installés. L’alliance de façade des deux capitales sera mise à mal en raison de l’enlisement de Riyad au nord dans un conflit meurtrier et de l’incapacité de Hadi à fédérer les Yéménites. Se considérant à juste titre comme discriminés et relégués au rang de seconde zone par le nord, les Yéménites du sud renoueront avec leurs velléités indépendantistes sous l’hospice des Emiratis qui jugeront que la seule solution durable au conflit réside dans la partition du Yémen tel qu’il existait avant son unification en 1990. Les rivalités entre les deux capitales sont anciennes. Déjà à sa création en 1971, les Saoudiens avaient tout fait pour empêcher Cheikh Zayed, le fondateur des EAU, d’inclure le Qatar et Bahreïn dans l’union. S’ensuivra un contentieux territorial sur la frontière qui sépare les EAU du Qatar et la signature forcée en 1974 de l’Accord de Djeddah par les Emiratis qui se sentent depuis lors comme lésés par Riyad.
La politique étrangère saoudienne a pour socle une compréhension sectaire des conflits au Moyen-Orient. Les activités de Riyad sont ouvertement impulsées par son identité sunnite en totale opposition avec toute faction pro-iranienne chiite. Ses motivations en Syrie étaient principalement d’instaurer un régime sunnite contre celui chiite d’Al-Assad. Au Yémen, le conflit contre les Houthis est vu de prime abord comme celui face à des Zaydites chiites. La forte minorité chiite qui vit dans l’est de l’Arabie Saoudite y est, par ailleurs, ouvertement discriminée…
Afin de contrecarrer les ambitions hégémoniques chiites de l’Iran, les Saoudiens soutiendront financièrement et militairement les mouvements islamistes sunnites dans les zones de conflit et promouvront l’idéologie wahhabite comme bouclier contre le chiisme. Au Yémen, ils financent plusieurs madrasas wahhabites et soutiennent même le parti Al-Islah des Frères musulmans (que rejette fermement Abu Dhabi), car il le considère comme un rempart contre l’influence chiite iranienne.
La politique des EAU rejette l’approche sectaire des Saoudiens. Contrairement à la tolérance de Riyad pour les mouvements islamistes qui servent ses intérêts, Abu Dhabi a toujours fermement défendu le sécularisme au Moyen-Orient et toujours travaillé pour la création d’alliances sans idéologie religieuse dans les zones de conflit. Abu Dhabi considère les groupes religieux islamistes comme bien plus menaçants pour la stabilité régionale que ne l’est l’Iran. Cette opposition entre la vision pro-séculaire et contre tout groupe politique islamique des EAU et celle, pro-sunnite et d’exportation de la doctrine wahhabite, conduit à des approches divergentes dans les solutions à apporter au conflit syrien et yéménite. Au Yémen, les Emiratis concentrent leurs efforts à limiter l’influence des groupuscules islamistes aussi bien chiites (Houthis) que sunnites (Al-Islah). Ils ont soutenu le retour de l’ancien président chiite, Ali Abdallah Saleh, considéré comme le seul capable de réinstaurer un pouvoir séculaire.
Pourquoi l’Algérie devrait appuyer les Emirats arabes unis
Compte tenu des divergences idéologiques et stratégiques entre ces trois acteurs avec d’un côté un Qatar pro-Frères musulmans, qui considère la Turquie comme leader potentiel, une Arabie Saoudite ayant une vision sectaire des conflits et les EAU qui considèrent l’islam politique comme un danger pour la stabilité dans la région, il apparaît comme naturel pour un pays tel que l’Algérie qui a connu les affres du salafisme et du djihadisme de se positionner en faveur de la vision émiratie. Une analyse fine permet de déceler une conjonction potentielle d’intérêts. Si un processus d’autodétermination du Sud-Yémen venait à voir le jour, la position logique algérienne serait d’appuyer un tel processus, tout comme elle le fait pour ce qui est du Polisario. L’Algérie ne devrait pas tomber dans le piège de voir l’action des EAU au Sud-Yémen comme une ingérence étrangère dans les affaires d’un pays indépendant, mais tout au contraire comme un calque sur sa position envers le Polisario, celle de deux pays soutenant l’autodétermination de deux peuples opprimés. L’avantage qui en découlerait pour Alger serait qu’Abu Dhabi aurait davantage de mal à justifier l’unité territoriale marocaine, dès lors qu’elle supporte l’indépendance du Sud-Yémen et supporterait ainsi l’idée d’un référendum au Sahara Occidental.
A maintes reprises, les Saoudiens ont fait part de leur projet d’intégrer la Jordanie et le Maroc au Conseil de coopération du Golfe (GCC). Le refroidissement des relations entre Rabat et Téhéran vient donner du vent en poupe à un tel projet. Ses conséquences seraient inadmissibles et désastreuses pour l’Algérie. Avec une présence hégémonique saoudienne directement à ses frontières, le Maroc fort de cette nouvelle alliance aurait davantage de capacités à contester le rôle de leadership à l’Algérie au Maghreb, et de facto l’Arabie Saoudite se verrait renforcée dans son statut de leader du monde arabe. Seul un soutien et une conjonction d’intérêts avec les EAU permettrait de définitivement enterrer ce projet. Parmi les autres avantages à un rapprochement, figure le fait qu’Abu Dhabi possède le lobby arabe le plus puissant à Washington, lobby qu’il a utilisé de façon notoire pour lever les sanctions contre le Soudan, l’acceptation d’Al-Sissi et même celle de Mohamed Ben Salmane. Ce lobby et ces relations de premier plan avec Washington pourraient servir les intérêts économiques et sécuritaires algériens (antiterrorisme, protection des frontières, investissements économiques). De plus, les EAU sont parmi les pays du Golfe celui qui a les meilleures relations avec les Russes, ces derniers ayant annoncé un projet de coopération avec les Emirats de construction conjointe d’un avion de chasse de 5e génération. L’Algérie et les EAU bénéficieraient mutuellement de leurs excellentes relations avec la Russie. A ce titre, Abu Dhabi a toujours exprimé une attitude conciliante à l’égard de l’arbitrage de Moscou en Syrie et tout laisse à penser qu’il ne serait pas contre une solution qui maintiendrait Al-Assad au pouvoir aux côtés d’une opposition sunnite modérée comme le souhaite Alger. Pour Abu Dhabi, le fait de bénéficier d’un pays lui donnant un accès de premier ordre au marché africain et qui pourrait potentiellement peser de son poids et son influence dans l’avancement d’une vision stratégique partagée serait un avantage indéniable.
Alors que l’Algérie contrebalance le Maroc dans l’équilibre des puissances au Sahel, son rôle de balancier dans le reste de l’Afrique, elle le joue désormais face à l’Egypte, et ce, notamment depuis la chute de Kadhafi. L’intérêt d’Alger en ce qui concerne le voisin libyen doit être clair : celui d’un pays stable, uni et non entièrement subordonné à l’Egypte. Bien qu’Abu Dhabi et Le Caire supportent tous deux le gouvernement de Tobrouk du général Haftar, c’est l’Egypte qui a pris l’avantage du vide laissé par l’Algérie dans les négociations. Un rapprochement entre Abu Dhabi et Alger sur cette question permettrait de contrebalancer l’équilibre en faveur d’Alger et aboutir à la fois à une satisfaction des intérêts émiratis, mais surtout d’avoir à terme une Libye dans le giron algérien.
Entre 2003 et 2015, les EAU ont été et de loin les premiers investisseurs étrangers en Algérie, et ce, loin devant la France, le Qatar ou l’Arabie Saoudite. Nos deux pays partagent la même vision d’un islam traditionnel modéré, inclusif, tourné vers l’extérieur et tolérant, certainement dû au fait que, comme l’Algérie, les EAU sont le seul pays du Golfe qui suit le madh’hab malékite et qui promeut les enseignements du soufisme. Alger devrait clairement exprimer son soutient de part une coopération diplomatique accrue, la création d’une chambre de commerce bilatérale afin d’encourager davantage les investissements émiratis. Les deux pays ambitionnent d’avoir des industries militaires performantes, possèdent les seules agences spatiales arabes dignes de ce nom avec des projets ambitieux, tels que la première mission arabe sur Mars pour les EAU. Des synergies se doivent d’être trouvées et la coopération dans les domaines militaire, scientifique et technologique doit être renforcée.
S. B.
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