Interview – Ghaleb Bencheikh : «Nos actions en France sont occultées»
L’islamologue Ghaleb Bencheikh pense que le «manifeste contre le nouvel antisémitisme» signé, il y a quelques semaines, par 300 personnalités françaises a été «desservi par un vocabulaire miné et une rhétorique imprudente». Pour lui, «il n’est pas question de demander aux chrétiens d’épurer la Bible pas plus qu’aux musulmans d’épurer le Coran». Interview.
Algeriepatriotique : Un manifeste «contre le nouvel antisémitisme» et signé par 300 personnalités a provoqué, il y a quelques semaines, la colère des musulmans de France et d’ailleurs. Quelle a été votre réaction ?
Ghaleb Bencheikh : C’est une réaction de consternation. Non que la lutte contre l’antisémitisme ne soit pas légitime. Elle l’est hautement comme les luttes contre toutes les formes de racisme. On ne peut pas, et on ne doit pas, en vouloir à une personne humaine pour ce qu’elle est. Toute atteinte à l’intégrité physique et morale d’un être humain à cause de son appartenance confessionnelle ou ethnique ou de la couleur de sa peau est inacceptable. En vouloir à un quelqu’un pour le simple fait d’être ce qu’il est heurte la conscience humaine.
La consternation et la tristesse sont dues à la sémantique utilisée. C’est dire qu’une cause juste peut être desservie par un vocabulaire miné et une rhétorique imprudente. Des phrases comme «épuration ethnique à bas bruit» ou l’insinuation que la classe politique cajole l’électorat musulman parce qu’il serait plus nombreux au détriment de la dénonciation de l’antisémitisme ou bien le syllogisme insidieux qui veut que la France sans les juifs ne sera pas la France et comme les musulmans «persécutent» les juifs, les musulmans dénaturent la France, sont autant d’éléments dangereux pour la cohésion nationale. Enfin, on ne peut pas appeler à la défense d’une composante de la nation en désignant une autre composante uniment, indistinctement, à la vindicte, alors que dans un Etat démocratique la responsabilité est individuelle. Ce qui est malheureux dans cette affaire, c’est l’occultation de toutes les actions menées avec abnégation et dévouement de la part d’associations et de personnes de confession islamique allant dans le sens de la concorde, de la fraternité et du respect.
Les auteurs de ce manifeste demandent que le Coran soit expurgé de certains versets qui, selon eux, appelleraient «au meurtre et au châtiment des juifs, des chrétiens et des incroyants». Que visent les signataires de ce manifeste au juste selon vous ?
Il y a des passages dans le Coran qui sont imprécatoires contre les «fils d’Israël». Simplement, ils doivent être «situés» et surtout ne pas s’en prévaloir pour commettre l’irréparable, ni professer l’inacceptable, notamment perpétrer des attentats et des assassinats. Il faut connaître l’histoire et savoir qu’il s’agit des juifs de l’oasis de Yathrib, rebaptisée Médine. Ils ont pactisé avec les Qurayshites mecquois qui étaient ennemis déclarés aux primo-musulmans, alors qu’ils avaient scellé une alliance avec ces derniers. Tout cela est connu de ceux qui savent et de ceux qui s’intéressent aux relations judéo-islamiques à travers l’histoire. La révélation coranique s’en est fait l’écho. Il n’y a aucune raison de donner à ces événements une portée universelle alors que d’autres versets coraniques sont amènes à l’égard des juifs. Ce sont ceux-là qui doivent être à la base d’une saine éducation pour fonder l’amitié au sein de la grande famille abrahamique judéo-islamo-chrétienne.
Au-delà de la formule, «il faut savoir relativiser le texte à son contexte et ne jamais l’utiliser comme un prétexte pour un nouveau contexte, sinon on prend en otage le texte», nous sommes quelques-uns à avoir proclamé depuis des années que les incidences sociales, éthiques et politiques de ces versets dits «belligènes» doivent être considérées comme caduques. De ce fait, nous n’avons aucune injonction à recevoir à propos d’une exégèse contextualisée, comme on dit maintenant.
La demande des signataires révèle leur méconnaissance du travail qui se fait dans les sphères de l’islamologie savante et de la refondation de la pensée théologique islamique. Au lieu d’appeler à une quelconque expurgation, c’est à un enseignement intelligent qu’il faut se tourner, un enseignement qui assume l’altérité confessionnelle et l’ouverture humaniste. Encore une fois, c’est une affaire de compréhension et d’interprétation. Vous savez, à force de vouloir qu’on expurge on finira par avoir les purges !
En réalité, cette demande est typique, comme dit Rachid Benzine, de «cette propension actuelle à épurer tous les chefs-d’œuvre, y compris littéraires ou musicaux, à débaptiser les noms des rues, etc., au fond à vouloir faire tabula rasa de ce qui, dans le passé, ne correspond pas aux valeurs modernes… Ce n’est pas une attitude responsable ! Il n’est donc pas question de demander aux chrétiens d’épurer la Bible pas plus qu’aux musulmans d’épurer le Coran : il faut vraiment être dénué de toute culture religieuse pour imaginer une chose pareille ! Du côté catholique, c’est l’enseignement de l’Eglise à l’égard des juifs qui a changé : l’Evangile de Jean n’a jamais été expurgé, c’est sa lecture qui a été renouvelée».
Il est temps, en dehors des aspects liturgiques et spirituels de la psalmodie du Coran et de sa cantillation, de faire une lecture distanciée et «située» du texte révélé. Et pour, cela nous n’obéissons à aucune injonction, et le discours comminatoire ne règle rien. C’est curieux cette manière de vouloir mettre les musulmans au pas et toujours sous probation.
La majorité des signataires de ce manifeste sont des sionistes ou des pro-sionistes qui entretiennent, abusivement, un discours de victimisation qui immunise Israël de toute critique. Ce genre de discours convainc-t-il encore selon vous ?
Non, ce genre de discours ne convainc pas.
Y a-t-il un risque que ce genre d’appels provoque une dichotomie entre les différentes communautés en France ?
Oui, c’est vrai, le risque existe. C’est pour cela qu’il faut garder son sang-froid et sa dignité. La prise de parole publique doit être toujours mesurée et responsable.
Nous parlons d’une seule communauté nationale, d’un destin commun. Elle n’a pas besoin d’être fracturée. Au-delà des niaiseries sur le vivre-ensemble – parce qu’on peut être ensemble dans la méfiance et la défiance, dans la crispation et le repli –, il y a une volonté inébranlable chez les citoyens de bonne volonté d’assoir les fondations d’une nation commune solidaire, fraternelle et prospère pour tous, par-delà les appartenances confessionnelles et les options métaphysiques. C’est cette société libre et ouverte que nous voulons bâtir, riche de toutes ses composantes qui vivront ensemble en symbiose et en synergie telle une mosaïque humaine dynamique et vivante.
Aussi, ce genre d’appels induira-t-il assurément à terme à la fragmentation et à la division.
Il y a quelque temps vous avez appelé à sortir «d’une religiosité aliénante et d’une normativité religieuse asphyxiante». Ne craignez-vous pas que votre appel soit assimilé à ce manifeste dont les desseins malveillants sont tout autres ?
Mon discours émane en conscience d’un homme libre à partir d’une posture que je crois juste, je ne profère rien par intérêt personnel ou par calcul mesquin.
L’obsession de la norme religieuse, les représentations superstitieuses, la pensée magique et l’axiomatique d’un discours traditionnel éculé ont miné la réflexion moderne, vivifiante de la théologie islamique contemporaine. Et nous avons besoin de mettre un peu d’ordre dans la maison «islam». Pour cela, nous devons distinguer les registres, séparer les paramètres et différencier les variables. Nous devons faire preuve de discernement et de lucidité. En agissant en interne pour que nous sortions de l’ornière n’est pas un alignement sur les thèses de ceux qui nourrissent des desseins malveillants.
Il est des cas où lorsqu’on est libre et indépendant d’esprit, on se trouve très vite entre le marteau et l’enclume. En l’occurrence, il s’agit du marteau des islamistes extrémistes radicaux et l’enclume des détracteurs de tout ce qui est islamique sans mesure, sans distinction, ni distanciation.
Votre dernier livre Petit Manuel pour un islam à la mesure des hommes propose une grille de lecture nouvelle de l’islam. Un islam qui n’aura pas peur de prendre en charge «la démocratie et la modernité». Cette vision ne vous semble-t-elle pas utopique sachant les profondes dissensions qui caractérisent la «oumma» ?
Le plus grand voyage commence par un pas, et tout commencement est déjà une partie du tout, comme l’enseigne Aristote. Il faut bien se rendre compte, certes, de ces dissensions. Les divisions et les discordes dénotent le manque de maturité et l’arriération qui caractérisent l’état actuel de la «oumma». Mais ce n’est pas une raison pour abdiquer, ni de croire qu’il est inscrit à jamais d’être dans le désaccord et le clivage. Les musulmans, de par le monde, auront à s’unir s’ils veulent compter, sinon la question sera être ou ne pas être… musulman au XXIe siècle. Ils pourront, et devront, renouer avec l’humanisme d’expression arabe qui a prévalu en contextes islamiques à travers l’histoire. Pour cela, il faut que la liberté de conscience soit garantie et l’égalité entre les êtres une réalité juridique.
La démocratie et la modernité ne sont pas «interdites» à jamais aux sociétés musulmanes. L’éducation, l’instruction et l’acquisition du savoir combinées à l’inclination pour les valeurs esthétiques sont les prérequis de taille pour combiner élévation spirituelle et félicité sur terre. N’oublions pas que nous autres musulmans avons fondé une civilisation impériale, à l’architecture palatiale, où le raffinement, l’émerveillement, l’enchantement, le plaisir et le bonheur prévalaient. Il est temps de les réactualiser.
Interview réalisée par Mohamed El-Ghazi
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