Une contribution de Nouredine Benferhat – Le pouvoir et le chef
Par Nouredine Benferhat – Les nations qui s’affirment ont su inscrire leur destin sur une trajectoire qui scelle leur avenir, leur devenir dans une perspective historique obéissant à des lois et répondant à des normes. Elles ont su choisir dans des moments de complexité, c’est-à-dire dans les époques de chaos, des stratégies de pouvoir inspirées de l’expérience des nations et ajustées aux exigences conjoncturelles ainsi qu’aux évolutions et aux spécificités socio-historiques des peuples.
Le pouvoir et la politique échappent ainsi aux luttes sournoises de clans pour se situer dans le champ de la confrontation des compétences avec des principes bien établis et une éthique renforcée. L’activité politique ainsi libérée s’exerce dans la transparence, légitime les ambitions politiques et favorise l’émergence d’une culture de pouvoir et de leadership. Une pensée politique féconde se substitue alors à l’indigence d’une pensée réduite à un balancier entre pouvoir religieux et pouvoir archaïque. Ce saut qualificatif «d’une époque digestive à une époque créatrice» – comme dit A. Comte –, dévoile les idées autour desquelles s’ordonne l’organisation rationnelle du pouvoir et du leadership.
Le pouvoir, notion des plus complexes, qui a fait l’objet de grands travaux politiques philosophiques, a été étudié par les grandes écoles de pensée et les grands mouvements idéologiques. En Algérie, le pouvoir a consisté en une gestion autoritaire du pays par des clans et des corporations qui ont exclu la compétence et l’expertise. Livré à des pseudo-technocrates au cursus limité, vivant en décalage par rapport à l’avance des idées et de la science, ils ont répandu la médiocrité et accéléré la régression. La vision du monde et notre avenir se sont trouvés des otages de leur ineptie.
Si chez nous le pouvoir est synonyme d’autoritarisme et d’hégémonie, ailleurs, il est compris comme stratégie, stratégie fragile certes, qui exige la durée et la permanence. Il ne peut y avoir de pouvoir sans inscription stable dans le temps, sans recours à des lois, des normes et règlements. Fonder le pouvoir dans la durée est un mécanisme vital qui assure la gestion des ensembles collectifs et les maintient dans la pérennité. Si la violence armée désigne un des moyens de prédilection pour s’emparer du pouvoir, seul le génie politique permet, en réalité, la vraie conquête. Le génie implique l’intelligence rationnelle, l’ordre et la discipline, comme dit Machiavel : «Là où règne une bonne discipline, là règne aussi l’ordre ; et rarement la fortune tarde à marcher à sa suite». Max Weber complète par le charisme, c’est-à-dire la capacité de séduction du leader, les qualités remarquables qui résident en eux.
Le génie politique est simplement la compétence, un ensemble de connaissances, de capacités et de qualités reconnues et approfondies qui confèrent le droit décider ou gouverner.
La compétence est une des clefs de la conquête mais aussi de l’organisation du pouvoir. La stabilité dans le temps et dans l’espace du pouvoir dépend d’une structure stable (lois, organisation, etc.), mais aussi de réseaux de pouvoir à travers le champ social.
Si la cible du pouvoir se trouve seulement maîtrisée par des règles obligatoires, accompagnées éventuellement de violence, l’obéissance à ces règles demeure incertaine et fragile. L’histoire montre que la violence se dévoile à travers exterminations, terrorisme, génocides ; elle se diffuse par l’agressivité du discours, la menace, la brutalité. Dans Le Léviathan, T. Hobbes distingue l’ordre de la nature et celui de la société politique. C’est le premier qui incarne la violence et la barbarie (l’homme est un loup pour l’homme). Le pouvoir politique et l’Etat représentent des instruments destinés à mettre fin à cette violence naturelle.
La création de l’Etat qui exerce le pouvoir politique est destinée à maîtriser la barbarie. Cependant, la réponse à la barbarie ne peut pas se faire sans violence ; tout l’art de l’Etat de droit s’exerce à contrôler la force pour qu’elle ne se transforme pas en violence. «La force, qui est à mi-chemin du droit et de la violence, qui est violence par rapport au droit mais droit par rapport au droit, mais droit par rapport à la violence (…) est fondatrice d’avenir ». (Jaukelevitch).
Dans le monde contemporain, les doctrines et théories du pouvoir débordent le champ du pouvoir politique, la pensée actuelle prend comme noyau d’étude le pouvoir dans sa quotidienneté, son vécu permanent, comme stratégie, jeu mouvant, multiplicité de rapports de force. Quant à la religion, elle ne peut pas être la source du pouvoir, ni le légitimer. Les interprétations qui en sont données ne sont pas indépendantes du rapport de force.
Le théologien égyptien Ali Abderrezak affirme le pouvoir dans une perception laïque. «Aucun principe religieux n’interdit aux musulmans de concurrencer les autres nations dans toutes les sciences sociales et politiques. Rien ne leur interdit de détruire ce système désuet qui les avilise et les a endormis sous sa poigne. Rien ne les empêche d’édifier leur Etat et leur système de gouvernement sur la base des dernières créations de la raison humaine et sur la base des systèmes dont la solidité a été prouvée, ceux que l’expérience des nations a désignés comme étant parmi les meilleurs» (L’islam et les fondements du pouvoir).
Les gens qui réclament le pouvoir politique avec pour seule compétence le discours religieux, doivent être exclus du champ politique et renvoyés à leur sphère de compétence ; la religion et les actions de charité. Le pouvoir est donc du domaine du génie politique et non du génie philosophique ou religieux. L’homme ou les hommes qui doivent l’exercer, les leaders répondent à des critères qui ne sont pas ceux du cheikh ou de l’imam.
Le leadership est associé à la position du leader dans le sens de l’exercice de la démocratie. Il est abusif de parler de leader autocratique ou théocratique. Le concept de leadership s’inscrit dans un cadre culturel dont les caractéristiques sont des droits individuels forts, une réglementation sociale non contraignante, des organisations locales relativement faibles.
Dans un tel contexte, les modes de régulation ne peuvent pas reposer sur des approches autoritaires ; ils sont liés à une compétence stratégique majeure, celle de réunir les compétences et de les mobiliser pour mener à terme les programmes d’organisation et de transformation de la société.
Le leadership s’entend comme la capacité de susciter la participation volontaire des personnes ou d’équipes en vue de réaliser les objectifs définis. Son essence même repose sur une combinaison complexe et personnelle de savoirs, savoir-faire et savoir-être, qui n’est pas octroyée mais qui relève de la capacité d’influence d’une personne sur d’autres. Cette influence est un pouvoir accepté, légitime et reconnu, répondant à l’idéal de Max Weber, «l’autorité rationnelle légale». Enfin, le leadership n’est, en aucune façon objet de marchandages ou d’autoritarisme.
Aucune concession ne doit être faite à ceux qui se réclament de la religion et de la révolution, celles-ci appartiennent à tout le peuple sans discrimination. L’expérience du commandement s’ajoutant aux qualités citées constitue certainement un avantage et non un handicap.
N. B.
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