Contribution – Qui empêche Sonatrach de construire ses raffineries en Algérie ?
Par Hocine-Nasser Bouabsa – Malgré une opinion nationale hostile et la critique vive, constamment exprimée par la grande majorité des experts nationaux indépendants, le PDG de Sonatrach – soutenu par le ministre de tutelle – continue toujours de défendre son aventure sicilienne, avec des arguments fallacieux erronés.
Dans ma dernière contribution, il fut démontré que l’acquisition de la raffinerie d’Augusta ne pouvait en aucun cas être motivée par des enjeux ou aléas stratégiques. Ces derniers doivent, en effet, émaner des décisions, résolutions et orientations de l’organe institutionnel compétent, en l’occurrence le Conseil national de l’énergie (CNE) qui, officiellement, ne s’est pas réuni depuis 1998. La présente contribution focalise sur l’argument selon lequel l’acquisition de cette raffinerie serait nécessaire à la satisfaction de la demande nationale en carburants.
Nécessité de satisfaire la demande nationale en carburants ?
Le manque d’une politique nationale énergétique cohérente que le CNE – dont le président est le chef de l’Etat lui-même – aurait dû élaborer et publier, tout en veillant à sa bonne exécution, a créé un déséquilibre chronique entre la demande et l’offre nationales en carburants. Ce déséquilibre, causé surtout par l’explosion démographique incontrôlée, a été aggravé particulièrement par la politique ravageuse d’importation de véhicules de tourisme qui fait saigner depuis 15 ans les réserves en devises sur deux fronts : d’une part, en finançant l’achat à l’étranger de ces véhicules et, d’autre part, en finançant en sus l’importation de carburants nécessaires à leur mobilité.
La défaillance dans le fonctionnement institutionnel – un CNE opérationnel aurait certainement établi la relation directe et causale entre la croissance du parc automobile et la dilapidation des ressources énergiques et des réserves en devises – a fait de l’Algérie l’unique pays au monde parmi les grands pays producteurs des hydrocarbures qui a un saldo négatif dans sa balance commerciale des carburants. Selon le ministre de l’Energie, l’Algérie a importé la quantité impressionnante de 3,5 millions de tonnes en 2017. Ainsi, pendant l’année écoulée, le déficit compensé par l’importation correspondait à plus de 30% de la production nationale, estimée à 11,5 millions de tonnes.
C’est pour couvrir ce déficit que le PDG de Sonatrach motive en partie l’acquisition de la raffinerie d’Augusta. Or, il est connu que l’importation de carburants a commencé déjà il y a plus de 10 ans – l’Algérie a importé en 2008 plus de 340 000 tonnes de carburants – et qu’elle a continuellement augmenté avec une croissance annuelle moyenne de plus de 100% pour atteindre 3,5 millions tonnes en 2017. Si Sonatrach importe déjà depuis 2008 et que les mécanismes afférents ont pu garantir un approvisionnement ininterrompu, pourquoi le PDG de Sonatrach s’est-il empressé dès l’été 2017 – il a déclaré lui-même que les pourparlers avec ExxonMobil ont commencé pendant l’été 2017 – alors que les règles primaires de management recommandent à un «newcomer», dans une première phase, avant tout d’observer et d’écouter ?
L’argument d’Ould-Kaddour relatif à la satisfaction de la demande nationale est donc fallacieux. D’autant plus que le marché international des carburants est caractérisé depuis plusieurs années par une offre excédentaire et que cette tendance devrait persister, et que le problème de la satisfaction de la demande nationale ne se pose pas seulement en termes de sources d’approvisionnement mais en termes de disponibilité de toute la chaîne de valeur : transport, raffinage, stockage et distribution. L’acquisition de la raffinerie d’Augusta en Sicile est loin de résoudre le problème du déficit, parce que son rôle est limité seulement au raffinage extraterritorial. Or, ce rôle peut être joué par n’importe quel autre acteur fiable actif sur le marché international, comme ce fut le cas les dix dernières années, sans que cela ait provoqué une rupture dans l’approvisionnement.
Au contraire, cette raffinerie étant vieille de 70 ans, elle est par la nature de ses équipements vétustes exposée à des arrêts nombreux pour des raisons de maintenance, de pannes techniques ou d’accidents environnementaux. Ici, il est utile de rappeler que cette raffinerie a eu plusieurs arrêts en 2017, dont deux en raison d’incendies – les protocoles respectifs peuvent être consultés au niveau de la protection civile d’Augusta. Il est donc improbable que la raffinerie acquise à un prix fort serait, à elle seule, en mesure de combler le déficit national en carburants. L’Algérie sera donc, malgré le montant de 1 milliard de dollars qu’elle déboursera pour cette acquisition, obligée de faire appel périodiquement à d’autres fournisseurs qui lui feront payer des prix plus élevés que ce qu’ils exigeaient avant, puisqu’il s’agira de deals occasionnels.
Le problème : 3,5 millions de voiture importées en 20 ans !
Les 15 millions de tonnes de carburants consommés en 2017 ont été dans leur très grande majorité consommés par le secteur des transports. La croissance irrationnelle du parc automobile en Algérie est donc le mal personnifié de l’équation offre-demande en carburants. Alors que le nombre de véhicules touristiques en 1998 était de 2,7 millions, ce chiffre a continuellement augmenté pour atteindre 6 millions en 2016 et pour faire de l’Algérie le deuxième pays du continent après l’Afrique du Sud mais de loin devant le Maroc – ces deux pays ont néanmoins une industrie automobile relativement bien développée – en termes de densité du parc automobile par habitant.
En 20 ans, l’Algérie a importé plus de 3,3 millions de véhicules touristiques en déboursant plus de 40 milliards de dollars et plus de 10 milliards de dollars en carburants. Bien qu’aucune étude sérieuse n’ait été élaborée pour identifier l’impact de ces importations sur le produit national brut, il est très probable que cet impact soit plutôt négatif. En raison de sa subvention (dinar surévalué + carburant à un prix dérisoire) la voiture en Algérie est devenue un handicap qui pénalise le développement et non un atout.
La solution
La solution réside tout d’abord dans la maîtrise de la consommation de carburants. Un des plus déterminants éléments d’une telle maîtrise consiste non seulement à freiner le taux de croissance contreproductive de cette consommation mais à l’inverser, d’une part en stoppant l’importation de véhicules touristiques pour une période déterminée ou de la taxer avec un taux douanier dépassant 100% et, d’autre part, en augmentant encore les prix des carburants – ce mécanisme a déjà montré son efficacité, puisque la consommation a diminué aussi bien en 2016 qu’en 2017 – pour diminuer l’utilisation abusive de voitures.
A cela, il faut introduire une fiscalité beaucoup plus avantageuse pour les voitures motorisées au GPL, intensifier le réseau de distribution du GPL et subventionner davantage la migration vers ce carburant gazier.
Qui empêche Sonatrach de construire ses raffineries ?
L’autre élément d’une solution durable pour assurer à l’Algérie un approvisionnement sécurisé, à bon coût et fiable, réside dans la réalisation de toute la chaîne de valeur (transport, raffinage, stockage et distribution) sur le territoire national. Ce qui fait défaut actuellement, ce sont les raffineries. Or, on sait que Sonatrach a lancé, déjà en 2010, un programme qui prévoyait l’augmentation de ses capacités de traitement à 30 millions tonnes/an, en réalisant, entre autres, des raffineries à Hassi Messaoud, Biskra et Tiaret. Jusqu’à ce jour, et sept ans plus tard, aucune d’elles n’a vu le jour. Ce qui mène à poser deux questions : qui empêche Sonatrach de réaliser ce programme ? Qui veut garder l’Algérie dépendante des aléas étrangers pour la rendre encore plus vénérable géopolitiquement ?
Concernant ce dernier point, il y a urgence de mentionner que la construction de capacités de raffinage seulement ne suffit pas, mais il faut aussi construire des capacités de stockage stratégiques qui peuvent assurer l’autonomie d’au moins six semaines. Les trois jours d’autonomie supplémentaire qu’Ould-Kaddour mentionne dans son argumentaire farfelu de l’acquisition de la raffinerie d’Augusta ne peuvent en aucun être considérés comme tels, puisque le lieu de stockage est situé en Sicile, à 850 km (et non à 250 km comme l’a indiqué un membre du staff d’Ould-Kaddour) de Skikda, 1 250 km d’Alger et 1 600 km d’Arzew.
Une feuille de route américaine ?
L’empressement et la confiance démesurée qu’affiche Ould-Kaddour lors de ses interventions publiques très médiatisées suggèrent qu’il est venu avec une feuille de route qu’on lui a remise pour qu’il l’exécute à la lettre et dont le noyau dur serait axé sur une coopération étroite avec ExxonMobil, dont Rex Tillerson, l’ex-secrétaire d’Etat américain, en fut le patron incontestable pendant de très longues années. Ce scénario d’une feuille de route américaine ne serait pas étonnant si on se rappelle la période 2000-2005 avec d’autres acteurs mais dans des rôles identiques : Chakib Khelil, Haliburton et Dick Cheney.
Ce n’est qu’en l’intégrant dans un tel scénario que l’acquisition de la raffinerie d’Augusta pourrait avoir un sens. Ce scénario est probablement très vaste et il englobe la logique d’un engagement d’ExxonMobil dans le développement du gaz de schiste en Algérie.
H.-N. B.
PhD dédié au secteur des hydrocarbures en Algérie, ex-directeur général Schlumberger Afrique du Nord.
(*) Le titre est de la rédaction
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