Contribution – Le Maroc : ce frère qui n’a pas le pouvoir de nous vouloir du bien
Par Akram Chorfi – A chaque fois qu’est posée sur la table la question de la réouverture des frontières avec le Maroc surviennent à l’esprit de nombreuses considérations qui, prises en ligne de compte, confèrent un certain réalisme à l’approche.
Une approche qui contraste totalement avec celle citoyenne et idéalisée au nom du bon voisinage, ou même celle, fruit d’un engagement intellectuel, qui fait rêver à un Maghreb des nations libéré de toute frontière.
Les deux perceptions ignorent les enjeux qui sous-tendent la politique de voisinage avec la monarchie alaouite, dans le sens où les deux approches, citoyenne et intellectuelle, n’ont, pour nourrir leurs lectures respectives de la situation, que le principe humaniste d’ouverture à l’universel et de brassage culturel et humain entre les peuples. Cela, surtout si ces peuples ont des millénaires d’histoire, des langues, des traditions et des patrimoines communs.
Quels sont donc ces enjeux strictement algériens qui se dressent, comme autant de remparts, devant la perspective d’une réouverture des frontières, voire même devant la perspective d’une ouverture, aux sens politique et humain, au voisin de l’Ouest ?
Avant de répondre à cette question dont les tenants sont multiples et complexes, il nous faut d’abord dire les raisons qui rendent si nécessaire et si naturellement évidente une ouverture vers le Maroc, cela même si, en posant la question de cette manière, nous donnons l’impression que pour l’Algérie l’ouverture à un voisin doit préalablement consister dans un argumentaire qui justifie un fait somme toute naturel. Les vicissitudes de l’Histoire ont leurs raisons que la raison ne peut ignorer.
Pour soutenir un tel raisonnement, nous démarrons d’un fait accompli : la fermeture des frontières et leur hermétisme actuel, dont les causes génétiques incombent au Maroc depuis 1994.
Notre positionnement culturel est évident ; nous sommes pour la perspective d’une réouverture des frontières, mais pas à n’importe quel prix et, surtout, pas sans préalables, dont il est aisé de se faire une idée quand on aura achevé de livrer tous les éléments de cette réalité algéro-marocaine.
Ce qui devrait nous unir
Tout nous unit. L’Histoire, les peuples, le brassage culturel, les langues des origines, les langues des conquérants, nos intérêts économiques (idéalement), la géographie (et non la géostratégie), etc. Ce sont là assez d’éléments en partage qui justifient non seulement qu’on soit de bons voisins, mais qu’on soit carrément une seule nation.
Nos économies respectives seraient deux fois plus fortes si elles unissaient leurs atouts et leurs avantages comparatifs, leurs savoirs et leurs savoir-faire, leurs forces de travail et leurs compétences, devenant, par voie de conséquence, un marché homogène au moins deux fois plus important, et donc très attractif pour les IDE. Notre pouvoir de négociation et de conquête de marchés serait deux fois plus imposant si nous mettions en commun les éléments de notre compétitivité, nos atouts humains et territoriaux, ainsi que nos différences et nos diversités culturelles et patrimoniales.
La croissance économique qui en serait induite serait très forte plusieurs années durant et générerait des centaines de milliers d’emplois permanents, ainsi que les conditions d’une prospérité et d’un développement durables.
Le brassage humain qui en découlerait, professionnellement et socialement, dynamiserait les interactions et les échanges et favoriserait, de ce fait, une évolution multidimensionnelle, en un temps relativement très court, plus rapidement que jamais elle n’aurait pu se faire auparavant.
Mais alors, qu’est-ce qui nous sépare ?
1- Un démarrage différent dans la modernité, avec une monarchie qui a appris historiquement à tout négocier, à tout céder pour perdurer, qui est assise sur un socle fabriqué de toutes pièces, fait de mythes ancestraux et de légendes royales érigées en références qui légitiment tout, y compris un pouvoir de droit divin, assujettissant toute une nation à une autorité perméable à toutes les corruptions, à toutes les compromissions. Et avec une république née d’un sacrifice collectif incommensurable et d’une vision partagée qui élève la dignité humaine et l’honneur citoyen aux plus hauts rangs de l’exigence, attachée, depuis son avènement en 1954, à tirer de l’ignominie coloniale et des vicissitudes de l’histoire la force pour réhabiliter et restaurer un pays ensanglanté et muselé par 132 ans d’injustice et de violence.
2- La souveraineté n’a jamais eu la même définition, selon que l’on soit à Rabat ou à Alger. A Rabat, le roi est souverain, qui peut soumettre la souveraineté de son peuple à sa volonté, y compris lorsque cette volonté, qui est la sienne, est elle-même soumise à un pouvoir tiers. A Alger, en revanche, le peuple est souverain duquel les institutions tirent la force de leur souveraineté, qui ne peuvent légiférer, décider, gouverner dans un sens qui contredit des principes et des constantes communément reconnues et partagées par le peuple à partir d’une source référentielle unique. A Rabat, le roi peut hypothéquer la souveraineté qu’il relativise, selon les nécessités, alors qu’à Alger le peuple est gardien de la souveraineté en même temps que son armée et ses institutions légitimes.
3- Les alliances sont aussi déterminantes. Un pays définit ses alliances stratégiques en fonction de ses intérêts politiques et économiques, mais également en fonction des alliances qu’il a déjà dans son univers d’appartenance identitaire, historique et spirituelle. Quand les alliances deviennent contre nature et paradoxales, elles deviennent le signe d’un double jeu et d’une prédisposition à la trahison et à la volte-face. La monarchie marocaine a excellé en matière d’alliances et de positions paradoxales au point d’être le meilleur allié maghrébin d’Israël et, formellement, un défenseur de la cause palestinienne dans les forums arabes et islamiques. La Maroc loue les services de son armée aux Américains, aux Saoudiens, aux Français et à toute autre puissance qui a des liens stratégiques avec ces derniers. Pour ce qui est de l’Algérie, hormis les alliances conclues avec de très nombreux partenaires dans le cadre de la lutte antiterroriste et contre la grande criminalité, il n’y a aucune alliance politique avec un autre pays de nature à donner à voir une volonté de l’Algérie ou une moindre disposition de celle-ci à se liguer avec l’un ou les uns contre l’autre ou les autres s’agissant de l’un quelconque des pays qui composent les Nations unies. Le Maroc s’allie et se mésallie par faiblesse, l’Algérie est loyale et neutre par principe.
4- Au Maroc, les disparités sociales s’érigent en principe, le libéralisme débridé y étant une seconde religion, d’autant que les clivages en matière de développement, selon qu’on est au nord, à l’ouest, à l’est, au sud ou à l’intérieur du pays, sont un mode de gouvernance qui a survécu à la disparition du roi Hassan II. En Algérie, hormis la période des violences terroristes, les efforts de développement infrastructurel et humain ont toujours été proportionnels et fonction d’une règle adoptée par tous les gouvernants depuis l’indépendance, à savoir que le train Algérie, en démarrant, ne laissera personne sur les quais. S’il y a toujours un Maroc à deux, voire plusieurs vitesses, il y a une Algérie à vitesse unique depuis la plus lointaine jetée du littoral algérois jusqu’aux confins escarpés de l’Askrem.
5- Le droit au travail et le droit du travail est un élément de différenciation fondamental. Le travail au Maroc est une zone de non-droit quand il s’agit de grandes industries ou de grandes propriétés agricoles appartenant à des Français, Américains ou à tout autre étranger associé ou non avec le Palais ou avec l’un quelconque des richissimes dignitaires du régime. Chômage endémique et conditions de travail proches de l’esclavage rappellent les périodes révolues du servage féodal dans le Vieux Continent. Si les petits employeurs sont harcelés par l’administration afin de régulariser leurs employés et payer conséquemment des droits sociaux et des taxes parafiscales quitte à baisser rideau, les grands opérateurs, eux, bénéficient de la cécité complaisante et même bienveillante d’une administration corrompue et aux ordres du capital, disposée même à servir de police de protection et de rétablissement de l’ordre dans les cas probables de grognes sociales. L’Algérie, elle, est, à l’opposé, la terre des travailleurs et la terre du droit au travail et du travail, où les pléthores connues du secteur industriel public trahissent une volonté de l’Etat de créer, en dépit des conjonctures économiques, de l’emploi social. Diamétralement opposées, ces politiques algérienne et marocaine ne peuvent coexister sans s’affronter, la première étant susceptible de prévaloir dans les cœurs des travailleurs du Maroc, la seconde étant susceptible de chasser des millions de ces travailleurs vers l’Algérie pour y trouver du travail et un modèle social vivable, digne du XXIe siècle.
6- La fausse façade démocratique et la réalité du pouvoir politique au Maroc qui a réussi à déplacer tous les griefs sociaux des Marocains – alors qu’autrefois ils se focalisaient sur la personne du roi – vers un gouvernement qui ne gouverne que les problèmes et un Parlement qui s’accommode d’un jeu démocratique qui fait tomber les gouvernements sans ébranler le vrai décideur et ses conseillers étrangers. Le roi, de temps à autre, tel un deus ex machina, jette des solutions au milieu de cette cohue pitoyable et s’assure le mérite d’être l’arbitre suprême d’un jeu «républicain» dont il se démarque en tant que souverain de droit divin. Comment l’Algérie peut-elle se conforter de construire des relations pérennes avec une façade démocratique vide de toute souveraineté, qui n’est pas associée aux grands choix stratégiques qui structurent le devenir du Maroc ? Des choix qui, parfois, défendent et promeuvent moins les intérêts des Marocains que ceux de la France et de quelques-uns de ses alliés parmi les pires ennemis des peuples marocain, algérien, arabes et musulmans ?
7- Et le Sahara Occidental dans tout cela ? Le Maroc croit savoir qu’il s’agit du nœud gordien de l’inimitié algéro-marocaine, qui refuse le principe, admis pourtant par notre pays, que cette question est prise en charge par les Nations unies au nom du sacro-saint droit des peuples à l’autodétermination, qui est tout simplement un droit prôné et défendu par l’Algérie comme position de principe, née de sa propre histoire, qu’elle a et continuera d’avoir envers tout peuple objet d’un déni de droit.
Toutes ces raisons font du royaume du Maroc – alors que tout unit Algériens et Marocains – un dangereux partenaire de l’avenir, tant il est vrai, du fait de ses relations stratégiques et profondes avec un certain Occident, qu’il constitue l’un des postes avancés du néocolonialisme hégémonique hyper-libéral en Afrique et au Maghreb.
A. C.
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