Pourquoi les cartels de la drogue ne peuvent pas prospérer en Algérie
Par Dr Arab Kennouche – Si l’affaire Chikhi n’a pas fini de livrer tous ses secrets, on peut d’ores et déjà avancer quelques hypothèses sur la réalité des faits qui ont conduit à des secousses sismiques dans le paysage politique en Algérie. L’Algérie, depuis sa phase de transition libérale, est entrée de plain-pied dans le monde de la criminalité internationale, mais sans toujours en apprécier correctement les véritables contours, comme dans l’affaire de la cocaïne qui a atterri à Oran.
Il faut se rappeler que le crime organisé transnational prospère surtout dans les pays de capitalisme libéral, où se concentre la demande en stupéfiants et où il est le plus intéressant pour les mafias internationales d’investir ou de blanchir leurs gains illicites. L’Algérie, malgré un niveau de corruption endémique, est encore loin de représenter ce havre de paix pour les mafias internationales qui n’y trouveraient pas, loin s’en faut, toute la sécurité juridique et financière indispensable au blanchiment de leur argent sale.
Or, s’il y a une confusion à ne pas faire, c’est bien l’amalgame entre des hommes d’affaires véreux, nouveaux riches, qui se jouent de leur pouvoir d’argent dans des pays encore en voie de développement et ce genre de mafias transnationales qui emploient depuis des lustres des moyens sophistiqués, étatiques paramilitaires, pour agir et commettre leurs méfaits. En Algérie, il n’existe pas encore de telles organisations définies avec précision par le droit international, et ceci pour plusieurs raisons socio-historiques. Le monopole de la violence légitime étant assez strict en Algérie et le quadrillage sécuritaire datant encore des années du parti unique, les mafias internationales ne peuvent pas pénétrer l’Algérie, comme elles l’ont fait en Europe ou en Amérique. De plus, il existe encore un fort conservatisme qui obère presque une transformation des mœurs à l’occidentale, nécessaire à l’implantation des grandes organisations criminelles mondiales.
C’est dans ce contexte qu’il faut recadrer l’analyse de l’affaire Chikhi. Promoteur immobilier certainement véreux, le personnage n’a aucunement l’envergure d’un grand trafiquant de cocaïne international, comme pour les cartels de Colombie ou du Mexique. En Algérie, de tels cartels n’auraient aucune chance de prospérer au vu de la situation sécuritaire actuelle du pays et de la puissance d’une armée qui quadrille bien le territoire national. En d’autres termes, rien ne plaide pour l’émergence de cartels de la drogue en Algérie, au sens d’organisations puissantes qui auraient corrompu de grands organes de sécurité pour leur activité illégale au point de défier l’ANP.
S’il existe bien des trafics de stupéfiants qui, depuis l’Amérique du Sud empruntent le littoral africain jusqu’aux portes du Sahara, ils ne sont faits que d’intermédiaires locaux qui prennent leur dîme au passage, comme les maquis islamistes du Sahel qui se procurent ainsi des armes de combat. Mais la véritable destination finale de cette drogue dure reste l’Europe, où les gains sont les plus lucratifs. Deux pays phares, l’Italie avec ses mafias calabraises, siciliennes et napolitaines, et l’Espagne dont les ports sont des points de chute des trafics venant d’Amérique latine, font remonter la drogue dans les grands centres urbains européens. A cette échelle, l’Algérie n’est pas du tout concernée.
Ainsi, Valence, à quelques encablures d’Oran, est ce port qui vit débarquer la viande des frères Chikhi, mais qui connaît aussi depuis des lustres de grands débarquements de cocaïne. Les Algériens découvrent un phénomène qui lui n’est pas nouveau en Espagne. Tous les grands ports du pays ont déjà eu maille à partir avec les mafias sud-américaines : Bilbao, Barcelone, Valence, Malaga… Qu’a-t-il pu alors se passer ?
Dans la presse hispanophone, une telle affaire aurait pris moins de proportions alarmantes au point d’en arriver à la démission du directeur de la police nationale. La technique du «gancho perdido» est connue des journalistes d’investigation en Espagne, du grand public et, surtout, des grands cartels de la drogue américains eux-mêmes. Elle consiste à utiliser une cargaison de conteneurs «X», comme celle des frères Chikhi, à leur insu, il faut bien le souligner, comme mulet pour transporter de la drogue jusqu’au port de destination de la cargaison qui, généralement, est un port infiltré par la mafia ou un cartel, comme celui de Valence. A l’arrivée de la cargaison dans un port corrompu, les employés du déchargement des conteneurs en phase avec des groupes mafieux se chargent de faire retirer les paquets de cocaïne après que les scellés sont remplacés par de nouveaux comme si de rien n’était. Ainsi, les conteneurs de viande hallal ne font qu’office de porteurs de drogue et ceci sans qu’aucun des intermédiaires de la transaction ne le sache. En l’occurrence, ni le producteur brésilien ni l’importateur algérien, l’entreprise Chikhi.
C’est donc à Valence que la drogue devait terminer son voyage et non à Oran ou n’importe où en Algérie, véritable coupe-gorge pour les mafias internationales qui n’auraient eu aucun intérêt à faire rentrer leur marchandise dans un pays qui n’est pas consommateur et extrêmement vigilant à cet égard. L’Algérie étant un enfer pour les cartels, pourquoi donc la drogue ne s’est-elle pas arrêtée en Espagne où elle devait certainement être retirée ?
L’Espagne devient le centre de gravité du problème et tout particulièrement le port de Valence. Il faut savoir que la Guardia Civil opère à des coups de filets chaque année, suite à ces fameux «crochets perdus», ganchos perdidos. Les exemples sont légion dans la presse espagnole. Pourquoi donc la marchandise a-t-elle filé vers l’Algérie dans des cartons de viande sans rapport avec les trafiquants ? Il se peut fort bien que les récupérateurs se soient senti repérés par les autorités espagnoles et qu’ils aient décidé de ne pas agir, préférant abandonner leur marchandise à leur triste sort, en la laissant filer vers l’Algérie. Ou bien, deuxième hypothèse, les autorités espagnoles ayant appris trop tard que de la drogue devait être débarquée à Valence, à un moment où le navire quittait les eaux territoriales espagnoles, elles ont préféré avertir la partie algérienne qui, par là même, par précaution, devait vérifier le degré de complicité de l’importateur de viande.
Il reste cependant fort peu de chances que la destination finale de ce chargement en cocaïne soit le port d’Oran, voie de destination beaucoup trop risquée. Cela voudrait dire que des complices des cartels sud-américains y seraient déjà actifs et dans quel but ? Pour un marché local algérien inexistant ? Impossible. Encore une fois, l’Algérie est un coupe-gorge pour ce genre d’activités. L’Algérie n’est pas l’Italie et encore moins l’Espagne qui ont vu le crime organisé transnational décupler leurs activités depuis l’ouverture de l’espace économique européen et Schengen en particulier. On voit mal un quarteron d’affairistes algérois, fraîchement sortis de leurs faubourgs populaires, s’adonner à un vaste trafic international très cloisonné et qui exige expérience et expertise professionnelles, et utiliser un port algérien pour trafiquer de la drogue dure.
Il semble enfin douteux de vouloir faire un faux procès à l’Espagne dont la relation avec l’Algérie est trop marquée par des impératifs stratégiques pour pouvoir s’adonner à un jeu dangereux de déstabilisation. Il semblerait plutôt que largement dépassée par un trafic incommensurable et par un problème migratoire aigu, l’Espagne cherche désespérément la collaboration active d’Alger dans la lutte contre les mafias internationales.
A. K.
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