Affaire de la cocaïne : mafias au service de puissances ennemies en Algérie
Par Dr Arab Kennouche – On a peut-être trop vite fait d’oublier que les mafias traditionnelles sont souvent infiltrées par de puissants services secrets qui se jouent d’elles (ou collaborent) pour approcher et corrompre des personnages importants dans la hiérarchie sécuritaire de pays visés, comme dans le Chili de Salvador Allende des années 1970, ou même dans l’affaire du président J.-F. Kennedy. Alors, aura-t-il fallu une affaire de cocaïne pour mettre au jour une faiblesse de certains secteurs de la sécurité nationale, comme le donnent à penser les limogeages en série de grands responsables de la police et de la Gendarmerie nationales en Algérie ? Peut-on raisonnablement croire, tout de même, que 701 kg de cocaïne sont suffisants à déstabiliser un Etat vaste comme l’Algérie, alors que d’autres nations rongées par la drogue depuis des lustres continuent de vivre sans problème de viabilité ? Kamel «El-Bouchi» aurait-il pu déstabiliser à lui seul le pays qui l’a vu pourtant prospérer ? Comme dans un jeu de poupées russes, l’affaire Chikhi n’aura été que la partie visible d’un iceberg bien plus profond, lui constitué de mafias manipulées par des services spéciaux dont l’objectif est de ronger l’arbre sécuritaire de l’Algérie. De la drogue à l’immobilier, il est facile de parvenir au centre des secrets stratégiques du pays pour un service extérieur expert dans l’infiltration des pouvoirs.
En effet, à y voir de plus près, on peut se demander comment un promoteur immobilier avisé, semble-t-il, aurait pu mettre de la drogue dure en si grandes quantités dans des cartons de viande portant les indications de son destinataire, nom, prénom et adresse à Alger, à savoir lui-même. C’est la première grande question qui n’a dû échapper à personne, car relevant d’un degré de logique élémentaire. Comment donc un privé facilement identifiable a-t-il pu commettre pareille grossière erreur de débutant, sachant que la même personne n’hésitait pas à se constituer des preuves irréfutables en filmant les notables qu’il corrompait, marque d’un certain degré de dextérité ? Une seule réponse tombe sous l’évidence : Kamel Chikhi bénéficierait de soutiens de taille dans des appareils sécuritaires au point d’être assuré de pouvoir faire passer sa drogue. Ce qui veut dire que Chikhi et sa bande ont pu pénétrer à un très haut niveau de corruption des secteurs de sécurité importants en Algérie contre d’autres incorruptibles qui n’auraient jamais accepté de mettre le feu dans leur propre demeure.
Si, donc, comme le prétend la thèse officieuse des médias, Chikhi s’est livré à un trafic d’envergure de cocaïne, en n’hésitant pas un instant à utiliser ses propres cartons comme de vulgaires mules, après s’être fourni au Brésil, en viande et en cocaïne, on doit également accréditer la thèse que de hauts fonctionnaires sont impliqués aussi dans cette affaire. L’un ne va pas sans l’autre. Chikhi n’aurait pas pu agir de la sorte sans de hautes assurances à Oran et ailleurs en Algérie. Mais aurait-il pris le risque de passer par une Espagne en crise tendue avec le fléau de la drogue et devenue impitoyable à ce sujet ?
Difficile d’admettre que Chikhi et ses acolytes aient pu créer des ramifications dans la péninsule ibérique à un haut niveau de sécurité, et même au Brésil où il se fournit en viande, pour garantir un parcours sans risques à la substance illégale importée. Non assuré d’un voyage sans risques à toutes les étapes du parcours de l’importation, on peut donc difficilement croire que les frères Chikhi aient pu y laisser passer de la drogue en Europe où des autorités portuaires et douanières ne lui sont pas acquises, comme elles le seraient à Oran. L’étape finale d’Oran n’a donc aucune valeur si, plus en amont, la drogue cachée pouvait facilement être découverte.
En définitive, la thèse d’une corruption hyperactive de l’appareil sécuritaire algérien, dans ce qu’il serait convenu d’appeler une makhzenisation de l’Algérie, n’est guère recevable. En effet, l’Algérie n’est encore pas devenue ce narco-Etat que les médias semblent dépeindre dans l’épouvante d’une affaire peu commune à de telles proportions. L’affaire Chikhi ne ressemble pas dans ses contours à une opération mafieuse d’envergure internationale, car la chaîne de transmission ne correspond en rien à un schéma obéissant à des critères géoéconomiques, suivant une logique mercantile, d’efficience et de rentabilité. Quelle lecture en faire alors, sinon celle du crime organisé transnational de droit commun peu probable ?
Une autre thèse régulièrement évoquée serait celle d’un financement du terrorisme islamiste. La presse algérienne a fait cas des accointances des frères Chikhi avec la mouvance du MSP, de la culture islamiste de l’Algérois au sens large. Sans aller jusqu’à cet extrême, qui est de rigueur ailleurs en Afghanistan et au Pakistan où la culture du pavot a largement financé les guerres islamistes, en Algérie ce phénomène reste dérisoire et peu praticable. Chikhi aurait-il créé un précédent ? Difficile de pencher pour cette thèse car la cocaïne n’étant pas un produit local en Algérie, comme le pavot en Afghanistan, on voit mal l’intérêt de faire pénétrer des cargaisons en Algérie au risque de se faire cueillir, tout en cherchant à la revendre en dollars dans un marché inexistant ou ailleurs en Occident, en prenant les risques d’une deuxième traversée de la Méditerranée.
Si un quelconque parti islamiste cherchait à se financer par ce moyen, il laisserait la drogue pénétrer les marchés d’Europe, remonter vers le Nord à partir des ports espagnols qui sont des points de chute vers les grandes places financières européennes. Le financement de l’islamisme est beaucoup plus direct, effectué par des Etats bien connus, qui ont les moyens de ne prendre aucun risque comme le supposerait ce long périple de la viande «empoisonnée» des Chikhi.
Enfin, on fait aussi référence à une volonté délibérée de déstabiliser l’Algérie, en ayant comme point de mire l’élection présidentielle de 2019. C’est la thèse la plus plausible car comportant un fort degré de lecture politique, au détriment de celle de mafias organisées en Algérie, ou d’un narco-terrorisme peu évident à mettre en pratique. Mais alors, on peut se demander, dans le sillage de cette thèse, quel intérêt avait la partie espagnole à avertir l’Algérie ? Et quel intérêt aurait eu l’Algérie à ébruiter l’affaire aussi rapidement au point de remettre en cause toute sa sécurité nationale ? Le mal a-t-il été commis par les Occidentaux en avertissant l’Algérie d’une cargaison malveillante, ou bien par l’Algérie en en faisant une grande affaire d’Etat ? Fallait-il médiatiser à outrance cette affaire de cocaïne au détriment de la sécurité nationale, ou bien attendre patiemment le déroulement de toutes les enquêtes ? Y a-t-il eu surexploitation politique d’un événement grave mais somme toute gérable au niveau sécuritaire ? Le véritable danger concernant cette affaire de drogue réside dans la perméabilité des appareils sécuritaires du pays.
Car, si on peut admettre que le but ultime de tout trafiquant reste l’enrichissement personnel, comme le laisse supposer l’arrestation de nombreux affairistes, il existe une catégorie de personnels en lien avec la sécurité de l’Etat algérien, au sens large du terme, dans les organes de sécurité mais aussi dans ceux de la magistrature, qui ont délibérément ou non marchandé leur charge et leur position dans la hiérarchie sécuritaire du pays pour satisfaire des objectifs de politique internationale de pays ennemis, et de nature hautement stratégique. Si donc les supputations vont bon train sur l’origine de la drogue et le rôle des acteurs algériens impliqués, une seule préoccupation doit désormais retenir l’attention de la hiérarchie militaire, celle d’un nettoyage des secteurs gangrenés par l’affairisme mettant en danger la sécurité du pays.
A. K.
Comment (59)