Une contribution de Youcef Benzatat – A l’ombre de la mule Chikhi
Par Youcef Benzatat – Tous les analystes, ou presque, qui se sont intéressés à la saisie des 701 kg de cocaïne au large du port d’Oran s’accordent à dire, pour peu qu’ils soient sérieux, que cette drogue dure n’était destinée ni à la consommation algérienne ni à son exportation vers l’étranger. Les arguments avancés apparaissent d’emblée comme irréfutables et ne souffrent d’aucune approximation.
Pour la première assertion, à savoir que le potentiel du marché de la cocaïne en Algérie étant limité à des poches de consommation insignifiantes, un investissement dans une telle quantité, qui nécessite l’avance d’une somme colossale, sans la garantie de pouvoir la revendre sur le marché national, relève de l’absurde. Chikhi étant un homme d’affaires averti, rompu au négoce et à la prudence dans les investissements, il ne pouvait commettre une telle niaiserie.
L’autre assertion, celle qui laisse supposer que la cocaïne saisie était probablement destinée à l’exportation vers des pays consommateurs, ne peut pas non plus tenir la route (lire à ce propos l’analyse pertinente d’Arab Kennouche dans Algeriepatriotique du 4 juillet 2018, «Pourquoi les cartels de la drogue ne peuvent pas prospérer en Algérie»). Dommage qu’Arab Kennouche se soit vite empressé de conclure son analyse là où elle devenait plus pertinente encore.
Car il aurait suffi de s’appuyer sur les conclusions des journalistes d’investigation indépendants qui, pour la plupart, ont perdu la vie dans des circonstances douteuses (Gary Webb), ou neutralisés sous forme de protection policière sournoise (Roberto Saviano), pour se faire sa propre idée sur cette affaire, devenue par son caractère dangereux et compromettant un «Cocaïnegate».
Tous ces journalistes sont arrivés à la conclusion que les services de sécurité des grandes puissances, non seulement quadrillent et instrumentalisent les cartels de drogue mais encouragent leur prospérité. L’Afghanistan en est l’exemple type. Les Talibans étant parvenus à éradiquer la culture de l’opium, leur élimination par les Américains a permis la réintroduction de cette culture en présence de la CIA et de l’armée américaine sur le sol afghan.
Cette thèse est étayée par un rapport sans appel de 1 500 pages, réalisé par Jean De Maillard, un magistrat français indépendant spécialisé dans la criminalité internationale et le blanchiment d’argent. On ne connaîtra jamais, du moins pour le présent, tout le contenu de ce rapport, mais seulement 200 pages sous forme de résumé que son auteur s’est obstiné à publier en bravant la censure de son commanditaire, qui n’est autre que le gouvernement de Jacques Chirac. Ses conclusions sont glaçantes : les institutions financières internationales et les Etats américain et européens favorisent directement les échanges internationaux illicites. A l’extérieur de leurs frontières, ils contribuent en coulisses à l’élargissement de zones de non-droit. Ils ne jugulent plus les flux d’argent sale, ceux-ci sont réinjectés avantageusement dans les flux d’argent propre pour leur soutien, en recourant à des moyens frauduleux et en les déléguant à des intérêts privés d’apparence totalement incontrôlés, tels que les cartels de drogue.
Chikhi apparaît dans ce flux d’argent sale comme une mule dont le rôle dépasse le seul transport aveugle de drogue. Comme le kilo de cocaïne qui dépasse la pesée symbolique des 700 kg. C’est le cadeau piégé destiné à l’Algérie pour la salir et en faire une plaque tournante du trafic de cocaïne.
Beaucoup d’analystes se sont épuisés à expliquer pourquoi les Espagnols avaient averti les autorités algériennes de la cargaison incriminée alors qu’ils pouvaient eux-mêmes la saisir sur leur territoire. Certains nient même ce fait et prétendent que c’est une fuite dans l’entourage du «Boucher» qui a donné l’alerte aux autorités algériennes. Cette seconde hypothèse ne semble pas plausible du seul fait des explications ci-dessus. Que Chikhi soit un maillon du vaste réseau de corruption qui gangrène l’Algérie est un fait, et c’est justement ce fait qui a fait de lui la mule idéale.
C’est donc l’Algérie qui est visée par cette vaste opération, dont le caractère médiatique lui semble fatal. Car ce «Cocaïnegate» a réussi à présenter l’Algérie devant l’opinion mondiale comme une plaque tournante du trafic de cocaïne. Certains médias algériens dits d’opposition se sont même engouffrés dans cette voix. Opération réussie à ce jour.
Cette hypothèse n’est pas une «théorie du complot» de plus, comme voudraient le faire croire les complotistes et comme dirait Michel Collon, mais une suite logique du véritable complot permanent contre l’Algérie, surtout pour ses positions géopolitiques et son non-alignement aux rivalités géostratégiques, aussi pour sa symbolique en tant que pays ayant mené une guerre victorieuse contre l’impérialisme colonialiste et également contre l’unité sans faille de son peuple pour sa souveraineté nationale et l’intégrité de son territoire.
En médiatisant cette affaire, l’armée algérienne, qui est aussi visée, a certainement voulu confondre ses instigateurs devant l’opinion mondiale et dénoncer le complot permanent contre l’Algérie.
A se demander, enfin, comment les clans au pouvoir se sont déclaré la guerre sans mesurer l’aggravation de la dégradation de l’image de l’Algérie dans cette circonstance particulière au lieu de prendre le recul nécessaire et se montrer solidaires devant cette attaque étrangère contre la patrie. De ce côté-là, il semblerait qu’il n’y a rien à espérer. L’Etat et ses institutions sont gangrenés par la corruption à tel point qu’aucun danger contre la patrie ne saura calmer leur cupidité, ni leur faire prendre conscience du danger qui pèse sur sa souveraineté.
Y. B.
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