La mort de la politique (1)
Par Mesloub Khider – Dans notre précédente contribution sur le populisme(1), nous avions souligné la responsabilité de la décomposition du capitalisme dans l’apparition de ce phénomène. Aujourd’hui, nous nous intéressons à la question du dépérissement de la politique à l’ère de la crise économique.
Mais avant d’examiner en détail la problématique de la désaffection politique contemporaine, nous allons nous pencher brièvement sur l’histoire de l’apparition de la politique comme organisation administrative et humaine de la société moderne. Pour étayer notre analyse, notre étude s’appuiera sur les deux principaux pays pionniers en matière de révolutions politiques et sociales : les Etats-Unis et la France.
En préambule, et entre parenthèses : la politique existait-elle en Algérie avant son accession à l’indépendance ? La réponse coule de source, tout le monde s’accorde à dire que non. S’est-elle développée et épanouie au cours de la phase postindépendance, depuis 1962 à nos jours ? Non. Pour quels motifs l’Algérie est demeurée un régime monolithique dominé par le parti politique unique inféodé totalement au pouvoir ? Parce que, pour permettre à la politique de prendre forme, plusieurs conditions sociales et économiques doivent être remplies. Certains facteurs historiques sont requis. Or, l’Algérie n’a jamais rempli les conditions socioéconomiques objectives pour se doter d’institutions représentatives politiques. Le développement de notre analyse s’efforcera d’éclairer et d’expliquer les raisons de l’absence d’une authentique institution représentative politique moderne en Algérie.
Au travers de notre étude historique sur l’apparition et le développement de la politique dans les deux principaux pays, la France et les Etats-Unis, marqués tous deux par les révolutions et les guerres civiles, nous tenterons d’apporter un éclairage innovant sur les motifs du dépérissement politique moderne observé dans tous les pays, notamment en Algérie.
Domination formelle du capital
Historiquement, la naissance et l’essor de la politique tient au sort du développement du capital. En effet, la politique n’apparaît qu’au sein de cette nouvelle société marquée par l’expansion et la progression extraordinaire de la bourgeoisie. Sans naissance de la bourgeoisie, et donc du capital, point de politique.
En absence d’émergence d’une bourgeoisie appuyée sur un capital solidement constitué par l’existence de forces productives amplement développées, la politique ne peut apparaître dans la société. Telle est la configuration sociologique de l’Algérie au lendemain de son indépendance. Défaillance de forces productives, donc carence de classes politiques. Faute de force politique, l’Etat a institué la politique de la force, pour discipliner et éduquer une population majoritairement rurale et analphabète, mais surtout amorcer le développement d’un capitalisme embryonnaire au moyen de mesures étatiques (le fameux capitalisme d’Etat, assimilé mensongèrement au fumeux socialisme). Cinquante ans après, l’Algérie n’a pas développé un capitalisme productif moderne, mais a accouché d’une bourgeoisie rentière tirant ses revenus de la manne pétrolière. Et une immense masse d’individus impossible à classer sociologiquement car nullement intégrée dans le process de production économique, hormis dans les circuits de l’économie parallèle. Si on peut appeler cela économie, quand l’activité essentielle se cantonne à acquérir des marchandises de bas de gamme dans les pays sous-développés pour les revendre dans de minuscules boutiques de fortune à des clients à la solvabilité volatile et hypothétique.
Sans apparition et croissance de la bourgeoisie pas de fondation de la politique. Effectivement, la politique tient sa raison d’être à la coexistence, dans la société, du mode de production capitaliste et de modes de production précapitalistes (féodalité, petite production marchande). Cette coexistence est un des aspects du stade de la domination formelle du capital (phase initiale du capitalisme). En effet, dans l’histoire du capitalisme il faut distinguer deux phases : la phase de domination formelle et la phase de domination réelle du capital.
Historiquement, la grande force du capital s’appuie sur son aptitude à développer de façon extraordinaire les forces productives. Grâce à son aptitude à révolutionner l’économie, il sape progressivement toutes les assises des modes antérieurs de production précapitalistes. En effet, le capital détruit les autres modes de production par sa capacité à diminuer constamment la valeur des objets produits : telle est la base de sa supériorité historique.
Parallèlement à sa force économique, le capital complète son pouvoir de son process de production par l’usage systématique de la violence. Comme l’a amplement montré Marx, le capital, au cours de sa période d’accumulation primitive, pour précipiter violemment le passage de l’ordre économique féodal à l’ordre économique capitaliste et abréger les phases de transition, emploie la force brutale, exploite le pouvoir de l’Etat, cette force concentrée et organisée de la société. Au début de l’ascension du capital, l’accession à l’appareil d’Etat est donc cruciale pour la bourgeoisie, qui est contrainte de lutter contre l’aristocratie pour s’accaparer les leviers de commande de cette machine de coercition politique et militaire.
Au cours de l’histoire, dans sa phase de faiblesse, la bourgeoisie a dû composer avec la royauté. Mais, avec l’affermissement de son pouvoir économique, l’alliance se brise. Et c’est l’ère des révolutions comme l’a analysé dans son ouvrage éponyme Eric Hobsbawm. La rupture signe le début de la révolution bourgeoise, qui marque l’ultime phase de l’ascension de la bourgeoisie. Cette ascension culmine dans la prise violente du pouvoir politique à la fin du XVIIIe siècle, pour nous limiter au cas de la France (la bourgeoisie anglaise a connu un autre sort, elle s’est accaparée du pouvoir politique par le compromis établi avec l’aristocratie). Néanmoins, il est de la plus haute importance de souligner le fait suivant : la bourgeoisie a mis des siècles pour accéder au pouvoir. Comme l’a écrit l’historienne Régine Pernoud dans son livre Histoire de la bourgeoisie en France, la bourgeoisie est née au XIe siècle grâce au développement du commerce et des villes (le terme bourgeois est issu du mot bourg, signifiant agglomération, commune, dans laquelle se tenait le marché des villages environnants, par extension centre administratif et commercial regroupant les habitations d’une commune. Le bourg, cette presque ville, est originellement habité principalement par les marchands, commerçants, artisans, banquiers. Ce qui donnera le nom de bourgeois pour désigner les résidents singuliers de ces nouvelles communes. Ne pas oublier qu’à cette époque, la vie économique est dominée par l’univers rural). La bourgeoisie «patientera» des siècles avant de conquérir le pouvoir politique, après avoir souterrainement, telle une taupe, travaillé la société féodale aristocratique par sa laborieuse production dissolvante, et bâti sa force économique. (Le prolétariat n’a objectivement qu’un peu plus d’un siècle d’existence. Par conséquent, rien ne presse. Il finira par triompher de la bourgeoisie). L’accession de la bourgeoisie au pouvoir s’effectue au sein d’une économie encore majoritairement dominée par l’ancien mode de production. En effet, les assises économiques de l’ordre ancien coexistent longtemps encore avec le nouveau mode de production capitaliste. L’ordre ancien féodal ne disparaît pas du jour au lendemain. Aussi, pour assoir et assurer sa domination, après la rupture révolutionnaire, la bourgeoisie va s’employer à utiliser la puissance de l’Etat dans ses intérêts. Car, au cours de cette phase initiale du capital, de larges zones d’activité lui échappent encore. Par ailleurs, durant une longue période historique, l’aristocratie va opposer une résistance acharnée contre les bouleversements économique et politique en œuvre. Sans oublier la masse paysanne encore attachée à la terre. Il en découle que l’utilisation de la «force organisée» de l’Etat dans un sens favorable à l’une ou à l’autre classe doit constamment être négociée.
La politique est le mode de cette négociation. Ainsi, la politique naît dans cette phase d’affrontements généralisés entre les multiples classes encore (sur)vivantes. Et l’Algérie, pays longtemps semi-féodal semi-colonial, donc dépourvu d’une classe bourgeoise, voire d’une simple classe marchande ou de petite production, n’a jamais par conséquent rempli les conditions socioéconomiques pour se doter d’une authentique institution politique et étatique représentative. C’est dans cette perspective qu’il faut replacer l’installation de l’armée à la tête du pouvoir aussitôt l’indépendance obtenue. L’armée s’empare du pouvoir car il n’existait aucune classe politique représentative des classes sociales. L’Algérie, pays sous-développé, était composée à l’indépendance de 92% d’analphabètes, d’une population majoritairement rurale, d’une très faible classe ouvrière. Objectivement, la période postindépendance ne remplissait pas les conditions socioéconomiques pour permettre l’émergence de la politique au sens moderne et «démocratique» bourgeois du terme. Seule l’armée, force organisée et disciplinée, pouvait prendre les rênes du nouvel Etat embryonnaire pour gérer et développer cette récente société civile algérienne en gestation. De fait, on ne peut pas parler d’aberration historique, mais d’une nécessité technique et administrative incontournable pour la nouvelle avant-garde classe «sociale» hybride, fraîchement constituée à la faveur de l’accession de l’Algérie à son indépendance. En vérité, l’Algérie n’était pas préparée pour assumer pleinement et de manière efficiente son indépendance. En effet, faute de classes sociales structurées dotées d’une maturité politique conséquente, seule l’armée était en mesure d’assurer la transition entre l’Etat colonial délogé et un Etat algérien indépendant, solidement organisé et efficacement agencé.
De manière générale, en période de paix, l’affrontement politique est évidemment pacifique. L’affrontement s’organise au sein d’institutions représentatives officielles agréées, dont la plus importante est le Parlement. A l’échelon inférieur, la politique se déroule dans les assemblées communales, régionales, départementales. Plus concrètement, comment les classes peuvent-elles discuter, négocier, s’allier ? Par la formation de partis, par délégation de représentation limitée à un nombre d’individus assez restreint pour rendre la discussion aisément possible. Partout, dans les pays capitalistes avancés, jusqu’à la fin du XIXe siècle, la politique est dominée exclusivement par les partis représentant la bourgeoisie et l’aristocratie, appuyés respectivement par la paysannerie et la petite bourgeoisie. En effet, à cette époque de faiblesse ouvrière, le suffrage censitaire était la règle. C’est seulement avec l’éruption révolutionnaire du prolétariat sur la scène politique que le suffrage universel apparaît. (Il est de la plus haute importance de souligner cette expérience historique : la convocation inopinée par l’Etat d’élections en période révolutionnaire répond en réalité à l’impérative nécessité de dévoyer la lutte prolétarienne sur un terrain légal, institutionnel bourgeois. Elle a pour dessein de désarmer les prolétaires de leur combativité révolutionnaire de classe. Toutes les élections organisées précipitamment par le pouvoir bourgeois contesté et menacé de renversement ont favorisé au final régulièrement les partis bourgeois : en 1848 en France, au lendemain de la Commune de 1871, en janvier 1918 au début de la révolution bolchevique lors des élections à la Constituante, au lendemain de Mai 68).
M. K.
(1)– Populisme : produit de la décomposition du capitalisme, texte publié dans Algeriepatriotique le 23 mai 2018.
(à suivre)
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