La dette d’un dinosaure
Par Kaddour Naïmi – L’argument abordé dans cette contribution, au sujet des dinosaures, fut déjà, d’une manière générale, exposé précédemment (1). Des commentaires de lecteurs portent à y revenir sous une autre forme d’argumentation.
Un compatriote, invité par moi à reprendre ses éclairantes contributions écrites sur des journaux algériens qui voudraient bien l’accueillir, m’a tenu, en substance, ces propos : «À quoi bon ?… J’ai déjà écrit beaucoup sans avoir reçu de réactions encourageantes. Ajoute à cela que l’Algérie est dans une situation lamentable dans tous les secteurs, sans espoir d’en sortir, vue l’incapacité de tout ce qui est opposition démocratique au régime.
En outre, en quoi serait-il utile d’écrire quand on vit depuis de longues années à l’étranger ? Enfin, et surtout, quand on a dépassé la borne des soixante-dix années de vie, nous sommes désormais des dinosaures en voie de disparition. Or, l’Algérie est composée d’environ 70% de moins de 35 ans, et qui pratiquent moins la langue française que l’arabe classique. Quel écrit peut-on, nous, dinosaures, leur présenter ? Et seraient-ils intéressés à le lire ? Contentons-nous de constater que nous avons échoué à réaliser notre idéal de justice sociale, alors que nous étions jeunes, et que, désormais, il est trop tard pour nous, dinosaures en voie de disparition.»
Voici ce que fut, en substance, ma réponse.
Un enfant de neuf ans
Lorsque la guerre de libération nationale algérienne fut déclenchée en 1954, j’avais neuf ans. Alors, j’étais angoissé et ne comprenais pas la signification des événements. À la maison, mes parents parlaient de «moudjahidine», tandis que la radio colonialiste dénonçait les «fellagas» au «service de puissances étrangères». Pour ma part, je constatais simplement que j’étais un colonisé, maltraité comme tel par les occupants de ma patrie, et par leurs collaborateurs administratifs autochtones. Cependant, je n’étais pas assez instruit pour chercher et connaître par moi-même la vérité sur la situation sociale en général, et sur la mienne, en particulier.
Par chance, dans mon quartier d’«Algraba-village nègre», comme on l’appelait, à Sidi Bel-Abbès, j’avais remarqué un «dinosaure». Tous les matins, il s’asseyait devant le seuil de son ami horloger et, sur une chaise, il lisait plusieurs journaux. J’ai approché avec politesse ce monsieur aux cheveux blancs. Comme il connaissait mon père, le vieillard m’accueillit avec affection. Je lui demandais, vu qu’il lisait des journaux, de m’expliquer ce qui arrivait en Algérie. Il commença d’abord par vérifier du regard qu’il n’y avait pas près de nous des oreilles indiscrètes de mouchard. Ensuite, il commença à me donner des éclaircissements, et cela en dziriya (arabe algérien maternel), avec des mots simples, que j’étais en mesure de comprendre. Presque quotidiennement, j’avais alors mes leçons d’éducation sociale.
Elles m’encouragèrent à mieux maîtriser la langue française pour lire par moi-même les journaux. Mon bienveillant «dinosaure» m’apprit autre chose : savoir lire les journaux aussi bien de la propagande colonialiste que les publications démocratiques, genre «Alger républicain», si je me souviens bien. «Il faut, m’a-t-il dit, que tu apprennes à distinguer le vrai du faux et, pour cela, tu dois lire les versions contradictoires. Ainsi, tu ne seras pas victime de la propagande, d’où qu’elle vienne. Tu dois être un esprit libre, capable d’acquérir tes libres opinions.»
Voilà comment ma conscience patriotique et critique est née. Un «dinosaure» l’avait offerte à un tout jeune garçon. Et combien d’enfants, presque enfants comme moi, ne bénéficièrent pas d’une conscience pareille grâce à d’autres bienveillants et sages «dinosaures» !
Par la suite, durant mon adolescence, je lisais journaux, brochures et livres. Mes parents, conseillés par un voisin qui était moudjahid, prirent l’heureux choix de m’inscrire au lycée alors nommé «franco-musulman» de Tlemcen, en internat, loin de ma famille. «Là, avait déclaré notre voisin moudjahid à mes parents, votre enfant apprendra en même temps le français et l’arabe. Ainsi, à l’indépendance, il sera utile à son pays». J’ai donc pu lire en langue française comme en arabe. Mon horizon intellectuel s’élargissait.
Puis, je lisais articles, brochures et livres d’autres «dinosaures», aussi bien algériens qu’étrangers. Progressivement, ma conscience sociale s’éclairait davantage.
Retour d’un dinosaure
«Rah z’mane ou ja z’mâne» (un temps s’en est allé, un autre est venu), comme on dit en Algérie. Conformément à la loi biologique, je suis devenu membre du club des «dinosaures» en voie de disparition. Après une très longue absence géographique du pays, en 2012, quelques adolescents vinrent rendre visite au dinosaure que j’étais désormais. En larmes (je n’exagère rien), certains d’entre eux me tinrent en substance ces propos : «Nous sommes tellement désorientés ! Mais nous ne voulons pas nous résigner à ce que nous subissons et subit notre peuple !… Pourquoi, des gens comme toi, vous nous avez abandonnés ? Même de loin, hors du pays, vous pouviez garder un lien avec nous, écrire dans un journal, nous envoyer des brochures… Nous avons besoin de connaître vos expériences et les réflexions que vous en avez tirées. Qu’importe si vous avez échoué dans la réalisation de votre idéal. Nous voulons savoir ce qu’ont été votre parcours, vos succès et vos échecs, afin d’éclairer notre présent, à nous. Nous ne voulons pas de «maîtres à penser», fournissant des recettes toutes faites ; nous avons seulement besoin de pistes de réflexion et d’action. Connaître vos échecs et leurs causes nous est précieux pour les éviter, et connaître vos succès, même éphémères, nous est également précieux pour savoir comment les reprendre et les améliorer.»
Oui ! A la vue de ces adolescents en pleurs, le dinosaure a, lui aussi, eu les yeux en larmes, comme eux. De tristesse et de joie. Tristesse du temps perdu de séparation et de silence, joie des retrouvailles et de découvrir qu’un dinosaure en voie de disparition est encore utile. Aux jeunes qui me faisaient face, j’ai reconnu ceci : bien que j’aie toujours connu et suivi la situation en Algérie, pendant de longues années j’avais estimé inutile d’intervenir par mes écrits, même en sachant que mon travail théâtral au pays était occulté, volé et que j’étais personnellement calomnié.
Devant ces adolescents, m’est revenue mon enfance. Un dinosaure avait éclairé ma lanterne sociale, sans, – il faut le souligner -, m’asservir à sa pensée, mais en m’aidant simplement à élaborer la mienne. À présent que l’enfant que j’étais est devenu un dinosaure, ne doit-il pas agir de même envers les enfants d’aujourd’hui ?… C’est là, me semble-t-il, une simple question de dette à reconnaître entre les générations, avant ma disparition de cette terre.
On pourrait, et cela le fut, objecter : «En intervenant, tu ne fais que servir tes intérêts et ton ego». Oh ! si je considérais uniquement ces deux aspects, je me contenterais de cultiver mon jardin, de voyager en fonction de mes possibilités financières, de m’amuser, comme on dit, bref de jouir de la vie de manière personnelle, sans m’occuper des autres, surtout pas des gens maltraités par leurs semblables… Mais, ma voie intérieure me déclare : «Si tu peux, à présent, jouir de ta vie, c’est parce que d’autres se sont activés, et même sont morts, afin que tu puisses jouir de ton existence. N’as-tu donc pas de dette envers ces personnes ? Et comment l’honorer autrement qu’en les imitant : accorder une partie de ton temps aux personnes auxquelles une minorité de rapaces interdit de jouir paisiblement de leur vie ? Il y a deux sortes d’ego : l’égoïste individualiste, indifférent aux autres, et l’altruiste, soucieux de leur témoigner ce qu’il peut comme solidarité. Le second ego est plus digne, plus enrichissant, donne plus de sens à ta vie personnelle… Quant à l’intérêt, si le tien coïncide avec celui des maltraité(es) par les rapaces, il n’est que plus respectable, surtout quand cette coïncidence n’offre pas des privilèges, mais, au contraire, des ennuis de la part de ceux dont tu remets en cause les illégitimes privilèges.»
On pourrait, aussi, et cela le fut également, objecter : «Tu ne fais qu’étaler tes connaissances, avec tes références, parce qu’imbu de ta personne, et pour nous éblouir !» Pour ma part, je constate que des lecteurs me témoignent leur reconnaissance pour ce que j’écris. Ceci dit, est-on imbu de sa personne quand on sait que les écrits ne procurent pas des avantages et des privilèges, n’était une part de reconnaissance de certains, et font plutôt naître des adversaires, d’autant plus méchants qu’ils sont souvent du côté des dominateurs et des exploiteurs de leurs semblables ?
Quant à ce qui est considéré comme «étalage de connaissances», peut-on écrire sans fournir les références nécessaires aux lecteurs afin qu’ils vérifient par eux-mêmes la validité de ce qui est dit et, éventuellement, approfondir les arguments exposés ?
Enfin, on pourrait, et cela le fut aussi, objecter : «Mais ce que tu écris, tu ne fais que le voler à d’autres que tu n’as pas l’honnêteté de citer !»… Là où je ne mentionne pas d’auteur, en voici le motif. La lecture des écrits des autres est la meilleure quand on ne se contente pas de les répéter, comme un perroquet, un adorateur d’icône ou pour donner un «argument d’autorité» à ce qu’on écrit. La méthode efficace est de trouver le moyen de faire siennes les idées positives des autres, en les adaptant à la réalité socio-historique actuelle, selon notre intelligence. Ainsi, on est créatif et, espérons-le, original, autant que possible. Comme on l’a déjà dit, tout ou presque tout a déjà été dit, dans le domaine social, mais il reste à adapter de manière adéquate ce qui fut exposé à la réalité actuelle. Pas facile, mais indispensable, si l’on vise réellement à progresser dans la compréhension correcte de la société et de soi-même, pour la transformer et se transformer positivement, en particulier en vue d’une société où liberté se conjugue avec solidarité (2).
Ceci étant dit, la pire des prétentions est de vouloir enseigner, parce qu’on détiendrait la vérité. Il s’agit simplement, je l’ai déjà dit, de proposer des opinions dans le cadre d’un débat démocratique.
K. N.
(1) « Pourquoi écrire ? », https://www.algeriepatriotique.com/2018/03/15/pourquoi-ecrire/
et https://www.algeriepatriotique.com/2018/03/16/pourquoi-ecrire-2/ ; « Pour qui et comment écrire ? », https://www.algeriepatriotique.com/2018/03/27/pour-qui-et-comment-ecrire/
(2) Une prochaine contribution sera consacrée à ces deux expressions.
Comment (14)