La vie capitaliste est un long fleuve de guerres tranquilles
Par Mesloub Khider – «Le paradoxe, ou la clé, ou l’attrape-nigaud, c’est que l’affirmation de notre volonté est le fondement de notre esclavage, tandis que notre soumission est la condition de notre liberté.» Arnaud Desjardins.
Le capitalisme a transformé la vie en champ de bataille où chaque individu est devenu un soldat en guerre permanente contre tous les autres humains également métamorphosés en soldats individuels du capital. Si autrefois le champ était pour nos aïeux un havre de paix de l’existence et de nourriture, le capitalisme a transformé le champ d’existence en guerres permanentes détruisant la nourriture relationnelle humaine. L’homme contemporain, rassasié matériellement, a faim d’humanité, dévorée par le capital qui se nourrit uniquement de la production matérielle. Loin des champs de guerres réelles répandues dans de nombreux pays, on croit vivre en temps de paix au sein d’une communauté humaine pacifique. En vérité, le capitalisme, c’est la guerre permanente : au sein des entreprises, entre entreprises, au sein des pays, entre pays, au sein de la famille, entre familles, au sein de l’individu (rendu dépressif par le système), entre individus.
Comme en temps de guerre où les soldats partent combattre la fleur au fusil, heureux d’être équipés de la technologie de mort, au mépris de leur vie, et surtout de celle des autres, pareillement chair à canon joyeuse, les individus de la société moderne capitaliste sont dressés, à leur insu, de plein gré, à vivre en guerre permanente. Ils sont ravis d’être de la chair à exploiter. Certes ils ne partent pas au bagne industrielle ou administratif pour besogner la fleur au fusil, mais allégrement et benoîtement avec l’antidépresseur et l’anxiolytique dans le ventre, ces béquilles du bonheur chimique. Comme en temps de guerre où tout le monde communie dans la fibre patriotique, sans avoir conscience d’être l’objet de manipulation politique par les dirigeants de la finance, ces individus vivent leur exploitation et leur oppression dans la ferveur et la liesse, au grand plaisir et bénéfice du capital.
Si, en temps de guerre, la norme c’est la guerre, où la promesse c’est la victoire, le moyen la chair humaine. En temps de répit d’économie capitaliste «pacifiée», la norme c’est la guerre économique, la promesse c’est la victoire (la plus-value pour le capital, la consommation, l’acquisition de biens pour le soldat-salarié), le moyen c’est nous (chair à exploiter). La corrélation entre les deux moments de vie similaires se niche dans l’endoctrinement culturel et pédagogique ayant balisé le chemin vers la guerre, la normalisation de la mentalité de guerre. Dans les deux contextes, la vie est un champ de bataille. Tous les matins, chaque soldat salarié se lève pour partir (faire) à la guerre économique.
Comme en temps de guerre où les wagons de train sont bondés de soldats, en temps d’économie «pacifiée», les soldats-salariés envahissent les routes avec leurs voitures ou les bus pour aller prendre position dans l’entreprise et mener la bataille des parts de marché la fleur au fusil, au grand contentement de sa majesté, le capital. Si, en temps de guerre, le soldat est l’outil et le moyen de la violence déchainée, en temps d’économie «pacifiée», les travailleurs sont l’outil et le moyen du capitalisme déchainé. Sans eux, ni la bataille ni le capitalisme n’existeraient.
Nous blâmons et condamnons la prostituée qui vend son corps, ses charmes à un client. Que faisons-nous de différent quand nous vendons notre force de travail, notre vie à un patron ? Sommes-nous plus digne que la prostituée ? On nous assène qu’il faut gagner sa vie à la sueur de son front. Cette maxime péremptoire consonne comme un obus avec cette recommandation militaire : il faut être fier de perdre sa vie sur le front. Dans les deux cas, on gagne ses galons une fois seulement après avoir sacrifié sa vie sur les fronts respectivement de la sueur et du suaire : la tombe de l’inconnu pour le soldat, la retraite tombale pour le salarié.
Pourquoi acceptons-nous de nous lever chaque matin pour partir joyeusement à la guerre capitaliste ? Car elle est devenue la norme et la culture communes. Par la puissante force de l’endoctrinement idéologique, l’individu ne conçoit pas une autre réalité. Il appréhende la réalité uniquement par le prisme du capital logé et incrusté dans son cerveau, si on peut appeler cette chose cerveau, malléable à souhait, pour qui la promesse d’une maison, d’une voiture, d’un smartphone justifie toutes les compromissions, trahisons, dégradations morales. Même si, la maison, la voiture et le smartphone ne lui appartiendront jamais réellement, mais à la banque (qui nous vend notre existence à crédit). Tout comme l’entreprise où il trime comme un esclave du matin au soir, elle ne lui appartiendra jamais. Au contraire, à la moindre occasion, l’entreprise le jettera comme un kleenex usagé. Pourtant, il arbore toujours de la fierté d’aller se vendre à une entreprise, qui va lui vendre l’espoir d’avoir la possibilité de s’endetter pour acheter sa vie à crédit pour le grand profit des banquiers. Pauvre prolo ! Il se croit libre. En réalité il est pressuré par son patron, ses banquiers, ses créanciers. A la guerre comme à l’usine. Acheter son existence à crédit est le summum de l’aliénation. Tu crois posséder des biens, mais en réalité tu es possédé par les biens. Tu es doublement esclave de la marchandise. Tu la produis sans te l’approprier (elle demeure propriété du capitaliste). Tu l’achètes ensuite à crédit (elle demeure potentiellement la propriété du banquier en cas de défaillance de paiement).
L’avenir incertain et chaotique est la seule perspective existentielle offerte dans le monde capitaliste. Dans cet univers impitoyable de l’économie capitaliste anarchique, les promesses n’honorent jamais l’avenir de leur présence. L’avenir se languit toujours de l’absence des promesses au banquet de l’existence, qui rate constamment son rendez-vous avec le bonheur, valeur inconnue dans le monde capitaliste. Il ne reconnaît qu’une seule valeur, la valeur marchande, un seul bonheur frelaté, la solvabilité.
L’insécurité est le mode d’existence du capitalisme. Le capitaliste vit constamment avec la peur de la mévente, l’absence de réalisation de la plus-value. Le travailleur vit avec la hantise de la rupture de son contrat d’esclavage salarié, nommé par euphémisme chômage. Ces épées de Damoclès suspendues au-dessus de la tête de tous les individus aiguisent leur tempérament agressif en le rendant encore plus tranchant, plus sanglant. La société devient à leurs yeux emplis de hargne et de haine une arène de combat, où tous les coups (bas) sont permis. La méfiance et la défiance leur sert de bouclier dans leurs frontales relations. Les relations entre individus (car l’expression courante millénaire «relations humaines» est inappropriée pour qualifier le mode de communication usuel au sein du capitalisme) sont marquées par des rapports mercantiles. L’intérêt encadre leurs relations. La cupidité anime leurs intentions. Le profit guide leurs attentes.
Comme sur un marché où domine uniquement le rapport marchand, dans la société, les relations sont également dominées par des rapports marchands. On se juge. On se jauge. On évalue nos valeurs pécuniaires respectives pour décider si la relation est profitable, rentable. La suspicion commande toutes les relations. L’innocente fraternité, la gratuité sentimentale, la pureté amicale sont suspectes aux yeux de la majorité des individus façonnés par la mentalité cupide capitaliste. Pour eux, tout échange a le parfum d’une transaction lucrative, sent l’odeur monétaire.
Même la relation conjugale est désormais polluée par les rapports marchands. Par les rapports de force. Entre l’homme et la femme, la guerre est déclarée. Et la femme veut sa revanche. Son émancipation s’apparente à un travestissement sexuel. La femme n’a pas a accouché d’une nouvelle femme originale pétrie d’humanité et de sentimentalité féminines, mais elle s’est muée en homme. Au lieu de conserver ses légendaires affects pacifiques féminins, elle a endossé l’horrible armature guerrière masculine. Au lieu d’entraîner l’homme brut sur son affectueux terrain féminin, elle a occupé le territoire mâle pour s’approprier ses funestes caractéristiques violentes et agressives. Au lieu de dépasser l’homme par le haut, elle l’a surpassé par la bassesse. Au lieu de pacifier l’homme par son humanité féminine, elle s’est déshumanisée par sa corruption masculine. Depuis que la femme ressemble à l’homme, l’humanité s’est dégradée et a perdu tout espoir de progrès, de rédemption, de révolution. Car la femme était l’avenir de l’homme. L’humanité devait se bâtir sur les douces et affectueuses valeurs millénaires de la femme. Même le foyer conjugal s’est métamorphosé en champ de guerre. La bataille est quotidienne. Tout est prétexte à conflits. L’amour et la paix ont été délogés du foyer conjugal. Les conflits intergénérationnels, entre parents et enfants, ont également envahi la famille. La famille explose, implose. Le couple est devenu de nos jours une association entre deux partenaires désireux de fructifier pécuniairement leurs investissements sentimentaux. La rentabilité relationnelle fonde leur association maritale. Le gain financier structure leur vie de couple. Chacun est sommé de fortifier le compte bancaire conjugal au moyen de revenus mirobolants pour assouvir leurs addictions consommatrices, consuméristes. L’émulation financière est le carburant du couple, et non pas la ferveur sentimentale. La réussite sociale conjugale prime sur le bonheur sentimental conjugal. Le manque d’argent impacte davantage le couple que l’absence de sentiments. La défaillance professionnelle de l’un des conjoints entraîne souvent le licenciement conjugal. L’association est rompue. Le partenaire chômeur subit ainsi une double peine.
L’école, pareillement, n’est plus un lieu d’apprentissage, mais d’affrontements. De même, la rue n’est plus cette école de socialisation collective entre pairs, enrichie aux contacts des adultes, mais un champ de dévastation relationnelle désormais colonisé par les seuls chiens tenus en laisse par leurs «maîtres» désœuvrés. L’enfant, autrefois enfant de toute la famille élargie et de tous les habitants du quartier, est devenu la propriété exclusive d’une famille nucléaire condamnée à vivre en vase clos dans des logements bétonnés, pourvus de toutes les commodités matérielles modernes, mais dénués de l’essentiel : d’humanité.
De même que, en temps de guerre, la culture et la sémantique rétrécissent leur champ de créativité et d’activité, devenant de simples instruments d’embrigadement idéologique belliqueux, de même en temps d’économie capitaliste pacifiée, la culture et la sémantique empruntent le discours du capital. Dans le premier contexte de guerre réelle les maîtres mots sont : défense de la patrie, ennemis, combattre, abattre, tuer, massacrer, conquérir, etc. Dans le contexte de guerre économique, la rhétorique est : compétitivité, rentabilité, concurrents, part de marché, profit, performance, etc. Dans les deux modes d’existence, l’objectif est constamment de combattre contre l’adversaire, se battre pour remporter la victoire de la guerre (réelle ou économique), de gagner du terrain, des parts de marché, d’écraser le concurrent, l’ennemi, d’écrouler mortellement le maximum de soldats, d’écouler le maximum de ses produits, de faire couler beaucoup de sang, d’amasser beaucoup de profits, etc. En résumé : la soif de sang dans la guerre réelle. La soif de profit dans la guerre économique. Le capitalisme est un système vampirique, il suce le sang de l’humanité et la sève de la terre. Excepté qu’à la différence du vampire, le capitalisme opère jour et nuit, sans répit, sans dépit. Rien ne demeure de l’humanité de l’homme quand la société est organisée autour de la guerre économique permanente, de la guerre de tous contre tous exacerbée par l’individualisme forcené. Quand la société est soumise à l’aliénation, aux déprédations, aux dépravations, dégradations relationnelles et écologiques.
Nous menons non seulement la guerre contre nous-mêmes par notre servitude volontaire, par notre soumission à l’exploitation et l’oppression opérées dans ces abattoirs pathologiques de la vie, ces mouroirs graduels nommés entreprises.
Mais nous menons aussi la guerre à notre mère Terre. Aujourd’hui, la terre ne supporte plus la guerre écologique tragique que lui livre le capital. Pour nourrir sa pathologique valorisation, le capital affame la terre, la dégrade, la pollue, la dévaste. Le capitalisme est synonyme de destruction du monde, de l’humanité. Le capital saccage l’écosystème, brise des vies humaines, propage la guerre, décime les cultures. Le capitalisme est un système de mort.
Quand nous résoudrons-nous à écouter le cri de la vie, cette vie qui sommeille en nous dans le lit de notre mort existentielle quotidienne programmée ? Oui, l’authentique vie humaine se meurt en nous à force d’avoir manqué de souffle spirituel, d’oxygène relationnelle, d’essence communicationnelle, de révoltes salutaires. Après des milliers d’années d’évolution de l’humanité dans la misère, sur fond de spiritualité et de la noblesse du cœur, nous vivons aujourd’hui dans une misère humaine et spirituelle au sein d’une abondante richesse matérielle hautement technologique sans cœur. Aujourd’hui, Dieu est mort, tué par le capital, seul système à être parvenu à le déloger du Ciel. Mais, c’est pour lui donner refuge sur terre, en invitant chaque individu à devenir Dieu. Notamment par la folle ambition de l’homme à vouloir (devoir) concentrer et accumuler l’argent, les pouvoirs, le savoir, les technologies. Tous les attributs de la guerre. Chaque homme étant devenu son propre Dieu, nous sommes entrés dans l’ère de la guerre des Dieux. En termes modernes, de la guerre interindividuelle, de tous contre tous. Jusqu’au triomphe du dernier Dieu vainqueur, le Dieu unique (inique). On croit vivre à l’époque de la guerre des religions. Mais c’est plutôt l’époque de la guerre des Dieux, ces monades narcissiques du monde capitaliste, spécialistes des guerres économiques, militaires.
L’heure est venue de bâtir une nouvelle culture collective débarrassée des catégories marchandes, de la guerre, du pouvoir autoritaire. Pour être en phase avec la vie, en symbiose avec notre terre nourricière, pour ressourcer notre humanité, ressouder notre solidarité humaine universelle. Emboîtant le pas des Lumières aux intelligences visionnaires qui ont éclairé l’humanité depuis la nuit des temps, mais demeurés dans l’obscurité faute de clarté des esprits, avant que nous sombrions définitivement dans les ténèbres de l’obscurantisme et le néant de la vie. Souvent, ces lumineux hommes d’antan n’ont éclairé de leur vivant que quelques rares personnes désireuses de propager la lumière autour d’elles. Etendons cette lumière à l’humble et souffrante humanité plongée dans l’obscurité intellectuelle et la misère matérielle.
Notre époque éclairée par le savoir nous permet aujourd’hui d’embraser et d’enflammer toutes les intelligences délibérément rejetées dans l’ombre et l’obscurité par le capitalisme moribond, pour survivre sur notre ignorance entretenue, maintenue. L’écho des révoltes et révolutions des temps anciens ne parvient plus aux oreilles du monde contemporain, rendu sourd par la silencieuse manipulation mentale opérée par le capital et la pédagogique falsification de l’histoire du peuple opprimé. Faute d’une nouvelle œuvre politique collective, d’une nouvelle économie coopérative humaine, d’une nouvelle culture inspirée par la vie et reliée à l’humanité, en lieu et place du capitalisme, la barbarie creusera ses sillons dans notre univers mental, comportemental. Et notre décadence sera monumentale, abyssale.
Refusons la vie de champ de bataille façonnée par l’idéal capitaliste. Renouons avec le champ (chant) de la vie par une dernière bataille salutaire contre le capitalisme, pour façonner notre propre idéal humanitaire. A défaut de transformer le monde capitaliste, le monde capitaliste nous transmettra ses mortifères défauts. Relions-nous pour le meilleur, puisque le pire nous le vivons déjà. Nous sommes entrés, dit-on, en pleine époque des crises : crise économique, crise politique, crise sociale, crise culturelle, existentielle. L’histoire nous enseigne que les crises du capital accouchent souvent d’horribles dictatures ou de monstrueuses guerres. Si nous ne réagissons pas à temps, le capital enfantera la vermine, la famine. Des guerres locales, communautaires, ethniques, régionales, de quartiers, familiales, interindividuelles : un génocide planétaire.
Le capitalisme nous livre une véritable guerre sociale. Il détruit nos conditions d’existence, nos acquis sociaux. Santé, éducation, secteurs publics, autrefois activités d’utilité sociale exercées loin des lois capitalistes, sont devenues à la faveur de la crise objets de convoitise pour le capital. De là s’explique la politique de privatisation tous azimuts de ces secteurs. Ces établissements sont désormais gérés selon les lois de la rentabilité du système capitaliste. Autrement dit, selon la logique de la guerre économique capitaliste. Il ne faut pas s’étonner que tous ces secteurs publics deviennent rapidement des cimetières.
Si, pour les classes populaires, la crise a le visage hideux de la mise à mort social, pour les financiers, en revanche, elle symbolise la renaissance de leur capital, la garantie d’une longévité financière. La mort sur le champ de bataille capitaliste pour les premiers. Le chant de la victoire de leur guerre capitaliste pour les seconds. S’indigner individuellement, c’est bien. Se révolter collectivement, c’est mieux.
«Peut-on justifier un capitalisme qui s’est développé sur la base de l’esclavage de masse ?» Eric Hobsbawm.
M. K.
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