Nationalisme et patriotisme
Par Kaddour Naïmi – L’histoire de l’Algérie (comme celle des autres pays), trafiquée quand elle n’est pas occultée par les vainqueurs du moment, est la première responsable de la confusion régnante entre nationalisme et patriotisme. Les «élites» au pouvoir confondent volontairement nationalisme et patriotisme. Il suffit de citer l’exemple des Etats-Unis, l’«exemple» de la «démocratie» (oligarchique capitaliste). Là, l’idéologie dominante préconise le «patriotisme» comme soutien au pays pour la «défense de ses intérêts nationaux». A l’examen, on constate que ces derniers se traduisent par des… agressions impérialistes, en vue de mettre la main sur des ressources naturelles étrangères et sur des territoires comme bases militaires. Il est donc nécessaire de distinguer «nationalisme» et «patriotisme», et de savoir leur contenu concret. Il est indispensable, pour ne pas être le dindon d’une farce, de porter un éclairage sur cette confusion volontairement produite et entretenue par les dominateurs et leurs mandarins, quel que soit le masque derrière lequel ils se présentent.
Commençons par des considérations sémantiques. J’ignore ce qui en est en tamazight, mais, en arabe classique et en dziriya (arabe parlé algérien), l’équivalent des mots «nation» et «patrie» donnent : pour «nation» (al-watan), et pour «patrie» (al-watan al-oum), littéralement «la nation mère». Pour «patriote», nous avons (al-mouwatine), ce qui est plus proche de «nationaliste» que de «patriote». Nous avons donc, déjà, au niveau langagier, une difficulté. Contrairement au français (et à d’autres langues comme l’italien, l’anglais ou le chinois), la dzirya (et plus largement l’arabe classique) ne dispose pas d’une nette distinction entre nation/nationaliste et patrie/patriote. Ce qui pose problème. Comme chacun sait, le langage est la manifestation d’un état des connaissances, d’une conception intellectuelle (et idéologique) de la réalité.
Dernièrement, en Algérie, s’est créé un mouvement appelé «al-mouwatana». A son sujet, on lit, par exemple : «Revigorés sans doute par l’écho de leur initiative, l’appel au président de la République pour renoncer au cinquième mandat, les 14 cosignataires de l’appel, essentiellement des figures de l’opposition et de la société civile, ont décidé de se doter d’un espace de concertation et d’initiatives pratiques.» «Dénommé “citoyenneté-démocratie” (Mouwatana), cet espace, mis en place à l’issue d’une réunion tenue au siège de Jil Jadid, à Alger, le 6 juin dernier, vise à “contribuer au véritable changement dont a besoin le pays”, selon un communiqué publié hier par ses signataires.»(1) Précisons que le gérant de cet espace se nomme mouvement «mouwatana».
Notons que la dénomination française de cet «espace» ne correspond pas à celle arabe. Il est vrai que «citoyenneté» se rend en dziriya (et arabe classique) par «mouwatana». Mais pourquoi la dziriya n’a été retenu que ce terme, et pas, également, l’équivalent de «démocratie», qui, pourtant, existe en dziriya (et arabe classique) : «dimogratiya» ?… Ce terme n’a-t-il pas besoin d’être connu et popularisé en Algérie, autant que «mouwatana» ? Pourquoi cette exclusion ? (2)
Venons à l’aspect historique concret, du moins tel que je l’ai vécu personnellement. Ce qu’on appela, avant et pendant la Guerre de Libération, le nationalisme algérien était en réalité un patriotisme. On disait, en français : «Nous sommes des patriotes» ; et quand nous affirmions : «Nous sommes des nationalistes», ou en dziriya des «mouwatinine», on entendait par ce mot des «patriotes». Pour les personnes qui l’ignoreraient, voici la différence substantielle (en espérant qu’elle ne soit pas simpliste), soumise à débat, dans le cadre limité d’une contribution dans la presse.
Le nationalisme se voit généralement accolé l’adjectif «chauvin». De fait, généralement, le nationalisme se manifeste sous forme d’opposition entre les habitants (toutes classes sociales confondues ; confondues également oligarchie dominante et peuple dominé) d’une nation, délimitée par un territoire, et ceux d’une autre nation (avec les mêmes confusions) proche ou lointaine.
Les auteurs préconisant ce nationalisme sont les oligarchies dominant les peuples. En fonction de leurs intérêts matériels spécifiques, ces oligarchies entrent en conflit. Pour l’affronter et le résoudre, ces membres de l’oligarchie manipulent le peuple. La propagande est simple depuis l’existence des nations sur terre : «Nous sommes les civilisés, et nos ennemis sont des barbares !… Ils nous menacent ! Nous devons donc nous défendre !» Les colonialistes et impérialistes contemporains n’ont rien inventé ; ils n’ont fait et continuent à ne rien faire d’autre que le remake du même scénario. En effet, il a toujours fonctionné, dans l’antique Grèce comme dans l’antique Chine. Dès lors, inutile de changer recette fondamentale. Seules les méthodes de propagande changent en fonction des découvertes techniques.
Ce genre de nationalisme a créé, sur toute la planète, les nations, puis les empires. Ces entités ont produit les «civilisations», mais celles-ci comprenaient toutes les guerres dont les seules victimes ont été et demeurent les peuples, et cela au bénéfice des oligarchies qui les envoyaient et continuent à les envoyer conquérir, sinon mourir. Dans tous ces cas, le nationalisme chauvin impérialiste est présenté en patriotisme noble. Cependant, il arrive, quoique rarement, que des soldats des deux armées adverses prennent conscience de n’être que des ouvriers et des paysans n’ayant aucun conflit entre eux, mais qu’ils subissent la même exploitation de la part de leurs dominateurs réciproques. Alors, ces soldats, manipulés pour s’entre-tuer, retournent leurs armes contre leurs commandants. Ces derniers les jugent comme «traîtres à la patrie» et fusillent les révoltés qui ont fraternisé. Autrement, c’est la révolution sociale qui éclate, et les fusillés seraient les commandants, considérés comme membres de l’oligarchie régnante.
Voilà comment est entretenue volontairement la confusion entre «nation» et «patrie», «nationaliste» et «patriote». Or, les authentiques patriotes aiment et défendent leur patrie, à savoir le territoire où ils sont nés, non pas en tant qu’oligarchie opposée à une autre oligarchie, mais en tant que peuple. Et ce peuple ne s’oppose pas à un autre peuple, car les deux sont soumis à une condition semblable d’exploitation et de domination. Voilà pourquoi, pour nous limiter à deux exemples, durant leur guerre de libération nationale, les patriotes vietnamiens veillaient à distinguer les agresseurs états-uniens du peuple des Etats-Unis, et les patriotes algériens avaient la même attitude concernant le peuple français et les colonialistes français. En effet, celui qui sépare et oppose les peuples fait toujours, volontairement ou de manière stupidement inconsciente, le jeu des oligarchies qui gèrent ces peuples. Car la séparation réelle et fondamentale n’est pas entre les peuples, mais entre leurs minorités dominatrices, chacune voulant acquérir le plus de richesses possible au détriment d’une autre. Dès lors, toute personne consciente de ces faits conçoit son patriotisme comme défense de son propre peuple contre les accapareurs de ses ressources naturelles et de son territoire ; mais, également, cette même personne étend son patriotisme à tous les peuples de la planète, car le principe qu’elle défend pour sa patrie est valable pour toutes les patries de la terre. Là est la validité de l’expression «citoyen du monde», et la haine que lui manifestent toutes les oligarchies dominantes et leurs scribes «intellectuels».
Historiquement, les consciences les plus éclairées, de tout temps, ont appelé à cette conscience planétaire. Limitons-nous à citer, pour l’antiquité, Diogène de Synope en «Occident», Zhuang Zi en «Orient», et, pour l’époque moderne, les diverses formes qui furent appelées «internationalisme». Celui «prolétarien» fut le plus connu, puis il y eut le «mouvement des non-alignés» anti-impérialiste.
Hélas ! Très vite, l’internationalisme «prolétarien» fut d’abord saboté par ceux-là même qui déclaraient le pratiquer. Karl Marx expulsa, de manière totalement antidémocratique, les anti-étatistes de l’Association internationale des travailleurs ; à ses yeux, ils avaient le tort de contester sa dictature personnelle sur l’association, et celle du parti communiste allemand(3). Puis, les dirigeants de la révolution russe se mirent rapidement à privilégier, au nom du «réalisme» (autre forme de la «realpolitik» bismarckienne bourgeoise) la «révolution dans un seul pays», au détriment de la révolution mondiale. Certes, ce nationalisme se révéla être un patriotisme, durant la résistance à l’invasion nazie. Mais, par la suite, on constata le lamentable et tragique échec de la prétention de l’oligarchie étatique russe à dominer les autres nations, à travers des partis «communistes» locaux soumis à son diktat nationaliste, travesti en «internationalisme prolétarien». Les Chinois en eurent l’expérience (et la leçon) la plus amère.
En outre, n’oublions pas ce qui caractérisa la Seconde Guerre mondiale. Dans les pays à capitalisme privé, le chauvinisme nationaliste le plus abject fut érigé en patriotisme le plus héroïque, et cela avec la bénédiction des partis social-démocrates. Ce nationalisme porta l’oligarchie française et ses mandarins «intellectuels» à traiter le peuple allemand (volontairement confondu avec sa classe dominante) de «barbares germaniques». De même, l’oligarchie allemande et ses mandarins «intellectuels» agirent de manière identique : ils considérèrent le peuple français (volontairement confondu avec sa classe dominante) de «barbares latins». Conséquence : les deux peuples se massacrèrent, tandis que les membres de leurs oligarchies réciproques s’enrichirent, notamment les banquiers et les industriels de l’armement (et, par conséquent, leurs serviteurs).
C’est dire que ce que certains appellent une «querelle de mots» ne reconnaissent pas toute la vérité, par exemple s’agissant de «nationalisme» et de «patriotisme». En effet, les mots sont le produit de positions sociales, et celles-ci sont, en première ou dernière instance, l’émanation du conflit social fondamental qui oppose les nantis et les démunis. Par conséquent, pour ne pas être victime des mots et de la phraséologie, il faut toujours veiller à découvrir ce qui se cache derrière les mots comme position sociale. Bien entendu, cette précaution est rejetée par les nantis, et moquée par les scribes «intellectuels» à leur service.
Voici pourquoi, encore une fois, il est absolument indispensable de distinguer nationalisme et patriotisme. Le premier sert uniquement les oligarchies dominantes, au détriment des peuples ; le second sert le peuple au sein duquel on nait, mais également les autres peuples. Ainsi, l’on comprend que le nationalisme est intrinsèquement fauteur de guerres (auparavant esclavagistes puis féodales, capitalistes aujourd’hui) où les peuples s’entre-tuent tandis que les oligarchies s’enrichissent. Au contraire, le patriotisme défend la coopération égalitaire universelle des peuples, en les considérant des parties d’une unique espèce humaine, ayant le droit et le devoir de jouir, au-delà des spécificités culturelles, de liberté conjuguée à la solidarité. Par conséquent, l’important n’est pas la nationalité qu’une personne possède, mais, d’abord, dans quelle partie de la barrière sociale cette personne est positionnée : celle des dominateurs ou celle des dominés, et cela quelle que soit la nationalité. Car le patriotisme est internationalisme solidaire, dans le sens le plus authentique du terme.
Que l’on me permette de relater comment, personnellement, j’y suis arrivé. Dans le quartier de ma naissance, «Algraba-village nègre» à Sidi Bel-Abbès, habitait près de chez nous une famille espagnole. L’époux s’était exilé dans notre ville, suite à la victoire des fascistes du général Franco contre les républicains. Et cet Espagnol était anarchiste autogestionnaire. Son épouse et ma mère étaient amies, du fait que mon père et l’Espagnol étaient tous deux des ouvriers manuels. L’épouse espagnole donna ce conseil à ma mère : «Il faut que ton petit Kadour aille à l’école. C’est le seul moyen de le sortir de la misère que nous vivons, nous, familles prolétaires.» Ma mère suivit ce généreux conseil. Donc, en partie, ma scolarisation est due à la suggestion d’une Espagnole, sur conseil de son époux libertaire.
Quelques années après, mon oncle maternel revint d’Indochine. La misère matérielle et culturelle l’avait porté à s’engager dans l’armée coloniale. Elle l’envoya combattre contre les patriotes vietnamiens. Ils le capturèrent et lui expliquèrent : «Frère ! Tu t’es trompé d’ennemi et d’ami. Nous, comme toi, sommes colonisés par l’oligarchie française. Et nous combattons pour l’indépendance de notre patrie. Pourquoi, toi, Algérien, ne retournerais-tu pas dans ta patrie afin de lutter pour la dignité de ton peuple ?… Les colonialistes nous stigmatisent comme ‘‘communistes’’ au service de la Russie. En réalité, nous sommes d’abord des patriotes luttant pour libérer notre pays du colonialisme. Et nous voulons que tous les peuples colonisés libèrent leur patrie du colonialisme et de l’impérialisme. Toi et nous, nous avons à être solidaires !»… Bien entendu, l’oligarchie coloniale française taxa ces propos de «lavage de cerveau». Cependant, mon oncle comprit où était son devoir de patriote : non pas servir le nationalisme colonialiste français, mais libérer son Algérie de la domination coloniale de la «nation» française. De retour au pays, mon oncle prit contact avec l’Armée de libération nationale. Elle lui demanda de rester dans l’armée coloniale comme agent de renseignement. Il accomplit correctement sa mission. Voilà comment, à travers l’histoire de mon oncle, j’ai découvert la nécessaire solidarité entre les peuples opprimés.
En outre, durant la Guerre de Libération nationale, le Front de libération nationale nous mettait en garde : ne pas confondre l’armée et l’administration colonialistes avec le peuple français. Il fallait au contraire rechercher la solidarité du peuple français avec le combat patriotique algérien contre l’oligarchie coloniale de France. Là, encore, j’ai appris la nécessité de la solidarité entre le peuple agressé et celui dont provient l’armée d’agression. En outre, durant la même Guerre de Libération nationale, j’appris avec plaisir le soutien à la lutte de notre peuple de la part d’autres peuples de la planète. Voilà comment l’enfant et l’adolescent que j’étais a découvert, non pas dans les livres mais dans la réalité quotidienne, l’importance de la solidarité internationale entre les peuples, comment le patriotisme authentique est synonyme de coopération entre les peuples, et comment le nationalisme impérialiste se travestit en «patriotisme».
A l’époque actuelle, notamment, le chauvinisme nationaliste se présente comme «défense des intérêts de la nation». Citons deux cas significatifs. Suite à l’attaque contre les tours jumelles de New York, le gouvernement états-unien proclama le «Patriot Act» (et non pas le «national» act) : ainsi, l’appel s’adressait à tout le peuple des Etats-Unis, confondu volontairement avec l’oligarchie impérialiste de ce pays. Autre exemple, en présence du mouvement migratoire actuel des «damnés de la terre», provoqué d’abord et surtout par les oligarchies néocoloniales, ces dernières conditionnent leurs peuples, pour sauver la «nation», à s’opposer à la nouvelle «invasion des barbares»(4).
Souhaitons que les enfants et adolescents du monde ne tomberont pas dans le piège du nationalisme, et découvriront la valeur du patriotisme, en tant que liberté solidaire entre tous les peuples de la terre.
K. N.
(1) https://www.liberte-algerie.com/actualite/naissance-du-mouvement-mouwatana-294536
(2) Voir James Guillaume, «L’Internationale, documents et souvenirs» in https://fr.wikisource.org/wiki/Auteur:James_Guillaume
(3) Dans un essai de prochaine publication, Défense des langues populaires : le cas algérien, je relève le conformisme fainéant des intellectuels arabes. Ils se sont contentés du néologisme «dimocratiya», alors qu’ils disposent de l’expression «houkm a chaab» (pouvoir du peuple). Cette expression traduit fidèlement le terme «démocratie», en plus elle est tout à fait compréhensible par le peuple.
(4) Voir, notamment, Samuel Hutington, Who are We ? The challenge to America’s national identity (Qui sommes-nous ? Le défi de l’identité nationale américaine).
Comment (14)