Contribution – Quand la barque de l’éducation est trouée…
Par Kaddour Naïmi – Un sage antique écrivit, en substance : «Vous voulez que les vols cessent ? Eliminez l’inégalité entre les citoyens !» En outre, n’importe quelle personne, même la plus analphabète, convient de ceci : si la barque comporte des trous, en quoi se limiter à jeter par-dessus bord l’eau infiltrée épargnerait-il à la barque de s’engloutir ? Ne faut-il pas réparer la coque de la barque ?
Ces réflexions surgissent en lisant un article concernant une éventuelle décision d’une ministre (1).
Si l’information contenue dans l’article correspond à la volonté réelle de la ministre en question, accuser des enseignants d’embourgeoisement n’est-il pas le comble de l’imposture de la part d’un membre de la classe étatique algérienne ? Les lecteurs de l’article montrent qu’ils ne sont pas dupes. Leurs commentaires sont clairs et pertinents.
Contentons-nous, cependant, de trois questions. 1) Un enseignant prendrait-il la peine d’ajouter à ses heures de travail institutionnel des cours privés s’il disposait d’un salaire suffisant ? 2) Des écoliers auraient-ils besoin de payer des cours privés s’ils bénéficiaient d’une école capable de leur fournir l’enseignement adéquat dont ils ont besoin ? 3) Exiger d’enseignants une «déclaration sur l’honneur» pour ne pas donner des cours privés, en quoi cela pourrait-il améliorer la situation de carence du secteur éducatif national ? Ne sommes-nous pas dans la ridicule illusion de croire naviguer sur une barque dont la coque est trouée, en se limitant à jeter l’eau infiltrée par-dessus bord ? Et dans la non moins ridicule illusion de vouloir faire cesser les vols en les punissant, au lieu d’atténuer les inégalités sociales ? Et cela viendrait de la personne qui a la charge de… l’éducation nationale !
Aux trois questions posées ci-dessus, n’importe quelle personne dotée simplement de raison, sans être ministre de quoi que ce soit, ni sociologue, ni politicologue, cette personne donc répond certainement : Non ! Ce ne sont pas les enseignants qui donnent des cours privés qu’il faut stigmatiser et sanctionner (ou exiger d’eux une «déclaration sur l’honneur»), mais les dirigeants du secteur de l’éducation nationale. Ils devraient être licenciés et remplacés par des personnes capables de réformer ce secteur de manière à ne pas produire, d’une part, des écoliers nécessiteux de cours privés et, d’autre part, des enseignants besogneux de prolonger leur activité professionnelle au-delà de leur normal engagement institutionnel.
Voici ce qu’affirme Bachir Hakem, professeur de mathématiques et syndicaliste dans le secteur éducatif, dans un document qu’il m’a envoyé en privé : «Le système de l’éducation nationale est à revoir dans sa globalité. L’école algérienne est confrontée, aujourd’hui, en 2018, aux défis de l’efficacité et de la qualité.»
En effet, après une toute première phase, suite à l’indépendance nationale, de démocratisation, l’école algérienne s’est progressivement conformée à l’évolution socio-historique de la classe gérant le pays : improvisations hâtives répondant à des considérations idéologiques imposées, avec leurs inévitables conséquences, médiocrité et démagogie de dirigeants, grassement payés et, ceux-là, oui, embourgeoisés. Les résultats sont visibles à toute personne honnête.
S’il y a privatisation de l’instruction, eh bien, les auteurs de celle-ci, les responsables premiers, sont les dirigeants du secteur de l’éducation nationale, par leur méthode de gestion. Soit elle est incompétente, et alors, il faut changer de dirigeants ; soit ces dirigeants sont compétents, et alors ils travaillent sciemment (sans le courage de l’avouer publiquement) dans le sens de rendre le secteur éducatif national tellement médiocre au point de justifier sa privatisation, répondant ainsi aux exigences de l’oligarchie capitaliste mondiale. Et s’il faut parler d’embourgeoisement, ce sont d’abord ces mêmes dirigeants qui se sont offert ce privilège.
Ajoutons un autre défaut : une mentalité répressive, le recours au seul matrag (bâton), comme dirait J’ha. En effet, aux enseignants contraints à la grève pour la satisfaction de leurs droits légitimes, à savoir des conditions correctes de travail, fut brandie la menace de licenciement. Et voici maintenant l’accusation d’embourgeoisement d’enseignants qui sont obligés de fournir des cours privés pour compenser leur salaire inadéquat.
La solution rationnelle, logique et juste n’est-elle pas toute autre ? Que l’on commence à réformer le secteur de l’éducation nationale de telle manière qu’il réponde à la qualité et à l’efficacité, comme l’affirme Hakem Bachir. Pour y parvenir, que le secteur éducatif soit dirigé par des personnes réellement compétentes, dont l’idéal est d’instruire convenablement, sans penser à s’embourgeoiser subrepticement. Alors, et seulement alors, il n’y aura ni élèves besogneux de cours privés, ni enseignants contraints à offrir ce genre de service. Et s’il faut consulter des personnes pour accomplir ce miracle, il n’est pas nécessaire de recourir à des «experts» et «consultants» étrangers (pour se faire des «amis» commodes), mais simplement de s’adresser aux enseignants algériens des syndicats authentiquement autonomes de l’éducation. Autrement, les dirigeants du secteur éducatif ne sont que dans la répression et la démagogie, tout en bénéficiant d’un salaire qui ne les contraint pas à donner des cours privés. Est-ce là fournir les caractéristiques d’une authentique éducation ? Celle-ci n’exige-t-elle pas concertation démocratique réelle avec les travailleurs du secteur, sincérité et compétence dans l’établissement des diagnostics et des solutions dans l’intérêt vraiment du peuple ?
K. N.
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