Collecte du blé par l’OAIC : des «céréales harraga» ?
Djamel Belaid − Dans sa conférence de presse du 1er septembre, M. Bouazgui, ministre de l’Agriculture, a annoncé que pour 2018 la récolte de céréales s’élevait à 60,5 millions de quintaux. La valeur de cette récolte est estimée à 220 milliards de dinars. L’OAIC aurait collecté 27 millions de quintaux, soit moins de la moitié de la production. L’Etat ayant le monopole de la collecte des céréales, on peut se demander où sont passés les 33 millions de quintaux manquants.
Des quintaux pour el-âoula
Chez les agriculteurs, il est une tradition tenace : garder du blé dur pour sa consommation personnelle. Cette tradition millénaire persiste. Certainement en souvenir des famines passées. L’autoconsommation ou âoula peut s’expliquer également par la bonne qualité semoulière des variétés paysannes de blé dur. Refusant de consommer les variétés étrangères, nombreux sont les agriculteurs qui se réservent quelques hectares de variétés anciennes à cette fin. Comme pour le vin algérien qui dans les années 60 servait à couper «le gros rouge» des viticulteurs français, les variétés locales de blé dur présentent des qualités semoulières exceptionnelles. Et, lorsqu’elles reçoivent une fertilisation correcte en azote, elles peuvent exprimer toute leur potentiel.
Mais même si les agriculteurs et leur famille représentent 11% de la population algérienne, on peut douter qu’ils consomment les 33 millions de quintaux de blé dur qui se sont évanouis dans la nature.
Des «céréales harraga»
Alors serait-il possible que ces quintaux de blé se soient évaporés à travers les frontières ? Des «céréales harraga» en quelque sorte. Mais, on n’a jamais vu dans les embarcations des candidats au départ de quelconques sacs de blé.
Il faut bien entendu également tenir compte des frontières terrestres. Or, en la matière l’Algérie est servie. Il faut en effet compter avec les frontières de la Tunisie, du Maroc, du Mali, du Niger, du Sahara Occidental et de la Mauritanie. Et la contrebande aux frontières est loin d’être une lubie. Il suffit pour cela de considérer les saisies effectuées par les patrouilles frontalières de l’ANP. Avec le Maroc, le phénomène est tel, qu’au niveau des points les plus sensibles des frontières, des tranchées ont été creusées au bulldozer. Parfois des habitations-entrepôts à cheval sur la frontière ont été détruites par les autorités. Elles étaient le point de passage commode pour diverses marchandises. Parmi celles-ci le carburant a la préférence de nos voisins marocains. Il serait intéressant d’estimer les «quintaux harraga» qui transitent par ce biais-là.
Une telle estimation a déjà été réalisée dans le cas des céréales produites sous pivot dans la région d’Adrar. A l’aide d’images prises par satellite, deux universitaires ont comptabilisé le nombre de pivots en activité et donc la production potentielle attendue. Or, il est apparu(*) que les quantités de céréales livrées à la CCLS locale étaient bien en deçà de la production attendue. Or, à partir de cette ville, on est plus proche du Mali que les grands centres de consommation de céréales du nord de l’Algérie. Dans un récent dossier relatif aux minoteries du Nord du Mali, l’hebdomadaire Jeune Afrique a relaté qu’il est de notoriété publique que certaines d’entre-elles écrasent du blé provenant d’Algérie. Blé produit sous les pivots d’Adrar ou issus des cargos accostant dans le port d’Alger ? Seuls les services des Douanes pourraient trancher.
Des quintaux livrés aux transformateurs privés
Si la totalité de ces quintaux ne sont pas consommés par ni par nos fellahs, ni par nos voisins marocains, tunisiens, maliens ou nigériens, peut-être le sont-ils localement sous forme de couscous et de pâtes alimentaires. Hypothèse, étant donné le nombre croissant d’installations de nouvelles minoteries et la faiblesse des quotas de grains d’importation qui leur est attribué, des transformateurs contourneraient l’OAIC en s’approvisionnant directement chez les céréaliers. Ces dernières années, le nombre de nouvelles minoteries est tel que les pouvoirs publics ont gelé toute nouvelle installation.
Pour les minoteries nouvellement installées, la situation est parfois délicate. Face à la réduction des quotas livrés par l’OAIC, certains de ces nouveaux transformateurs sont «pris à la gorge» et n’arriveraient plus à rembourser les emprunts contractés pour l’achat de leurs machines. Conscients des effets de cette réduction des quotas sur la situation financière et l’avenir des minoteries, les pouvoirs publics ont donc proposé aux transformateurs de leur allouer des concessions de terres que ce soit au Sud sous pivot ou sur les Hauts-Plateaux. Cette politique de concession de terres s’avère être un succès. Bénéficiant de nombreuses subventions, nombreux sont les investisseurs qui se sont rués vers ce nouvel eldorado. Lors de sa conférence de presse, le ministre a d’ailleurs évoqué le cas d’un de ces nouveaux investisseur qui a lui seul aurait produit plusieurs milliers de quintaux de blé. Ce chiffre est si étonnant que, lors de la conférence de presse, le ministre a dû s’y reprendre à deux fois, demandant confirmation à un collaborateur assis près de lui.
L’engouement des investisseurs privés pour la transformation des céréales s’explique par le côté très rémunérateur ce cette activité. Il y a quelques années, relatant son parcours devant un parterre d’étudiants, le PDG de SIM s’était écrié qu’au premier temps de son activité, au vu des bénéfices engrangés, il s’était demandé s’il ne volait pas. Il faut dire que les mécanismes de compensations liés au soutien des prix à la consommation sont avantageux pour les transformateurs. Les meuniers produisant à la fois semoule et également couscous et pâtes alimentaires se trouveraient avantagés fiscalement par rapport aux purs players spécialisés dans la seule production de couscous et de pâtes alimentaires. La presse s’est faite l’écho de quelques transformateurs peu scrupuleux qui revendraient aux CCLS une partie du blé importé qui leur était alloué. Jouant sur le différentiel de prix, une telle pratique permettrait de juteuses marges bénéficiaires.
Si l’activité de deuxième transformation des céréales, c’est-à-dire la production de couscous et de pâtes alimentaires est rémunératrice, c’est également dû à la récente augmentation de la consommation de ces produits par la population.
Des quintaux peu rémunérateurs ?
La non-livraison aux CCLS par les agriculteurs de la totalité de leur production de blé signifie qu’ils trouvent un avantage ailleurs. C’est à dire que le prix à la production (4 500 DA le quintal) offert aux producteurs ne suffit pas. Un peu comme dans cette ancienne publicité, «pas assez cher mon fils…». Si les pouvoirs publics souhaitent améliorer la collecte de cette matière stratégique, il semblerait nécessaire de surenchérir. C’est-à-dire proposer aux producteurs plus que les actuels 4 500 DA le quintal. Mais le budget de l’Etat en a t-il les moyens ? Une autre possibilité moins coûteuse pour le budget de l’Etat pourrait être :
– d’améliorer les conditions de la collecte en réduisant les temps d’attente devant les silos, en multipliant les points de collecte et en élargissant la durée de la collecte en octroyant une prime aux livraisons automnales et hivernales comme cela se pratique à l’étranger,
– d’attribuer aux agents collecteurs des CCLS des primes indexées sur les volumes collectés,
– de revoir le barème qualité afin d’encourager les céréaliers produisant des blés de meilleure qualité semoulière et pastière.
Concernant les meuniers, s’il s’avère exact que certains écrasent des grains échappant aux CCLS, il serait intéressant de connaître les prix proposés aux producteurs et également la marge réalisée lorsque ces mêmes meuniers fabriquent pâtes et couscous. En effet, à l’heure actuelle les concessions sont octroyées gratuitement. Il n’y a pas de droit de fermage à payer à l’Etat. Par ailleurs, l’eau d’irrigation est cédée gratuitement.
Les énormes quantités de blé dur qui échappent à la collecte des CCLS montrent également la nécessité d’améliorer les conditions du stockage des céréales à la ferme. Aux anciens matmora creusés dans la roche calcaire sont venus aujourd’hui s’ajouter le stockage en sacs, en big-bag ou en cellules métalliques. Par ailleurs, dès la récolte les grains de céréales sont sujets au attaques d’une foule d’espèces d’insectes −es-soussa comme les appellent les fellahs. Eviter la détérioration des récoltes stockées nécessite des opérations complexes de ventilation. En effet, tout échauffement des grains favorise la multiplication des insectes. Viennent ensuite des opérations de fumigation. Bref, stocker du grain ne s’improvise pas.
Quid des moyens de stockage adéquat dont disposent les fellahs pour conserver un volume de grains estimé à 110 milliards de dinars. Les seuls silos modernes du pays sont ceux de l’OAIC. Sauf erreur de notre part, il n’y a actuellement aucune politique de vulgarisation des moyens de stockage des grains à la ferme.
Paysans boulangers
Cette masse de grains qui échappe à la collecte des CCLS montre le potentiel des fellahs désirant créer plus de valeur ajoutée. Ils ont entre leurs mains une matière première qu’il est possible de transformer une première fois en semoule puis une deuxième fois en couscous ou pâtes alimentaires. Du matériel italien, français (le groupe Clextral a ouvert un bureau à Alger) ou chinois peut permettre d’ouvrir des ateliers de transformation du grain. Afin d’être compétitifs en absence des compensations financières publiques – qu’il s’agit de réclamer – les céréaliers qui souhaitent transformer leurs grains peuvent tester des niches : produits du terroir, produits bio. Ils peuvent également passer par l’installation d’ateliers communs à plusieurs exploitations dans le cadre de «groupements d’intérêt économique». Les agriculteurs ont été habitués au centralisme administratif qui a toujours prévalu dans le secteur agricole. Une telle démarche novatrice devra trouver son chemin. Nul doute que les élites rurales locales pourraient contribuer à de nouvelles façons de faire. C’est le chemin suivi par nombre de filières céréales à travers le monde.
Ce rapide tour d’horizon sur le devenir de la production de céréales nécessite de plus larges investigations. Il est à espérer que des journalistes et universitaires se penchent sur la question. Il en va de la compréhension des circuits de commercialisation relatifs à un produit de première consommation. Car plusieurs questions restent en suspens. Quid du désamour pour le blé tendre ? Les prix à la production pour le blé dur restent-ils rémunérateurs ? Et bien sûr comment expliquer cette relative faible collecte par les CCLS ?
Retour en arrière
En matière de production, la CCLS avait récolté 66 810 quintaux durant la saison 2002/2003. Cette quantité est équivalente au rendement d’une cinquantaine de pivots. Ce qui ne correspond qu’aux deux tiers du nombre de pivots recensés à l’aide de l’image satellitaire du Touat et du Gourara à la même date (80 rampes-pivots). En effet, un rendement moyen* de 45 qx/ha rapporté à la superficie identifiée à partir de cette image (2 970 ha au Touat et au Gourara) donne une quantité deux fois supérieure à celle récoltée par la Coopérative. Cela implique qu’une part non négligeable de la production ne transite pas par la coopérative, échappe à la statistique et se trouve commercialisée directement sur le marché local et national, voire international (Mali)**.
D. B. (ingénieur agronome)
(*) D’après les agriculteurs enquêtés, le rendement en blé dur a atteint 60 et 70 qx/ha.
(**) Des agriculteurs interviewés en mars 2008 commercialisent une part de leurs productions de blé et de fourrages au Mali de façon directe ou par des mandataires du commerce transsaharien.
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