Exclusif – Censure du film sur Larbi Ben M’hidi : le réalisateur dit tout
Algeriepatriotique : Différentes sources avancent des chiffres contradictoires au sujet du coût de la production du film sur Larbi Ben M’hidi. Combien celui-ci a-t-il coûté au juste ?
Bachir Derrais : Le budget du film tourne autour de 70 milliards de centimes, soit environ 4 millions d’euros. Ce budget est inférieur à ceux alloués habituellement aux films historiques. Le film est une reconstitution des années 30, 40 et 50. Les scènes ont été tournées dans des studios en Tunisie avec des équipes étrangères. Aussi, quand certains disent que ce budget est élevé, cela me choque parce qu’on a vu des films de ce genre tournés parfois avec des budgets autrement plus élevés. C’est le cas par exemple du film Hors-la-loi de Rachid Bouchareb, qui a coûté environ 20 millions d’euros. Idem pour le film d’Alexandre Arcady qui couvre la même époque et dont le budget atteint 22 millions d’euros. Je ne comprends pas pourquoi certains se focalisent sur le budget du film alors qu’il ne dépasse pas ceux qui ont été accordés à beaucoup d’autres, alors que personne n’en a parlé. Pourquoi une telle polémique alors que d’autres longs métrages ont reçu trois fois plus, comme le film sur l’Emir Abdelkader, et qui n’ont même pas été tournés ? Cela me choque. Il y a six mois, le ministre de la Culture déclarait que le film sur l’Emir Abdelkader a coûté 15 millions d’euros sans que la moindre image n’ait été tournée et tout le monde a trouvé cela normal. Personne n’a protesté alors qu’un film qui a obtenu son budget et qui a été tourné a provoqué un scandale. Je n’arrive pas à comprendre pourquoi.
Sur quelles sources vous êtes-vous basés pour tourner le film sur la vraie histoire de Larbi Ben M’hidi ?
Les sources pour développer le scénario représentaient un vrai problème. Aujourd’hui, il n’y a pas de livres sur Larbi Ben M’hidi. Il existe quelques ouvrages qui ont été écrits par ses amis d’enfance, comme celui de Hachemi Troudi, intitulé L’homme des grands rendez-vous. L’auteur raconte l’enfance de Ben M’hidi. Sinon, il n’y a que des bribes d’informations sur sa vie recueillies par-ci par-là. Mais, heureusement, quelques témoins encore vivants nous ont aidés à reconstituer sa vie. Nous nous sommes également référés aux archives en France. Cela n’a pas été facile. Il nous a fallu deux ans de recherches.
Pourquoi le film a-t-il été censuré ?
J’ai l’impression que le pouvoir – enfin, le gouvernement – n’est pas prêt à dévoiler certaines choses. Il continue à cacher certains aspects de l’histoire algérienne, certains tabous. Ç’aurait été compréhensible dans les années 1960 ou 1970, mais, aujourd’hui, il n’y a aucune raison de censurer l’histoire ou d’éviter de parler de certaines choses qui fâchent. Ceux qui ont fait la Révolution sont avant tout des êtres humains, avec leurs qualités et leurs défauts. Aussi, je ne vois pas pourquoi on devrait s’autocensurer ou subir la censure. J’ai réalisé un film avec beaucoup de recul, basé sur des faits historiques réels, sur des livres, sur des récits et sur des témoignages. J’estime que je n’ai commis aucune erreur historique, contrairement à ce que certains essayent de faire croire. Toutes les scènes qui ont été tournées sont vérifiées et authentifiées par les témoins et les livres. Tout ce qu’il y a, c’est que le système algérien ne veut pas qu’on parle de certaines choses.
Quelles sont les réserves qui ont été émises pour justifier cette censure ?
[Ils] auraient souhaité voir un film de guerre. Or, Larbi Ben M’hidi est un homme politique. Je ne pouvais tout de même pas inventer des batailles auxquelles Larbi Ben M’hidi n’a pas participé. Par ailleurs, la manière de traiter le sujet a été un choix cinématographique. Il y a plusieurs façons de montrer la torture dans un film. Nous ne sommes pas obligés de passer 25 minutes à montrer une scène de torture. Il y a une manière artistique et esthétique de montrer une scène de torture selon un choix cinématographique. Il semble que ceux qui ont visionné le film confondent entre un documentaire et un film.
Dans une scène, par exemple, Larbi Ben M’hidi chante le chant du partisan. La scène montre un journaliste qui lui pose la question suivante : «Aujourd’hui, la guerre est finie, le FLN est décapité, vous êtes arrêté.» Larbi Ben M’hidi répond par le chant des partisans, de la résistance : «Si quelqu’un tombe, un ami prend sa place.» Ce chant a été confondu avec la Marseillaise (l’hymne national français, ndlr). C’est grave. Ceux qui ont rédigé le rapport sur le film ont cru que Ben M’hidi chantait la Marseillaise. J’ai l’impression qu’ils n’ont pas les compétences nécessaires pour pouvoir juger un film.
Puisque le film est une coproduction entre les ministères des Moudjahidine et de la Culture et votre société, cela veut dire que le scénario a été lu et approuvé avant la réalisation du film. Que s’est-il passé pour que ces deux ministères changent d’avis ?
Bien sûr. Toutes les versions du scénario ont été consultées. Ceux qui affirment le contraire ne disent pas la vérité. Chaque fois que nous devions apporter des modifications, nous informions tous les partenaires, les accusés de réception faisant foi. La dernière version a été adressée à tous les partenaires et aucune modification ne nous a été demandée. Aussi, ce qui se dit ici et là est faux. Il faut savoir qu’un scénario, ce n’est pas le Coran. On peut découvrir une nouvelle information, recevoir un nouveau témoignage, etc. J’ai montré le film à des témoins qui ont corrigé des passages. Cependant, le scénario étant écrit loin de la réalité, le réalisateur dispose quand même d’une marge de manœuvre. Il peut traiter certains éléments car un scénario n’est pas un texte sacré ; c’est de la création.
Où en sont les discussions avec les autorités concernées ?
Nous avons discuté avec les responsables du ministère des Moudjahidine. Quant au ministre de la Culture (Azeddine Mihoubi, ndlr), il a vu le film en 2017 déjà, bien avant l’interdiction, et il ne m’a rien dit. Avant, il soutenait le film, alors que maintenant il s’y oppose. Je ne comprends pas son attitude. Toutes les scènes qui sont remises en cause, il les avait vues auparavant sans les contester.
Pourquoi le ministre de la Culture a-t-il changé d’attitude, selon vous ?
Je ne sais pas ce qui se passe dans les couloirs de l’Administration. Je ne comprends pas.
Certaines sources affirment que le dossier est sur le bureau du Président…
J’ai eu des informations selon lesquelles le film serait à la Présidence. Il est clair que la Présidence est au courant.
Pensez-vous que le Président va trancher ?
Je ne sais pas si le dossier est parvenu jusqu’au président de la République. Je ne peux donc pas me prononcer sur cela sans être informé. J’estime encore une fois que je n’ai commis aucune faute historique. Je pense que c’est de l’abus. Nous avons fait appel à toutes les hautes instances du pays et nous attendons de voir ce qui va se passer. Il y a un litige entre mes deux partenaires étatiques et moi-même en tant que réalisateur du film. Logiquement, dans ce cas de figure, les autorités doivent arbitrer en confiant le dossier à une commission indépendante qui ne relève ni du ministère de la Culture ni de celui des Moudjahidine. C’est ce que j’ai demandé, d’ailleurs, et j’ai même proposé des noms connus, des historiens pour y siéger. Là, j’attends la décision définitive qui n’a toujours pas été prise.
Vous avez accusé des journalistes d’avoir déformé vos propos. Qu’en est-il ?
Non, je n’ai pas accusé les journalistes. J’ai regretté que le débat ait été dévié. Au jour d’aujourd’hui, les journalistes n’ont pas vu le film. Il est donc prématuré de parler des scènes contenues dans celui-ci. Le sujet principal, aujourd’hui, c’est la censure, l’interdiction. Pourtant, j’ai remarqué que d’aucuns abordent des détails dans le film, alors qu’ils ne l’ont même pas vu. On ne peut pas débattre d’un film sans l’avoir vu. La vérité est que la majorité des journalistes m’ont soutenu. 80% des articles me sont favorables, donc je n’ai pas à me plaindre de la presse. Certains, néanmoins, au lieu d’attendre de voir le film avant de le commenter, ont commencé à le faire à travers les déclarations de tel ou tel ministre. Je trouve cela regrettable. Aujourd’hui, ce qu’il faut dénoncer, c’est la loi en vigueur ; une loi qui fait que le cinéaste est lié par l’Administration, il n’a plus de pouvoir sur le cinéma, si bien que le créateur en Algérie n’a plus les moyens, il est entre les mains de l’Administration. C’est donc sur cette censure qu’on doit se focaliser pour le moment. Quant au film lui-même, on en débattra une fois qu’il sera projeté.
Certains [journalistes] ont des comptes à régler. Parmi eux, certains travaillent sous les ordres d’officines qu’on connaît, d’autres sont proches de tel ou tel ministre. Cela ne m’étonne donc pas. Il y a, cependant, beaucoup de journalistes honnêtes qui ont traité le sujet d’une manière très objective. D’une manière générale, je suis très satisfait de la façon dont la presse a couvert cette affaire.
Vous avez affirmé que vous étiez en conflit avec deux ministres RND et que l’un d’eux est un hypocrite. De qui s’agit-il ?
Il est clair que les ministres RND dont je parle sont ceux qui dirigent les départements de la Culture et des Moudjahidine, autrement dit mes deux partenaires. Le film est une coproduction entre ma société et les ministères de la Culture et des Moudjahidine. Il se trouve que ces deux ministères sont solidaires contre moi.
Que va-t-il advenir du film ? Allez-vous apporter des modifications si cela vous est exigé ?
Je pense qu’il faut laisser le film tel qu’il est. Contrairement à ce que certains affirment, c’est un film fédérateur. Il dépoussière, décomplexe et démystifie certains aspects. La Révolution algérienne est déjà belle. C’est une des plus belles révolutions du XXe siècle, si ce n’est la plus belle. Elle n’a donc pas besoin d’être glorifiée dans un film, elle n’a pas besoin d’être exagérée. Il faut lui consacrer des films honnêtes, propres, sans populisme, sans démagogie, sans propagande, avec du recul. Des films basés sur les recherches de vrais historiens. Il faut que les nouvelles générations prennent conscience de leur belle Révolution. Tellement de choses ont été dites sur cette révolution qu’elle en a pris un coup, alors que des milliers de martyrs sont morts pour nous permettre de jouir de la liberté et faire de nous des Hommes libres. Nous n’avons pas le droit de trahir leur mémoire. Ce n’est pas parce que le gouvernement juge ce film à sa manière que nous allons nous taire. Moi qui suis né après la guerre, je ne suis pas obligé de camoufler les faits. Plus d’un demi-siècle après l’Indépendance, il est temps de tout dire.
Quels sont ces faits qui dérangent les deux ministères que vous citez ?
Par rapport aux faits, les historiens, les universitaires, les étudiants, etc. savent tout. Tout est dans les livres. Ceux qui lisent savent. Mais, effectivement, la majorité des Algériens ignore certains faits, comme les conflits entre les dirigeants de la Révolution. Les relations entre ces dirigeants étaient complètement différentes de ce qu’on nous a enseignés à l’école. Ils étaient porteurs de projets politiques contradictoires, ils avaient des caractères différents et leurs relations étaient conflictuelles. Cela, on le voit dans le film et je n’ai rien exagéré. Ces derniers temps, des historiens publient des articles dans la presse et soutiennent le film en soulignant que ces conflits ont bel et bien existé. Alors, pourquoi reprocher à un réalisateur de les révéler ? Si certains veulent réécrire l’histoire à leur manière, qu’ils ne comptent pas sur moi. Et quand on dit «C’est l’argent de l’Etat», c’est qui l’Etat ? L’Etat c’est nous tous. Moi aussi [en tant que citoyen] je suis l’Etat. Ce n’est pas parce qu’Untel travaille au ministère des Moudjahidine qu’il doit croire que l’argent lui appartient. Moi aussi je fais partie de l’Etat : je suis Algérien, je travaille en Algérie, je fais travailler des gens et je paye mes impôts. A moins qu’ils veuillent changer la notion d’Etat et qu’ils insinuent que l’Etat c’est l’Administration – c’est-à-dire eux – et que nous, nous sommes les ennemis de l’Etat. Si c’est ça, qu’on nous le dise alors.
Propos recueillis par Abdelhak N.
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