Le général Nezzar raconte les derniers moments de la vie de Benyahia (II)
L’ancien ministre de la Défense nationale explique, dans ce passage extrait du second tome de son recueil de mémoires à paraître en octobre prochain, pourquoi il était impossible que les Israéliens soient derrière l’assassinat de l’ancien ministre des Affaires étrangères, Mohamed-Seddik Benyahia, car ce dernier avait changé son itinéraire à la dernière minute pour des raisons familiales. Il répond ainsi à ceux qui ont réagi à son premier témoignage publié vendredi par Algeriepatriotique.
Le général à la retraite Khaled Nezzar a également tenu à préciser que les propos tenus par feu Bachir Boumaâza au sujet de Saddam Hussein ont été repris d’un hommage que le journaliste Ammar Belhimer a rendu au ministre chahid à l’occasion du trentième anniversaire de sa mort.
Interrogé sur les raisons pour lesquelles il «n’aborde le sujet de l’assassinat de Mohamed-Seddik Benyahia qu’aujourd’hui», le général Nezzar a répondu qu’au moment du déroulement des faits, il était un simple officier de l’ANP et que, de ce fait, il était loin des décisions politiques prises par le président Chadli et son gouvernement. «Durant les années qui ont suivi, comme tout le monde le sait, j’étais pris par les événements douloureux qu’a vécus le pays et la situation d’extrême urgence à laquelle nous devions faire face», a-t-il expliqué, serein.
M. A.-A.
La suite du témoignage du général Khaled Nezzar :
«J’ai connu feu Mohamed-Seddik Benyahia lors du voyage présidentiel qui nous a menés à Belgrade, New-Delhi et Pékin, puis aux Emirats arabes unis. Ce voyage de près d’un mois est instructif à plus d’un titre mais, au fond, sans aucun intérêt pour notre pays. Le seul dossier traité au cours de ce voyage concerne la réalisation d’une usine d’armement et une autre de munitions. Les prix obtenus auprès des Chinois sont quatre fois moins chers que ceux proposés par nos ‘’amis’’ serbes.
Dès notre arrivée à Belgrade, les Serbes nous annoncent qu’ils ne prennent à leurs frais que dix personnes, soit uniquement les membres de la délégation officielle. Les autres, environ 115 personnes, sont à notre charge. Salah Goudjil, chargé des discussions avec nos ‘’hôtes’’, leur rappelle que nous avons vidé, lorsque M. Tito est venu à Alger pour la Conférence afro-asiatique, la totalité de l’hôtel El-Aurassi. Ils répondent sans sourciller : ‘’Vous l’avez bien voulu. Nous, on ne vous a rien demandé !’’
L’Inde et la Chine agissent de la même façon envers nous. Aux Emirats, par contre, nous retrouvons la générosité et l’hospitalité des Arabes.
Sur le chemin du retour en Algérie et alors que je me trouve assis à côté de Benyahia, ce dernier s’ouvre à moi pour dire : ‘’Il était prévu que je me rende en Iran à partir des Emirats, mon avion m’attend là-bas, mais comme je suis resté trop longtemps absent, ma fille me manque, je rentre donc avec vous et je repartirai de là-bas.’’ En arrivant aux Emirats, alors que nous roulions sur le tarmac, j’aperçois le Grumman ainsi que notre ambassadeur en Iran, M. Gherieb, parmi le comité d’accueil. Une semaine après notre retour, j’apprends la triste nouvelle : l’avion de notre ministre des Affaires étrangères est abattu au-dessus de l’Irak. Aucun survivant parmi la délégation et l’équipage. Que Dieu ait leur âme !
Mais revenons à cette rencontre avec les chouyoukh.
Je me demande si le cheikh, en face, ne se paye pas ma tête quand il me dit vouloir aller sauver Saddam. Qu’importe ! J’opte pour l’explication patiente. Un cours de géostratégie : l’éloignement, l’hostilité des voisins de l’Irak, la politique des grandes puissances occidentales et les possibilités réelles de l’Algérie. Abassi revient à la charge avec de grandes amplitudes. Pendant qu’il plane, je repense à la ruée sur les casernes provoquée par Ben Bella, en 1963, lors de la brève Guerre des sables qui oppose l’Algérie et le Maroc, et les difficultés de tout ordre – logistiques principalement – qui en découlent. La caserne Ali-Khodja, sur les hauts d’Alger, est submergée par un raz-de-marée de peuple. L’odyssée des quelques centaines de volontaires retenus est chaotique et pénible. Mais les situations ne sont pas les mêmes. Ces gens, en face de moi, ont d’autres arrière-pensées. Du côté de Lamtares, dans le Belezma, à la périphérie ouest de l’Aurès, d’où je suis natif, on raconte beaucoup d’histoires de lions. Un fauve, en mal de chair fraîche, propose un marché léonin à un modeste herbivore : ‘’Je te donne un quintal d’orge, mais je te dévore après.’’ Les chouyoukh se méprennent sur le sens de mon sourire. Ali Benhadj fait dans le théâtre. Des citations coraniques, des dires de grands érudits et de belles sentences de son cru, avec force moulinets des avant-bras et de l’index. Il se croit dans un meeting. La conclusion de la diatribe de l’idole des mosquées militantes d’Alger est à la mesure de la réputation du personnage. ‘’Si, dans trois jours, nous n’obtenons pas satisfaction, nous agirons !’’ Un ultimatum ? ‘’Oui !’’ martèle Benhadj.
Abassi se rejette en arrière, visiblement effrayé par l’audace de son compagnon. Les autres chouyoukh baissent la tête. Le silence devient assourdissant. Je maîtrise ma colère. Je me lève, marquant la fin de l’entretien. Les autres font de même. ‘’Dans trois jours, alors ?’’ Ali Benhadj confirme : ‘’Dans trois jours !’’ Je hoche la tête de haut en bas. Une façon de leur dire que j’ai tout compris. J’appuie sur un bouton. Un planton vient raccompagner l’état-major du FIS.
Si les chefs intégristes avaient une connaissance moins approximative des causes et des effets des crises qui émaillent la vie politique algérienne depuis 1962, ils sauraient que l’une des raisons du coup d’Etat du 19 juin 1965 est la tentative de constitution, par Ahmed Ben Bella, d’une milice populaire pour inverser le rapport des forces en sa faveur face à une ANP entièrement entre les mains de Houari Boumediene.
Ce ne sont ni les jeunes recrues du FIS qui bombent le torse au passage des cortèges officiels, en agitant la banderole «bel vote oue’la bel be’lot» ni les rodomontades d’Abassi relatives aux déboires des armées russes en Tchétchénie qui m’inquiétaient, mais la capacité des intégristes à mobiliser la rue. Le souvenir des heures tragiques d’octobre 1988 est encore présent dans toutes les mémoires.
Il faut, en octobre 1988, des prodiges de valeur aux éléments d’intervention pour parer au feu qui monte de toute part. Les gros porteurs de l’armée de l’air volent sans désemparer d’un point à l’autre du territoire pour déverser leurs lots de gendarmes épuisés par le manque de sommeil.
La foule est une machine de guerre
Les foules déchaînées sont une machine de guerre. A la longue, lorsque le pouvoir, en face, répugne à verser le sang, elles ont toujours le dernier mot.
La pression sur Bendjedid pour l’amener le plus vite possible vers la ‘’formalité’’ du vote devient permanente.
Alger a une place importante dans la stratégie du FIS. L’exemple iranien a fait bonne école. Tout ce qui se passe dans la capitale est immédiatement visible par les médias et les diplomates étrangers qui informent leurs gouvernements.
Les organisateurs des manifestations procèdent, contre rétribution, à des déplacements massifs de sympathisants des zones rurales vers Alger. Les mosquées qui maillent les quartiers populaires répercutent les appels à la mobilisation. Les militants les plus aguerris, structurés à l’échelle de l’immeuble, de la rue et du quartier, sont aux commandes. Leur détermination et leur maîtrise de l’organisation assurent un large succès aux opérations.
Pour fanatiser davantage ses partisans, Abassi Madani fait intervenir directement Dieu en faveur de son parti. En mai 1990, au plus fort de la campagne électorale pour les municipales, au-dessus d’un stade comble de la capitale, au moment où, après forces dévotions, le leader intégriste évoque le nom d’Allah, les lettres qui composent le cri de ralliement des djihadistes du monde entier – ‘’Allah Akbar’’ – apparaissent en motifs de lumière sur l’écran bas des nuages. Ce qui procède d’une utilisation grossière du laser soulève une immense clameur hystérique. ‘’Le miracle divin’’ fait tomber en catalepsie des milliers de jeunes. L’inqualifiable manipulation psychologique montre à quel degré d’avilissement de l’islam les intégristes s’adonnent pour obtenir le ralliement des foules.
Un mois plus tard, le FIS emporte la majorité des communes. Il fait main basse sur les fichiers électoraux. Dans chaque district, il sait qui est qui. Ses militants font le tri. Des centaines de milliers de cartes électorales sont détruites. Les budgets ainsi que les moyens matériels et humains de ces collectivités passent sous leur coupe. Ils vont être mis à la disposition des groupes paramilitaires qui préparent les offensives terroristes qui vont embraser l’Algérie au cours de la décennie 1990. Au mépris de la Constitution et de la loi, la devise de la République ‘’Par le peuple et pour le peuple’’ est effacée du fronton des communes et remplacée par ‘’Baladiya islamiya’’ (commune islamique). Les murs croulent sous les inscriptions coraniques qui appellent à la mobilisation des croyants contre les ‘’mécréants’’, au djihad et à la ‘’purification des mœurs’’.
Des nervis aux ordres régentent la société par la terreur. La musique est déclarée blasphématoire. Les conservatoires sont occupés et les instruments de musique brisés. Des spectacles sont interdits par la violence.
Sous le prétexte qu’ils ont organisé des réveillons de fin d’année, hôtels et restaurants sont saccagés. Des chanteurs populaires, tels Meskoud ou Aït Menguellat sont sommés, alors qu’ils sont sur scène, d’interrompre leur récital. La police anti-émeute doit intervenir pour protéger les artistes et leur public. Le sport n’est plus permis aux filles. Des baigneuses sont poursuivies et violentées sur les plages. De jeunes couples sont interpellés et brutalisés. Les femmes sont particulièrement ciblées.
Avec la conquête des communes, les islamistes disposent désormais d’un solide tremplin administratif pour sauter plus loin. Le ‘’calme’’ dont se félicite Mouloud Hamrouche au moment où le chaos est à son paroxysme est-il une preuve de cécité ou de cynisme ?».
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