Henri Pouillot nous adresse la lettre qu’il a écrite à Emmanuel Macron
Nous publions la lettre que l’ancien combattant de la Guerre de libération nationale Henri Pouillot a adressée au président français suite à sa décision de reconnaître l’enlèvement et l’assassinat de Maurice Audin par les forces coloniales en 1957.
«Monsieur le Président,
Témoin de la Guerre de libération de l’Algérie, comme appelé (de juin 1961 à mars 1962), affecté à la Villa Susini, j’ai eu l’occasion de constater de très nombreuses exactions commises, dans cette période, par l’Armée française (en particulier la torture), des crimes contre l’Humanité, des crimes de guerre, des crimes d’Etat, dont la France porte la terrible responsabilité.
En prenant connaissance de votre déclaration du 13 septembre dernier, relative à la reconnaissance de ce crime d’état commis à l’encontre de Maurice Audin, j’ai ressenti un très, très profond soulagement. Enfin ! Cela fait 56 ans que j’attendais que la France reconnaisse et condamne cette pratique de la torture qui avait été institutionnalisée et dont j’avais constaté l’utilisation, cette horreur, dont j’ai gardé un traumatisme.
Depuis mon retour à la vie civile, le symbole de la lutte pour la vérité sur «l’affaire Maurice Audin» était donc devenu pour moi une exigence absolue, et depuis près d’une vingtaine d’années l’un des objectifs prioritaires de mon combat de militant antiraciste, anticolonialiste, des droits de l’Homme.
Ce dur combat que je mène depuis si longtemps m’aura personnellement coûté près de 15 000 euros comme conséquence du procès que m’a intenté le général Schmitt (voir : http://henri- pouillot.fr/spip.php?article685&lang=fr). Alors qu’une première étape soit enfin franchie est, pour moi, une satisfaction formidable, un sacré réconfort.
Votre déclaration à ce sujet m‘interpelle cependant sur plusieurs aspects :
Vous déclarez que «les circonstances de sa disparition demeurent floues» !!! Or, votre prédécesseur déclarait le 17 juin 2014 : «Mais les documents et les témoignages dont nous disposons aujourd’hui sont suffisamment nombreux et concordants pour infirmer la thèse de l’évasion qui avait été avancée à l’époque. M. Audin ne s’est pas évadé. Il est mort durant sa détention.» Que sont devenus ces documents et témoignages nombreux et concordants ? Quand pourront-ils être connus, consultés ?
Vous proposez «que toutes les archives de l’Etat qui concernent les disparus de la Guerre d’Algérie puissent être librement consultées». Vous, ou vos services, ont eu accès à ce qu’il existe comme archives dans ce domaine et votre déclaration semble donc dire qu’elles sont vides. Mon expérience dans ce domaine, ayant consulté les archives concernant la période de mon passage à la Villa Susini, me fait penser, effectivement, que l’armée a généralement «oublié» de consigner, en particulier dans des cas semblables, ou «adapté» l’ampleur des faits. J’ai eu téléphoniquement le témoignage que le fichier des Algériens «passés» à la villa Susini, dont l’une de mes principales fonctions était justement de le gérer, a été jeté et brûlé dans le jardin de cette villa le 20 mars 1962. Ce n’est très certainement pas la seule destruction d’archives de cette période, hélas, et laisser des espoirs de retrouver des archives significatives est vraiment illusoire.
Vous proposez que «les personnes qui ont pu connaître les circonstances de la mort de Maurice Audin sont appelées à s’exprimer librement afin d’apporter leur témoignage et conforter ainsi la vérité». Mais, vous êtes chef des Armées, vous avez un chef d’état-major des Armées pouvant identifier tous les militaires, en particulier ceux basés à Alger dans cette période de la «Bataille d’Alger», dont un assez grand nombre sont encore vivants et savent : ils pourraient, ils devraient témoigner, et tout particulièrement les officiers chargés du «renseignement» à cette époque.
Sur cette question de torture, d’élimination d’Algériens, pourquoi n’avez-vous pas également rappelé que le ministre Pierre Mesmer a envoyé les «meilleurs spécialistes de cette pratique» (Aussaresses et Trinquier) en Amérique du Sud pour former les militaires de cette région à cette technique, comme le rapporte le témoignage recueilli par Marie-Monique Robin lors de son reportage «Les Escadrons de la Mort, l’Ecole Française» ? Cette responsabilité de l’Etat français devrait, elle aussi, être condamnée. C’est avec l’exportation de cette pratique des «Crevettes Bigeard» que 30 000 Argentins ont péri (ceux pleurés par les «Folles de la place de Mai») !
Le ministre algérien Tayeb Zitouni, déclarait, à l’occasion du 61e anniversaire de la disparition de Maurice Audin, lors de sa visite à Boumerdès, que «quatre dossiers relatifs à la guerre de Libération nationale, concernant le rapatriement d’ossements, étaient en cours de négociation avec la partie française», citant à cette occasion pour la première fois le nom de Maurice Audin. Où en sont ces négociations ?
Le 5 mai 2017, à la rédaction de Mediapart, vous déclariez : «De fait, je prendrai des actes forts sur cette période de notre histoire ». Effectivement, 18 mois plus tard, vous venez de faire un geste très fort qui vous honore.
Mais, le 17 avril 2018, je vous adressais un courrier relatif aux frappes françaises en Syrie, suite à l’utilisation d’armes chimiques dans lequel je disais que j’étais scandalisé par votre décision d’avoir décidé de ces frappes pour 2 raisons : celle que la France (par votre décision) décide sans mandat de l’ONU une telle action, c’est «légitimer», demain, qu’un autre pays, en concertation ou non avec un autre état, décide et s’arroge ainsi, lui aussi, d’en «punir» l’auteur, parce qu’il estime qu’un forfait a été commis. Mais peut-être plus grave encore, c’est que la France se permette de donner des leçons de droits de l’homme dans ce domaine. En effet, vous semblez «oublier» que, pendant la Guerre de Libération de l’Algérie, le gaz (Vx et Sarin) a été utilisé (références des témoignages concrets publiés sur mon site personnel : http://henri- pouillot.fr/spip.php?article375 ). L’armée a aussi utilisé le napalm : entre 600 et 800 villages détruits. En novembre 2004, j’ai eu l’occasion de visiter les ruines du village de Zaatcha, près de Constantine, du moins ce qu’il en reste : c’était un village de 800 habitants (hommes, femmes, enfants) qui ont été brûlés vivants. Il est possible de voir sur mon site : http://henri-pouillot.fr/spip.php?article381 les images que j’en ai ramenées. C’est terrifiant, et le musée souvenir, ainsi constitué, en montre l’horreur. Ce sont donc 600 à 800 Oradour sur Glane dont la France porte la responsabilité.
Vous (par l’intermédiaire de votre chef de cabinet) m’avez répondu le 28 juin, que «cette opération militaire avait été conduite en pleine légitimité internationale», version contestée par tous les juristes internationaux, mais rien sur le passé français.
La France a ainsi commis des crimes de Guerre, crimes contre l’humanité, crimes d’Etat qu’elle n’a toujours pas reconnus, ni condamnés.
Pour concrétiser la conclusion de votre déclaration du 13 septembre 2018, vous dites : «L’approfondissement de ce travail de vérité doit ouvrir la voie à une meilleure compréhension de notre passé, à une plus grande lucidité sur les blessures de notre histoire, et à une volonté nouvelle de réconciliation des mémoires et des peuples français et algérien.»
Il serait important, justement, qu’il n’y ait pas une hiérarchie dans la reconnaissance des crimes commis, que tous le soient, que la France, pour retrouver sa légitimité de revendiquer son statut de pays leadeur dans la lutte pour les droits de l’homme s’honore en reconnaissant ces «dérapages». C’est à ce prix que la réconciliation des mémoires entre les peuples français et algérien pourra se faire totalement, et qu’ainsi la France retrouvera une parole écoutée sur le plan international pour lutter contre les atteintes aux droits de l’homme.
Dans quelques semaines, ce sera le 57e anniversaire du massacre du 17 octobre 1961 au pont Saint-Michel à Paris. Répondrez-vous favorablement à la demande qui vous a déjà été faite l’an dernier, mais restée sans réponse, de reconnaître ce crime d’Etat ?
Dans la liste de ces crimes concernant la France à l’encontre de l’Algérie, il y a (en plus de ceux précédemment évoqués dans cette lettre), le 8 Mai 1945 (constantinois : Sétif, Guelma, Kherrata), le 8 février (massacre au métro Charonne à Paris, les camps d’internement (pudiquement appelés alors camps de regroupement ayant fait plusieurs centaines de milliers de victimes), les essais nucléaires du Sahara, les viols, les «crevettes Bigeard», etc.
Il y a aussi les massacres commis à Madagascar, au Cameroun, etc., pour lesquels la France porte une terrible responsabilité et les assassinats des militants anticolonialistes (plus d’une vingtaine rien qu’à Paris) dont les plus connus Amokrane Ould Aoudia, Henri Curiel, Mehdi Ben Barka, Dulcie September, etc., pour lesquels le «secret défense» ou la «raison d’Etat» «justifient» le refus de les élucider.
En saluant ce geste très important que vous venez de faire, en vous disant bravo, en espérant qu’une suite sera donnée rapidement, je vous prie d’agréer, Monsieur le Président, mes salutations respectueuses.
Henri Pouillot
Ancien combattant de la guerre de Libération de l’Algérie, militant antiraciste, anticolonialiste, défenseur des droits de l’Homme.»
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