Des livres gratuits en français et en dziriya
Par Kaddour Naïmi – Espérons fournir une bonne nouvelle. Pour la majorité des personnes qui l’ignorent, ma jeunesse fut marquée par une proposition inédite, qui parut follement utopique à tous. En août 1968, j’avais fondé à Oran le Théâtre de la mer, une compagnie de théâtre professionnel, autonome, autogérée, de recherche et de réalisation destinée prioritairement au peuple, ignoré par l’Etat et ses artistes rétribués. L’expérience fut une belle réussite, appréciée par le public qui assistait aux représentations là où il vivait, travaillait, étudiait ; la critique nationale et une critique internationale apprécièrent également l’expérience et son originalité(1).
Me voici alors, dans l’automne de ma vie, à récidiver, avec le même enthousiasme juvénile malgré l’âge. Voici donc une initiative aussi follement utopique : la création des éditions Electrons libres (EEL). C’est une maison d’édition autonome, autogérée. Elle propose des œuvres littéraires dans tous les domaines. Ces productions se caractérisent par des contenus et des formes d’expression originaux, dans un esprit, soulignons-le, qui veut contribuer à l’existence d’une société humaine libre et solidaire. Les textes ont deux formes : écrite et audio. Cette dernière version concerne les personnes qui ont des carences de vue, les contraignant à recourir à l’ouïe, ou, encore, qui aiment entendre un texte lu par une voix appréciée.
EEL a comme siège internet. Elle est donc disponible librement, à toute heure, à toute personne. Les œuvres sont disponibles en format électronique ; toutefois, les bénéficiaires disposent du moyen de transformer personnellement le texte en format papier.
Cette maison d’édition présente une autre folie utopique. A ma connaissance, c’est la première et la seule qui propose des ouvrages en dziriya (langue algérienne arabophone). Cette proposition est conforme au vœu formulé dans un essai(2). Le tamazight n’est pas proposé car, malheureusement, je ne le pratique pas. Espérons que des Amazighes s’occuperont efficacement de ce créneau, dans le même esprit que EEL. Une troisième langue est considérée : l’italien, dans laquelle j’écris également.
Qui donc finance cette initiative ? «Idiyâ ou moukhî» (mes mains et mon cerveau), comme dit l’adage populaire algérien, autrement dit mon travail personnel, auquel s’ajoute une partie de ma très modeste pension de retraite, notamment pour héberger le site.
Pour le reste, comme dans la première phase du Théâtre de la mer, les productions sont proposées gratuitement, quitte à ce que les bénéficiaires, en échange, soutiennent les activités par un don financier, selon leurs possibilités. Mais, aussi, par des commentaires et des suggestions. Bien entendu, cette initiative éditoriale dépendra non pas des «lois du marché» (autrement dit de la rapacité financière d’un éditeur, quelle que soit sa couleur idéologique), mais de la conscience et de la volonté des bénéficiaires directs des ouvrages proposés.
La présentation du site encourage également à la création de sites semblables, afin de créer un réseau de solidarité, capable d’élargir les agents et les bénéficiaires de ce genre d’initiative. Celle-ci est notamment très précieuse et remplit un vide en Algérie, où l’on sait quelle est la situation de l’édition, des librairies et des impératifs commerciaux et idéologiques qui les conditionnent.
En passant, il semble utile de relater une anecdote, suivie d’une réflexion. Durant ma jeunesse, ma pauvreté financière m’obligeait, en Algérie et en France, à me procurer des livres en les… volant ! Je me permettais ce comportement uniquement dans des librairies assez grandes, en sachant que les pertes résultant de vol de libres étaient compensées par les marges de profit du libraire. Avec mes camarades agissant de manière identique, nous appelions ce comportement de notre part : «Appropriation autonome de la culture, qui doit être offerte gratuitement !»
Réflexion. Je me demande toujours pourquoi des auteurs de livres, se déclarant en faveur d’une société libre et solidaire, c’est-à-dire débarrassée du profit capitaliste, d’une part, et, d’autre part, disposant de ressources financières suffisantes pour vivre, continuent à faire publier leurs ouvrages par des éditeurs, dont le premier critère est le profit commercial, au lieu de proposer leurs écrits gratuitement sur internet.
Voici, enfin, un dernier motif qui justifie la création des EEL. Quelques tentatives de contact de ma part avec des éditeurs algériens et français, grands et petits, se proclamant «démocrates», «progressistes», de «gauche», etc., m’ont démontré l’inutilité de mes démarches. Ces échecs me rappelèrent l’expérience théâtrale de ma jeunesse. Les œuvres réalisées n’auraient jamais été acceptées par les établissements étatiques de théâtre en Algérie ni par des compagnies étatiques ou privées en France. Les motifs étaient clairs :
1) les formes des pièces de théâtre présentaient une conception esthétiquement expérimentale innovante (à quoi bon répéter des recettes qui ont eu du succès ?) ;
2) les contenus des œuvres se caractérisaient par une éthique libre et solidaire, à contre-courant des idéologies dominantes, y compris de «gauche» ;
3) le destinataire de ces productions était clairement un public désireux de concrétiser un idéal de réelle liberté solidaire.
Autres particularités de cette maison d’édition. Elle présente mes productions personnelles. C’est donc de l’autoédition. Je suis conscient du dédain dont elle est généralement sujette. Il est vrai qu’une certaine forme d’autoédition le mérite pleinement. Mais la règle peut avoir des exceptions. Espérons que les éditions Electrons libres en font partie. Aux lecteurs et lectrices d’en juger.
Les EEL ont une autre particularité. Elles encouragent la participation des personnes, en proposant l’envoi de leurs productions, sous forme écrite ou audio. Elles seront jugées exclusivement par des lecteurs et lectrices. C’est le cas dans les domaines suivants : poésie, nouvelle, courts essais sociologiques, articles de presse. Ces œuvres seront finalement proposées gratuitement sous forme électronique. En cas de don financier de la part des bénéficiaires de ces œuvres, celui-ci sera donné entièrement aux auteurs concernés.
Souhaitons que cette initiative sera appréciée, suscitera des coopérations positives et encouragera à la création de propositions semblables(3). Outre la possibilité d’insérer des commentaires directement sur le site, un blog élargit les contenus et la participation(4). Celle-ci est fondamentale pour évaluer l’utilité des EEL et les améliorer. Le but final est de concrétiser, de manière collective, un idéal social commun, chacun selon ses possibilités et ses besoins.
Prochainement seront présentés les divers ouvrages déjà disponibles sur EEL et des appels à participation.
K. N.
(1) L’expérience est relatée en détail dans l’ouvrage Ethique et esthétique au théâtre et alentours, gratuitement accessible sur internet.
(2) Défense des langues populaires : le cas algérien. Il sera prochainement présenté dans ce journal. Toutefois, il est déjà gratuitement disponible ici.
Site des éditions Electrons libres. La section prévue en langue italienne se justifie par le fait que certaines de mes productions littéraires sont rédigées dans cet idiome.
Comment (41)