L’ennemi extérieur est partout mais l’ennemi intérieur n’est nulle part
Par Mesloub Khider – «Il est temps que les victimes s’avisent qu’en rejetant sur les autres la responsabilité du sort qui les afflige, ils renoncent à leurs capacités de s’affranchir.» (Raoul Vaneigem).
Décidément, l’introspection ne fait pas partie de la personnalité de l’Algérien. Ni l’autocritique ne fait partie de son trait de caractère. Tant il est persuadé d’être irréprochable, d’être incorruptible. Au-dessus de tout soupçon. Il représente la morale incarnée. La vertu personnifiée. Il est l’élu de Dieu. De là s’explique sa prédisposition d’esprit marquée par l’absence de toute remise en cause de sa personne, de son pays. Et de toute reconnaissance de sa responsabilité. Jamais responsable, jamais coupable. De là vient sa propension à focaliser son regard sur l’ennemi fantomatique extérieur pour mieux laisser les démons intérieurs sévirent en toute tranquillité dans cette paradisiaque Algérie. C’est vrai : l’enfer, c’est les autres. Nous, nous menons paisiblement notre vie à huis clos.
Cette posture est le fruit d’un demi-siècle d’endoctrinement idéologique accompli par le pouvoir. A lire les médias ou à entendre nombre d’Algériens, tous les malheurs du pays depuis l’indépendance sont, selon eux, l’œuvre de la main invisible étrangère. Qu’il s’agisse des mouvements kabyles en lutte pour la reconnaissance de la langue et de la culture amazighes, des multiples combats politiques et révoltes sociales ayant agité le pays depuis 1962, de l’éclosion et de l’expansion de l’islamisme, de l’explosion du terrorisme, de la faillite économique du pays, de l’expatriation massive, de la fuite des cerveaux, de l’échec de l’école ou autres tragédies, le pouvoir et les médias accusent toujours certains pays étrangers d’être les instigateurs de nos désastres.
Comme si l’Algérien du peuple, à chaque fois qu’il lutte et se révolte, est dépourvu de toute conscience politique, d’intelligence. Comme si l’Algérien est incapable d’agir par lui-même, de lutter pour ses droits politiques, ses intérêts économiques, ses revendications linguistiques et identitaires. A croire que l’Algérien serait une simple marionnette que des mains étrangères manipuleraient à leur guise.
Selon certains auteurs, l’Algérie serait en butte à une déstabilisation fomentée par l’ancienne puissance coloniale.
Cette propension du pouvoir et des médias à désigner systématiquement l’étranger comme responsable des méfaits de l’Algérie a abouti au développement d’une attitude paranoïaque se traduisant par l’impossibilité de porter le moindre regard critique sur la politique intérieure du pays au motif qu’il ferait le jeu des pays ennemis de l’Algérie. Elle s’est traduite par une forme d’autocensure revendicative sociale et économique sous prétexte qu’elle profiterait aux ennemis de l’Algérie. Qu’elle affaiblirait le pays. Ainsi, par un endoctrinement idéologique chauvin profond et massif, le pouvoir est parvenu à souder derrière lui, dans une union sacrée quasi mystique, la majorité de la population algérienne pour qui l’ennemi extérieur est partout, mais l’ennemi intérieur n’est nulle part.
Au reste, pour ce qui est de l’islamisme, à lire certains médias et essais politiques, la naissance et l’expansion des mouvements islamistes ne seraient pas l’enfant (le FIS) du régime algérien, l’œuvre de l’école algérienne, le produit des mosquées algériennes, mais le fruit de l’hostilité malfaisante des pays étrangers, notamment les pays du Golfe (Arabie Saoudite en tête), et les Occidentaux, en particulier la France. Il n’est pas la conséquence de cette politique forcenée d’arabisation et d’islamisation impulsée par Boumediène pour contrer les forces progressistes algériennes en effervescence dans les années 60 et 70, mais l’aboutissement des complots menés par les pays étrangers pour déstabiliser l’Algérie.
Somme toute, tout ce qui nous arrive serait ainsi la faute des pays étrangers : problèmes économiques, difficultés sociales, crise politique, crise identitaire, crise linguistique, décennie noire, sous-développement économique, problèmes de délinquance et d’incivilité, problèmes sanitaires et médicaux, etc. Quand ce n’est pas la France qui est accusée de déstabiliser l’Algérie, c’est le Maroc. Quand ce n’est pas l’Arabie Saoudite, c’est Israël. Oun de manière générale, c’est la faute à l’Occident. L’Occident a bon dos ! On peut, à bon compte, le rendre comptable de tous les crimes perpétrés dans le monde, l’accabler de tous les péchés. Et particulièrement aux heures sombres de l’histoire. Surtout, comme actuellement, quand les pays, à l’instar de l’Algérie, vivent des moments de crises politiques et économiques graves.
La «bouc-émissairisation» va bon train. Chaque pays du Sud, le Venezuela, l’Iran, l’Algérie, pour se dédouaner de sa gabegie et son impéritie, incrimine l’Occident. Et les intellectuels organiques officiant au service de leur Etats respectifs du Sud, comme en Algérie, se chargent servilement et fructueusement de cette basse besogne d’embrigadement idéologique menée à l’endroit des masses populaires pour les arrimer et les asservir davantage à leurs potentats inamovibles. Et à force de matraquages doctrinaux et de maquillages de la réalité, nos plumitifs de service réussissent grandement leur entreprise de conditionnement mental. Particulièrement en Algérie.
Par ces récurrents réquisitoires portés uniquement contre l’Occidental, on parvient ainsi à blanchir l’Etat de son propre pays. A cautionner par cécité ou complicité les pires politiques antisociales, les répressions et massacres commis par l’Etat de son pays contre le peuple.
Aussi, on aboutit à soutenir ses politiques belliqueuses. A justifier son armement outrancièrement indécent eu égard à la misère de l’immense majorité de sa population. À couvrir ses entreprises idéologiques d’endoctrinement nationalistes et chauvines. À légitimer sa domination dictatoriale sur le pays. A l’aider à obtenir l’adhésion des masses opprimées à ses politiques antisociales. A dédouaner ses sanglantes répressions exercées contre sa population. A valider ses falsifications historiques du récit national. A soutenir ses entreprises de négation identitaire culturelle et linguistique des membres minoritaires de ses citoyens souvent réprimés pour cause de revendications permanentes de leurs droits. A passer sous silence son rôle au service des dominants, les puissances impérialistes. En résumé, à entretenir l’illusion de l’Etat neutre au service de tout le monde, des intérêts généraux de toute la population.
Jamais dans l’histoire contemporaine les pays n’ont été gouvernés par des dirigeants aussi irresponsables que dangereux, aussi incapables qu’inutiles, aussi ridicules qu’insignifiants, aussi incultes qu’immatures. Jamais ils n’ont sabordé leur pays avec tant de cynisme, au nom de la raison économique capitaliste soucieuse seulement de sacrifier tous les acquis sociaux, exception faite des capitaux acquis par nos dirigeants, toujours insuffisants selon ces requins de la finance, adorateurs du billet vert (et non du Livre Vert).
Partout les puissants despotes politiques aux couleurs nationales nous infligent leurs dictatures tentaculaires. Ces seigneurs féodaux des temps modernes, alliés de la finance, nous imposent le dénuement, la misère, la clochardisation de nos conditions d’existence. D’Alger à Caracas en passant par Athènes et Dakar, Téhéran et Le Caire, ces dirigeants dictent les mêmes mesures d’austérité, imposent des réformes inhumaines. Jamais ils n’ont été autant unis et solidaires dans leur détermination à nous faire payer leur crise.
Le premier responsable de nos malheurs, c’est donc notre gouvernement.
Enfin, par ailleurs, quand ce n’est pas l’Occident qui est rendu responsable de tous les malheurs de la terre, c’est cette nébuleuse théorie du complot, cette Arlésienne qui est convoquée à la barre du tribunal de la paresse intellectuelle pour décortiquer la presse internationale. Les adeptes sulfureux des théories complotistes sévissent librement sur la Toile. Ces sinistres personnages, très répandus sur les réseaux internet, participent à cette entreprise d’enfumage paranoïaque chargée de fouiller dans les poubelles des médias pour appuyer leurs sempiternelles vaseuses conclusions conspirationnistes.
A l’instar du croyant pour qui l’œil de Dieu est partout, l’adepte du complotisme voit la main du juif derrière tout événement. Quand ce n’est pas la main du juif, c’est le bras de la franc-maçonnerie qui est désigné. Quand les deux ne suffisent pas, le corps entier militaro-impérialiste étasunien est appelé à la rescousse pour suppléer l’absence d’analyse, d’arguments.
Rien ne sert de sonder les profondeurs des âmes ténébreuses de nos dirigeants politiques et économiques algériens maléfiques, ni d’explorer les tréfonds des soubresauts de la géopolitique machiavélique, ni de percer les soubassements des intérêts du capital mondial diabolique. Tout s’explique en surface par la présence inévitable du complotiste toujours embusqué derrière tout événement.
Le fatalisme règne en maître et au grand bénéfice du «grand maître», le capital.
Ainsi, ces théoriciens du complot nous invitent, par leur raisonnement enfantin et infantile, futile et puéril, à lâcher la proie pour l’ombre ! Somme toute, tel un théâtre d’ombres chinoises où les marionnettistes tiennent et tirent les ficelles, la scène politique algérienne serait ainsi manipulée par les conspirationnistes de tous bords, dissimulés derrière le rideau opaque de l’Elysée, du Pentagone, de Tel-Aviv, de Rabat, etc. Le degré zéro de la pensée dans sa nudité et nullité intellectuelles. Mais stade suprême de la collusion entre les «intellectuels» organiques et les organes du pouvoir algérien.
La force d’un problème se nourrit de la faiblesse du corps du problème. Autrement dit, le problème surgit du cœur de la fragilité interne de la situation. Sans lésion préalable interne, pas de pression externe. Une cellule saine n’offre aucune prise aux agressions destructives ; elle est immunisée contre l’invasion. Seule une blessure interne favorise la «gangrénisation» du corps.
Un pays fort, par sa seule existence, paralyse l’adversité, neutralise l’ennemi.
M. K.
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