Libérer l’usage, libérer les esprits
Par Akram Chorfi – Des débats très animés ont lieu sur le Net, parfois caractérisés par des dérapages verbaux qui ne reflètent pas du tout la hauteur qui sied à un échange sur le statut, le rôle et la place des langues dans la société. Tel défend l’arabe et s’enferme dans le prestige supposé de cette langue qu’il auréole de la sacralité du Coran, tel autre s’en va invoquer la grandeur occidentale pour échafauder toute une théorie sur la scientificité d’une langue par rapport à d’autres.
Défendant avec ardeur et zèle leur langue maternelle, des berbérophones tentent de la valoriser en la comparant, en la confrontant et en l’opposant à d’autres langues, notamment à l’arabe, censé être la langue adverse, l’ennemie linguistique et idéologique de la langue amazighe, comme si, selon cette logique, le français, langue du colonisateur, pouvait être aussi diabolisée, car langue, 132 ans durant, de l’avilissement et de la déshumanisation.
Cette inimitié fausse le débat et déroute la réflexion, empêchant de saisir les véritables tenants du sous-développement et de la suprématie dits linguistiques. Sous cet angle de vue étroit, on continuera de mythifier des langues et d’en incriminer d’autres.
Pourtant, les linguistes le savent, une langue, quelles que soient ses particularités, n’est ni meilleure, ni pire que les autres langues, elle est tout simplement différente et là où elle prend son importance, son poids social et sa prégnance intellectuelle, c’est en tant que langue usitée, qui accompagne le développement économique et social, exprimant, à chaque époque, le génie humain et les dépassements collectifs.
Cela dit, rien ne peut faire concurrence, dans l’esprit d’une personne, à une langue tétée dans le sein maternel ; elle a la préférence originelle autant qu’elle est la clé qui donne accès à la communauté autant qu’elle est porteuse de toutes les émotions codifiées en elle, et qu’elle entretient le sentiment et la fierté d’appartenance.
En fait, à opposer les langues amazighe et arabe, on perd de vue une réalité incontestable, c’est que les deux langues sont des langues maternelles pour les Algériens, ceux qui sont restés berbérophones et ceux qui sont devenus arabophones. Cela est d’un tel ancrage historique qui se compte en millénaire et plus, que les Amazighs arabisés n’imaginent pas qu’on puisse remettre en question ce legs de l’histoire, de même que l’Amazigh berbérophone ne peut se concevoir sans sa langue maternelle qui parle son identité profonde, sa culture, son histoire et qui marque sa différence. Faut-il le dire, les Algériens arabophones se reconnaissent dans la langue qu’ils parlent, de même que les Algériens berbérophones se reconnaissent dans le tamazight qu’ils parlent.
Mais il subsiste encore la question du préjugé qui consiste à incriminer la langue en la rendant responsable du sous-développement. Encore une fois, la réflexion est déroutée et le symptôme du sous-développement est identifié, à tort, comme la cause de celui-ci.
Des paramètres permettent de déterminer les avantages et les inconvénients qu’on aurait à utiliser une langue comme vecteur de science et de savoir, mais ils ne sont pas intrinsèquement liés à la langue, plutôt à la communauté qui l’utilise. D’où la vérité qui peut déranger et en même temps déplacer la responsabilité, que s’il n’y a pas assez de savoir dans une langue, cela n’est pas évidemment de la responsabilité de la langue, mais plutôt de la responsabilité des utilisateurs de cette langue, censés l’enrichir dans et par l’usage, en créant, à travers la dynamique humaine, sociale et économique, les conditions de son évolution dans tous les domaines de l’activité humaine et, surtout, en faisant en sorte qu’elle ne se coupe pas des masses d’utilisateurs en devenant – par refus d’intégrer les transgressions incessantes de l’usage qui ont vocation à la faire évoluer avec son environnement – une langue de papier dans laquelle les locuteurs ne rêvent pas, ne pensent pas, ne créent pas, se contentant de la figer dans la répétition psalmodique des textes sacrés et consacrés, et dans l’écriture littéraire, loin de la réalité de l’usage qui prime historiquement sur la règle.
C’est toute l’histoire du latin, enfermé, des siècles durant, dans les salles d’études des jésuites. Le latin mort, c’est la savoir qui s’en est émancipé, lorsque l’Europe médiévale a découvert, avec effarement, que l’arabe est la langue du savoir et de la science. Fallait-il, au nom de la sacralité du latin, rejeter la langue de l’ennemi, au risque de se fermer à un gisement infini de connaissances, elles-mêmes constituées à partir des traductions indiennes, perses et gréco-latines ?
L’arabe maghrébin aurait dû devenir, avec le temps – il en a eu assez – une langue à part. Elle l’est, dans les faits, cette langue qui se chante dans les qçaïd du chaâbi et de l’andalous. Subtile, exprimant des idées complexes, imagées, nourries de philosophie et de morale religieuse et universelle. Elle ne l’est pas dans les cercles académiques où se décrètent la légitimité et la reconnaissance linguistiques, l’arabe originel étant demeuré, au nom de la sacralité du message qu’il porte, une langue intouchable. Lorsqu’une langue donne au changement le sens d’altération, elle le condamne et fige son objet qu’elle soustrait à l’usure du temps, quitte à ce que l’usage s’en départisse, s’émancipe au point où la langue usitée ne reconnaisse plus sa souche matricielle.
Tamazight, elle, aurait pu connaître une autre fortune s’il avait été une langue écrite. Mais ses usagers, par ouverture d’esprit ou par tradition, semblent avoir laissé cet usage dit majeur, aux langues venues d’ailleurs, jusque y compris l’arabe, gardant pour eux, en dignes Africains, la parole et l’oralité qui la porte, dans le chant, dans la poésie, dans les récits des mythes ancestraux, dans la virtuosité des aèdes, et la sage folie des derviches.
Aujourd’hui, le tamazight s’impose comme langue nationale et officielle et même s’il peine encore, académiquement, à réunir les conditions pour prévaloir de façon scientifique en tant que langue capable d’inventorier et de décrire le savoir constitué, il est déjà une sève fertile qui coule dans les veines d’usagers passionnés, acquis à sa cause ; il est déjà dans une jeune littérature écrite qui a ses lecteurs et qui se traduit dans plusieurs langues, il est déjà dans de nombreuses écoles et universités en tant qu’objet de savoir et que vecteur de connaissance.
Il est temps que le tamazight cesse de se définir par opposition à l’arabe, et qu’il interroge, désormais, ses limites et ses possibilités comme autant de raisons d’inscrire son avènement – dans l’histoire à venir et des futures générations de berbérophones – dans l’usage global (les usages social, économique, administratif, scolaire, etc.), comme une langue moderne en mesure de créer le monde et de le vivre.
Quant aux langues étrangères, elles doivent être investies par les Algériennes et les Algériens, de toutes les façons possibles, à l’instar de ce qu’avaient fait les Arabes en traduisant les Indiens et les Grecs, à l’instar de ce qu’avaient fait les latins en traduisant les Arabes, à l’instar de ce que fait le monde entier aujourd’hui en traduisant les Anglo-saxons.
A. C.
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