Contribution du Dr Arab Kennouche – Généraux en prison et civils en liberté
Par Dr Arab Kennouche – L’arrestation subite de nombreux généraux de l’ANP, au faîte de leur carrière stratégique et ayant détenu des pouvoirs de décision importants dans la politique sécuritaire du pays, ne peut en aucun cas s’arrêter uniquement à des considérations d’enrichissement personnel, même avérées par la justice militaire, comme pour une vulgaire affaire de droit commun. Ce que l’on présente comme une remise en ordre des comptes publics de la nation par la voie de la justice militaire pêcherait par un défaut d’analyse profond, si l’on méconnaissait les grands axes de politique internationale nés de l’irruption du terrorisme islamiste des années 90 en Algérie, avec en ligne de mire une attaque frontale de l’autorité militaire algérienne, au profit d’une société dite civile jugée à tort comme la victime du poids politique de l’ANP.
Les derniers bouleversements de la scène algérienne semblent encore suivre cette ligne de fracture, d’une armée vouée aux gémonies jusqu’au dernier soldat, alors que dans le même temps, de grandes affaires de corruption, dont celle impliquant l’ex-ministre de l’Energie, Chakib Khelil, n’ont toujours pas reçu de réponse adéquate d’un point de vue juridique, l’ancien ministre ayant été soustrait à la justice de son pays.
En effet, ne pas voir l’éviction de hauts-gradés de l’ANP comme la continuation directe d’une politique historique de soutien, hier, aux islamistes par les Occidentaux, aujourd’hui à l’Etat civil du néo-FLN de Saïdani et Ould-Abbès, grand représentant s’il en est des années de braise de la corruption, contre l’ANP, serait faire preuve de cécité intellectuelle : pourquoi un tel acharnement contre l’armée, alors que de nombreux sanguinaires islamistes demeurent en liberté aujourd’hui et, de surcroît, tout autant de civils mouillés jusqu’au cou dans des affaires d’argent ou de trafic d’influence ? Faut-il donc légitimement s’interroger sur cette véritable chasse aux sorcières au-delà des cadres traditionnels de lutte contre la corruption pour y voir l’approfondissement d’un agenda occidental bien rôdé (le fameux «qui-tue-qui ?») ou bien qui favoriserait de tels intérêts, et qui vise spécifiquement les forces profondes de l’ANP comme dans les années 90 jusqu’à la restructuration de l’ex-DRS ?
La question reste pertinente si l’on retient que le motif de la corruption au cœur des procès militaires actuels ne tient pas la route pour deux raisons principales : celle d’un timing incohérent – pourquoi, en effet, avoir attendu autant de temps pour nettoyer l’Algérie du crime économique comme dans une phase ultime qui fait plutôt figure de réveil tardif ? – et, surtout, le caractère très sélectif des personnes incriminées, en comparaison d’autres innombrables affaires dites civiles, dont les fameux procès Sonatrach I et II. Personne n’a, en effet, oublié les passe-droits de Chakib Khelil.
De toute évidence, une première interrogation s’impose depuis que le tribunal militaire de Blida, ayant placé sous mandat de dépôt trois commandants de régions militaires, ainsi qu’un commandant de la Gendarmerie nationale, sur la nature des graves dysfonctionnements dans la haute hiérarchie militaire, notamment au sein de l’état-major dirigé par Ahmed Gaïd-Salah. Comment donc n’a-t-il rien pu voir arriver dans un contexte géopolitique des plus contraignants pour l’Algérie et en vue duquel le chef d’état-major de l’ANP avait confié la direction de vastes opérations militaires à un général-major désormais sous les verrous ? C’est la première faute que l’on pourrait reprocher au chef d’état-major, étant donné l’ampleur des amputations dans le corps des officiers qui, encore hier, commandaient des régions stratégiques dans la défense du pays mais qui, aujourd’hui, se retrouvent derrière les barreaux.
Doit-on douter de la compétence du général Gaïd-Salah à lever tout soupçon de corruption ou de trafic d’influence sur ses chefs en exercice sur le champ de bataille, comme nous étions en droit de nous attendre au vu des responsabilités engagées, ou encore à préserver le moral de ses troupes de toute atteinte politicienne ? Pourquoi autant de diligence à montrer une Algérie militairement forte à ses frontières, comme dans l’opération «Toufane-2018», tout en reconnaissant par ces démembrements de profondes défaillances dans plusieurs Régions militaires ? Faudra-t-il, désormais, renouveler tous ces exercices militaires qui, en direction du Maroc et de la Libye, visaient à démontrer une Algérie inébranlable ? Ahmed Gaïd-Salah a-t-il fauté ?
En somme, on pourrait avancer l’argument de la négligence, mais à un tel niveau de responsabilité engageant Ahmed Gaïd-Salah lui-même et sa vaste expérience, une autre interrogation sous-jacente ne peut que ressortir de ces limogeages en série énigmatiques. Car, malgré tout, le chef d’état-major n’aurait aucun intérêt à susciter autant de vagues et d’émoi au point de démoraliser l’ensemble des troupes, comme une fois il le reprocha à un certain Benhadid. Si le général Benhadid, lors de déclarations quelque peu imbibées, s’était maladroitement permis d’outrepasser les règles de réserve dues à son ancien statut, que dire alors de généraux jetés en pâture à une presse internationale sans aucun commentaire du chef d’état-major pourtant premier responsable de l’image de l’ANP et plutôt enclin à arguer de la lettre constitutionnelle ?
Plus grave, serait-on dans l’erreur si l’on invoquait à travers ces limogeages, l’incurie d’un état-major dépassé par les événements et peu soucieux de contrôler la probité morale, voire patriotique de larges segments stratégiques de la défense nationale ? Ou, alors, en toute logique, le chef d’état-major n’est pas le véritable premier décideur de ces réajustements ? Faut-il en déduire une lecture plus politique que purement organisationnelle et en conclure aux premiers déchirements idéologiques dans la relation ombilicale entre le ministre de la Défense, le président Abdelaziz Bouteflika lui-même, et le vice-ministre, Ahmed Gaïd-Salah ?
En effet, Il ne faudrait pas faire fi, dans cette affaire de restructuration des Régions militaires, de l’imbrication problématique des pouvoirs de ministre de la Défense nationale et de chef d’état-major, au point où d’importantes décisions purement militaires peuvent provenir du levier politique, en l’occurrence la Présidence, comme d’autres essentiellement politiques sont à l’origine issues des cercles militaires, notamment depuis la politisation forcée de la fonction militaire du chef d’état-major par sa double position de vice-ministre et de chef militaire dans l’Etat. Ce qui tendrait à confirmer qu’aussi bien Ahmed Gaïd-Salah que l’Exécutif se sont fourvoyés dans un imbroglio politico-militaire peu propice à relancer l’idée d’un découplage des questions militaires et civiles, souvent revendiqué comme pierre angulaire de la déclaration issue du Congrès de la Soummam, mais peu appliqué, surtout dans ce contexte pré-électoral à quelques encablures de la présidentielle de 2019.
A. K.
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