Comment Kamel Daoud dupe ses lecteurs au profit de ses mécènes
Par Youcef Benzatat – Il y a dans son style une façon d’user de généralisations outrancières envers les anciens combattants de la guerre d’indépendance, pour anéantir chez son lecteur toute possibilité d’empathie et de considérations pour leur engagement et leur sacrifice. «Quand j’étais enfant, l’une des façons de faire rire autour de soi était de moquer les vétérans de guerre et leur propension à exagérer ou inventer leurs faits d’armes passés pour bénéficier de privilèges au présent.» Notons que l’objet des moqueries n’est pas formulé au conditionnel, celui qui désigne des vétérans parmi d’autres, sujets à propension d’exagérer ou d’inventer leurs faits d’armes, mais tous les vétérans de guerre ! En fait, ce qui est visé ici, c’est l’esprit même de la lutte armée pour l’indépendance qui est mis en doute. Il va de soi que toute guerre produit ce phénomène chez certains de ses vétérans, qui ont tendance à l’exagération et à l’invention de faits d’armes imaginaires. Encore que, dans le cas algérien, cette guerre n’en était pas une. C’était plutôt une révolution menée les mains nues par tout un peuple spolié de ses terres et dépouillé de tous ses droits contre un empire colonial, possédant une armée parmi les plus puissantes au monde. Le combat inégal se soldant par la victoire sur l’ennemi avait prédisposé beaucoup de vétérans vers la propension à l’exagération et à l’invention de faits d’armes. Non pas systématiquement pour des calculs de privilèges, mais souvent par l’euphorie d’avoir reconquis leur liberté et leur dignité. Une autre manière de prolonger cette euphorie en poursuivant les faits d’armes par des inventions entièrement construites dans l’imaginaire. Ces braves gens ne sont pas à plaindre, ils sont plutôt attendrissants par leur abnégation et leur courage d’avoir mené une guerre à la dimension de David contre Goliath. Nous aussi ils nous faisaient rire, mais non pas par mépris et pour susciter leur haine et celle de leur combat chez l’auditoire, mais plutôt par tendresse et par respect pour la folie qui s’est emparée d’eux, à avoir osé affronter la mort pour l’idéal de liberté et de dignité et le délire dans lequel ils se sont plongés longtemps après la fin de la guerre.
Comme dans toute posture de radicalisation, il y a nulle place pour la nuance. Le style de Kamel Daoud ne se fonde pas sur les règles de la littérature, il s’apparente plutôt à la figure performative, celle des rhétoriques essentialistes et totalitaires. Son lecteur est privé de tout espace d’intrusion dans le texte. C’est à prendre ou à laisser. Comme chez les intégristes, où toute démonstration scientifique ou discours rhétorique devrait démontrer l’existence de dieu et ne doit en aucun cas laisser à l’auditeur d’espace pour le doute ou la nuance. C’est le propre de tout essentialisme, comme celui qu’il a déployé pour commenter la gigantesque manipulation des viols de Cologne. C’est par cette figure rhétorique qu’il s’adresse à ses lecteurs et à ses mécènes du New York Times dans sa démonstration du rejet de la Guerre de Libération nationale, à travers son texte : Ma guerre avec la guerre d’Algérie. «Je n’ai pas connu la guerre, mais elle a été présente dans mon imaginaire. Par la voie de mes parents et proches et de leurs discussions, et par la voie de l’Etat : l’école, la télévision, les fêtes officielles et les discours politiques. Tout ce que j’entendis alors a créé en moi, comme dans l’esprit de beaucoup de personnes de mon âge, une saturation qui provoqua le rejet.» En plus d’user d’une assertion, à travers laquelle il assène à son auditeur une opinion subjective qu’il doit tenir pour une vérité sans nuance, sur qui il entend exercer une pression d’influence «comme dans l’esprit de beaucoup de personnes de mon âge», il construit sa rhétorique malhonnêtement sur la collecte d’informations sélectives.
Une chose est sûre : nos parents qui ont vécu dans leur chair et dans leur esprit les affres de la colonisation, et qui ont été témoins du sacrifice des martyrs et de tous ceux qui ont pu s’en sortir vivants de la barbarie de cette guerre après un long combat contre l’ennemi commun, savent nuancer entre les authentiques et l’existence réelle de faux vétérans et de ceux qui exagéraient leurs faits d’armes pour bénéficier de privilèges. Mais Kamel Daoud n’a visiblement retenu des récits de ses parents et de ses proches que ceux relatifs au deuxième cas de figure, qu’il généralisa à tous ceux qui ont porté les armes, pour asseoir sa rhétorique voulue par ses mécènes.
On retrouve le même style de discours mensonger, fondé sur des arguments sélectifs, lorsqu’il s’agit de la représentation de l’image de la guerre. Seule retient son attention l’image véhiculée par le discours officiel, caractérisé le plus souvent, certes, parle détournement de l’idéal révolutionnaire au profit d’un pouvoir ayant usurpé l’autorité par la violence et la coercition, au nom de ce même idéal «la voie de l’Etat : l’école, la télévision, les fêtes officielles et les discours politiques». Evacuant de son répertoire argumentaire tous les discours de ceux qui s’opposent au discours officiel pour façonner une autre représentation de la Révolution et de ses idéaux. Comme tout intégriste, il ne retient que ce qui conforte sa rhétorique de rejet de la guerre, ses motivations et son idéal, jusqu’à la tentation de sa délégitimation pour satisfaire les vœux de ses mécènes faussaires. «On me faisait sentir coupable de n’être pas né plus tôt pour pouvoir faire la guerre. Endetté vis-à-vis de ceux qui s’étaient battus contre la France, j’étais sommé de vénérer mes aînés. Je fais donc partie de cette génération pour qui la mémoire de la guerre d’Algérie… Nous avons grandi convaincus qu’il s’agissait désormais d’une rente et non plus d’une épopée.» C’est ainsi qu’il conclut la première partie de son texte.
Quelque part, sa posture lui est tombée sur la tête, comme les dieux tombent des cieux. La réhabilitation du colon et le déni du crime colonial dans son roman Meursault contre-enquête, qui lui a valu d’importants prix littéraire chez l’ancien colonisateur, lui a attribué une place privilégiée, dont il ne pourra se défaire, sous peine de tout perdre, et ses privilèges et sa posture de fétiche médiatique.
Cette posture, devenue sa névrose, l’a entraîné dans une fuite en avant de laquelle il ne peut plus faire marche arrière. Elle l’empêche désormais d’avoir la sincérité nécessaire pour disposer suffisamment de qualités intellectuelles de discernement et de recul pour percevoir sa société, son histoire et sa mémoire avec le plus d’objectivité. A travers son insistance et son acharnement du rejet de la mémoire de la guerre de libération nationale, Kamel Daoud semble se battre contre sa propre névrose. Il cherche son réconfort chez toute une génération qu’il voudrait influencer en l’associant à son délire. Sachant pertinemment, que celle-ci est disposée dans une grande partie à le suivre sans même comprendre le fond de son discours. L’effet médiatique de consécration de ses mécènes leur suffit comme légitimation. Ce qui leur importe, c’est de se venger d’un pouvoir qui a volé leur vie et hypothéqué leur avenir.
Y. B.
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