Echec de la langue arabe ou faillite de la pédagogie islamisée ?
Par Mesloub Khider – «Que répondre à un homme qui vous dit qu’il aime mieux obéir à Dieu qu’aux hommes et qui, en conséquence, est sûr de mériter le ciel en vous égorgeant ?» (Voltaire, Dictionnaire philosophique)
Le système éducatif algérien alimente beaucoup de débats. Une chose est sûre : il ne permet ni d’étancher la soif de connaissances ni de nourrir à sa faim l’Algérien grâce au travail jamais décroché à l’issue des études. Car, en Algérie, le travail est une denrée rare. En revanche, les denrées importées sont abondantes. L’économie rentière se chargeant de pourvoir aux besoins de la population entière. Assurément, l’Algérie, faute d’avoir de grandes idées pour développer son économie, dispose de pétrole pour éviter de penser son développement. Malheureusement, on oublie que l’économie algérienne est assise sur du sable mouvant. Et son école bâtie sur un désert pédagogique.
Tout le monde s’accorde à admettre que le système éducatif algérien est en pleine déliquescence. Cependant, nombreux sont ceux qui incriminent l’enseignement en arabe rendu responsable de l’échec scolaire algérien, coupable, selon eux, du sous-développement de l’Algérie. D’aucuns affirment qu’avec la langue française, l’Algérie serait devenue un pays développé, hautement technologique. Voilà une allégation totalement fantaisiste. Quoique certains affirment qu’une langue véhicule toujours les valeurs et modes de pensée intrinsèquement liées au pays porteur et propagateur de cette langue, ce qui est en partie vrai, surtout s’il se trouve en position de domination économique et culturel comme dans l’exemple de l’anglais aujourd’hui et du français autrefois, il n’en demeure pas moins vrai que la langue constitue aussi un simple moyen de communication.
Aussi, la langue peut-elle connaître ses temps de gloire, puis subir les moments de déboires. L’âge de grandeur, puis la période de décadence. Et, linguistiquement parlant, toutes les langues se valent. Il n’y a pas de langues plus perfectionnées que d’autres. Il existe en revanche des économies plus performantes que d’autres. Et la langue dans laquelle s’exprime leur dominante économie peut s’imposer momentanément comme langue de communication à l’échelle mondiale. Au demeurant, comme l’a formulé Ferdinand de Saussure, la différence entre une langue et un dialecte, c’est que la première dispose d’une police et d’une armée. Autrement dit, d’un Etat fort. Aussi, tous les idiomes se valent, encore faudrait-il accorder à la langue ses lettres de noblesse.
De manière générale, dans le cas de l’Algérie, dépouillée de ses scories religieuses islamistes, la langue arabe aurait pu produire une éducation algérienne moderne digne des pays développés de l’Europe, en dépit d’un faible développement économique. Mais l’Algérie, dès l’indépendance, a préféré arrimer la langue arabe, sublime langue poétique et littéraire, vers les pays du Golfe et de l’Orient où la langue arabe se confond avec la religion – ou plutôt se fond dans la religion. Indissolublement unie à celle-ci, la langue arabe ne peut que freiner la réflexion, l’esprit critique, dissoudre la rationalité, obérer la floraison de la modernité, tout développement économique. Et c’est la voie empruntée par l’Algérie.
Tous ceux qui incriminent et blâment la langue arabe, accusée d’être responsable de l’échec scolaire, de la faillite du système éducatif algérien, se trompent de cible. En effet, le principal problème de l’éducation en Algérie n’est pas l’enseignement de l’arabe, mais l’imposition doctrinaire et sectaire de la religion à l’école. En effet, une éducation fondée sur la religion adossée à la langue arabe, élevée au rang de langue sacrée imprégnée de religiosité, de par sa conception conservatrice et passéiste du contenu pédagogique, est incompatible avec une scolarité tournée vers la modernité. De fait, la religion et la modernité sont des concepts antinomiques. On ne peut construire l’école en même temps sur la foi et sur la raison. Dans ce vieux débat et dilemme séculaires, l’Etat totalitaire et l’institution théologique imposent toujours la prééminence de la foi sur la raison, pour des raisons religieuses, doctrinaires, tendanciellement politiques.
Avec de tels fondements antithétiques, où la foi le dispute à la raison en matière d’enseignement, on produit des êtres bipolaires. Des hommes pathologiquement déchirés, des personnalités clivées, culturellement écorchées vives.
De surcroît, quand le pouvoir algérien érige l’islam en religion d’Etat, qu’il ne s’étonne pas qu’elle fasse l’objet de débats publics véhéments, de virulentes controverses sur la place publique, de fourvoiements théologiques, de manipulations politiques. Surtout quand une frange importante de la population, en l’espèce les islamistes, transforme l’école en annexe de la mosquée, qu’elle s’octroie la gestion des affaires religieuses.
En réalité, au plan de l’éducation nationale, pour éviter les récurrentes stériles polémiques sur les questions éducatives initiées souvent par les islamistes réfractaires à toute innovation moderne en matière pédagogique, la société algérienne doit instaurer une école sécularisée, laïque, pédagogiquement sanctuarisée. L’école sera ainsi à l’abri des confrontations religieuses importées des mosquées dans l’enceinte des établissements scolaires. L’éducation nationale et le contenu des programmes scolaires ne doivent faire l’objet d’aucune intrusion religieuse, d’aucune immixtion idéologique, ingérence politique.
Seule la liberté de conscience doit être constitutionnellement garantie
Chaque Algérien devrait pouvoir pratiquer librement sa religion. Et s’il souhaite dispenser à son enfant un enseignement religieux, il pourra l’inscrire dans une école confessionnelle privée.
L’école publique algérienne doit s’affranchir de la tutelle religieuse qui la tient en otage pour la maintenir sous la coupe d’un enseignement archaïque et rétrograde incompatible avec la mission éducative de l’école moderne en vigueur dans tous les autres pays.
C’est ainsi que, pour coloniser habilement le système scolaire, les partisans de l’enseignement religieux ont confectionné cette discipline désignée sous le titre amphigourique et oxymorique de «sciences islamiques». Encore deux termes radicalement antinomiques. L’islam n’est pas une science et ne pourra jamais le devenir. Car la religion relève de la croyance, de la foi. Contrairement à la science qui, elle, ressort de la raison.
Si la religion se fonde sur un corpus considéré comme incréé, immuable, immortel, œuvre de Dieu, d’où le doute est banni, la remise en cause proscrite, la science, basée sur l’observation et l’expérimentation, avec comme principe le doute méthodique et systématique, est l’œuvre de la seule raison de l’Homme, pour laquelle la remise en cause est prescrite. On ne peut donc associer ces deux champs d’investigation spirituelle et scientifique contradictoires, radicalement opposés. Toute science serait superflue s’il y avait coïncidence immédiate entre la forme phénoménale et l’essence des choses.
Telle est malheureusement la conception de la religion en la matière, le postulat sur lequel repose sa doctrine intangible. De son point de vue religieux, nul besoin de procéder à l’étude, à l’observation et à l’expérimentation des phénomènes pour saisir leur essence. Cette essence est d’emblée posée, donnée, une fois pour toutes par Dieu. Cette main invisible qui bâtit l’univers et fabrique l’Homme à notre place. Dès lors, à quoi bon s’échiner à instruire l’Homme pour lui offrir les outils scientifiques afin de lui permettre de produire sa vie, d’aiguiser sa curiosité, d’aiguillonner ses recherches, de développer son sens critique, d’affermir ses connaissances, de le rendre libre. Dans la logique (l’illogique ?) des religieux, des milliards de livres ne remplaceront pas et ne vaudront jamais le Livre sacré.
De façon définitive, la religion postule, une fois pour toutes et définitivement, que la Loi divine l’emporte en toutes circonstances et dans tous les cas de figure, en tous lieux et en tous temps, qui ne souffre aucune exception et aucune transgression, sur ce que les Hommes peuvent décider en matière de lois, d’éducation, d’instruction, de morale, de politique.
Distinguer est un signe de modernité
La religion ne peut accepter la critique. L’esprit critique établit des distinctions et distinguer est un signe de modernité. Dans la culture moderne, la communauté scientifique entend le désaccord comme un instrument de progrès des connaissances. Pour la religion, le désaccord est trahison. Dès lors, aucun progrès toléré, donc possible.
De toute évidence, la place de la religion est à la mosquée. La place de la science, à l’école. Chacune son humble demeure. Aussi, l’école doit, pour être efficiente et progressiste, se défaire du poids de la religion. Et la religion, pour être en conformité avec sa dimension spirituelle, refluer vers la sphère privée.
En outre, si l’école publique placée sous l’autorité de l’Etat appartient à tous les citoyens et doit faire l’objet de débats libres pour la rendre performante, la religion, elle, relève de la seule sphère personnelle et ne doit donc jamais s’inviter sur la place publique pour faire l’objet de stériles controverses.
En tout état de cause, la langue arabe n’est nullement responsable de l’échec du système éducatif algérien. C’est l’intrusion tentaculaire et totalitaire de la religion dans l’école algérienne qui a perverti la mission pédagogique de l’éducation nationale.
En vérité, dans les mêmes conditions d’imposition de la religion telle qu’elle existe depuis les années 1970, même si l’enseignement avait continué à être dispensé majoritairement ou exclusivement en français, le résultat aurait été identique. On aurait connu et l’islamisme et l’échec scolaire. Pour preuve : la Turquie utilise l’alphabet latin pour l’écriture de sa langue. Pourtant, depuis plusieurs décennies, elle est infectée par l’islamisme, contaminée par la bigoterie, corrompue par la pensée archaïque, travaillée par la régression sociale et intellectuelle.
En effet, la langue, en fonction de son contenu philosophique et politique et des conditions économiques qui la portent, peut se révéler réactionnaire ou révolutionnaire. Il y a des Algériens intégralement arabisants, mais pourtant extrêmement cultivés et politiquement révolutionnaires. Comme il existe des Algériens francophones, mais pourtant dramatiquement incultes et politiquement réactionnaires.
Autre preuve, la France, pourtant pays des Lumières, dotée d’une langue rayonnante, aujourd’hui sombre dans la médiocrité. Son système scolaire est en faillite. Sa population verse dans l’obscurantisme politique, l’intégrisme populiste. Ce n’est pas la langue qui génère les monstres, mais l’idéologie dominante rétrograde du moment qui les produits. La langue française, hier langue des révolutionnaires, est devenue l’idiome des réactionnaires. Hier langue du progrès, elle est devenue langue de la régression.
Certes, quantitativement, l’Algérie a accompli une véritable révolution en permettant à 100% de ses enfants d’être scolarisés. Mais, qualitativement, le résultat est malheureusement catastrophique. L’Algérie n’éduque pas, elle endoctrine, elle «salafise». De là proviennent les raisons de l’échec scolaire de nombreux élèves qui décrochent précocement du système scolaire. Sans omettre la dramatique baisse du niveau scolaire.
Par ailleurs, il ne faut pas perdre de vue que l’économie algérienne n’intègre pas. Toute une jeunesse, souvent fortement diplômée, parvenue à l’âge d’entrer dans la vie active, se retrouve exclue du marché du travail inexistant et vit en marge de la société sans perspective d’avenir. Prisonniers d’une société encore archaïque incapable de faire le saut vers la modernité, étouffés par un enseignement médiocre assaisonné de religion, les jeunes ne trouvent pas d’opportunités pour l’épanouissement de leurs facultés intellectuelles et finissent par démissionner de la vie et sombrer dans l’anomie.
En réalité, on ne peut réformer le système éducatif algérien sans révolutionner préalablement les structures sociales archaïques sur lesquelles repose la pédagogie. On ne bâtit pas une pédagogie moderne dans une société encore prisonnière de mœurs conservatrices, séquestrée par la religion.
En particulier, quand la langue est érigée en langue sacrée par la religion, quand elle est consubstantiellement incorporée à celle-ci, à qui elle sert de servante de sa pensée théologique, de vecteur exclusif de l’apprentissage.
Aujourd’hui, il faut redonner à l’arabe ses lettres de noblesse, pour renouer avec la noblesse des lettres arabes. Il faut «scientifiser» la langue arabe par la purgation de son archaïsme religieux. La langue arabe dispose de potentialités remarquables en matière d’enseignement, mais malencontreusement obérées par la prégnance du contenu religieux envahissant et invalidant.
Dans le cas de l’Algérie, doublement pénalisée, et par le sous-développement économique et par le poids écrasant de la religion, toute modernisation de la langue arabe est illusoire sans réformes structurelles pédagogiques.
Pour accomplir la modernisation de l’école algérienne, l’Algérie doit réaliser une double révolution : d’une part, se soustraire au plan de l’éducation nationale de l’emprise de la religion pour expurger l’enseignement de ses scories ; d’autre part, changer radicalement d’orientation économique par l’impulsion d’un développement industriel novateur et performant, seul apte à redorer le blason de la langue arabe capable de devenir une langue moderne vigoureuse et scientifique portée par une économie performante.
Les vieilles bougies de la religion peuvent réconforter, mais il faut surtout allumer les projecteurs modernes de la connaissance.
«Il est douteux que les hommes, à l’époque où les doctrines religieuses exerçaient une domination sans restriction, aient été dans l’ensemble plus heureux qu’aujourd’hui ; plus moraux, ils ne l’étaient certainement pas.» (Freud, dans L’avenir d’une illusion).
M. K.
Comment (106)