Un Mai libre et solidaire ou la traversée de 68 par un jeune Algérien
Par KaddourNaïmi – Cet essai-témoignage(1) est né de quatre constatations. La première est l’ignorance ou les déformations volontaires dans lesquelles est tenu ce que fut ce qu’on appelle, dans les médias dominants : les «événements de mai 68». En réalité, ce fut un mouvement social révolutionnaire qui ébranla le système capitaliste en France, en relation avec d’autres mouvements de contestation sociale révolutionnaire qui avaient éclaté dans le monde. En France, voici ce que fut l’essentiel : dix millions de citoyens, étudiants et travailleurs, en grèves et en manifestations de rue, contraignant le Président de la République, Charles De Gaulle, à abandonner l’Élysée. Il se réfugia auprès de l’armée française stationnée en Allemagne, dirigée par le général Massu, de sinistre mémoire durant la Guerre de libération nationale algérienne.
Seconde constatation : l’ignorance ou les déformations volontaires sur l’importance des idées anarchistes libertaires dans le mouvement français. Les responsables de ce méfait se trouvent tant parmi les « libéraux » capitalistes que parmi les… marxistes. Eh oui ! Sans oublier les participants à la contestation de mai 1968 qui ont tourné casaque en employant leur engagement révolutionnaire comme curriculum pour s’établir dans les sphères du pouvoir dominateur régénéré.
Troisième constatation : l’état de confusion et de désarroi des jeunes d’aujourd’hui en ce qui concerne la naissance d’un mouvement social du même genre, pour se débarrasser de toute forme d’exploitation-aliénation-domination, afin de construire une communauté humaine libre et solidaire. La révolution de mai 68 en France en montra la possibilité, malgré son échec final comme projet global. Pour paraphraser une expression connue : une bataille sociale fut perdue, mais pas la guerre sociale qui se poursuit sous d’autres formes.
Quatrième constatation: la nécessité de témoigner personnellement sur ce que fut ce mouvement révolutionnaire, pour le jeune que l’auteur de l’essai était à l’époque. Algérien, étudiant en art théâtral, il participa à la contestation sociale. Dans son témoignage, il met en évidence les buts poursuivis, les méthodes employées, les succès obtenus, les erreurs commises, enfin les leçons à dégager pour l’action présente, quel que soit le pays considéré.
Bien entendu, cet ouvrage ne pouvait être publié que par une maison d’édition partageant les vues de l’auteur, fonctionnant de manière autogérée et utilisant l’argent résultant des ventes uniquement pour la gestion des activités éditoriales militantes. En France, l’Atelier de création libertaire, en Italie ClassiEdizioni (publication en janvier 2019), aux Etats-Unis AK Press (publication en avril 2019).
A propos de la participation de l’auteur à la révolution de mai 1968, Kateb Yacine, en 1975, le traita, sans le nommer explicitement, de «gauchiste»(2). Concernant le livre-témoignage lui-même, Abdellali Merdaci, dans un article signé comme «professeur de l’enseignement supérieur, écrivain et critique», se démarqua de l’auteur du livre, en se décrivant lui-même ainsi : «Il n’a pas participé à mai 1968 en France pour y disserter à tire-larigot sur le sexe et la révolution.»(3) Aux lectrices et lecteurs d’en juger. On comprendra, alors, que le peuple algérien ne souffre pas uniquement d’obscurantisme clérical et de domination politique oligarchique, mais également du manque d’une authentique élite intellectuelle à son service.
Contentons-nous de proposer un extrait de ce livre, le chapitre 7 : «Etudier, encore étudier, toujours étudier… pour agir au mieux.»
«Les actions et les discussions mettaient en évidence une carence chez la plupart pour ne pas dire toutes et tous : notre manque de connaissances suffisantes sur la manière de changer les choses selon notre désir collectif.
«Multiples et urgentes étaient les questions à résoudre. Comment convaincre la majorité des étudiants, indifférents ou hésitants ? Comment se lier aux travailleurs, manuels et intellectuels ? Comment obtenir la solidarité active de la partie de population exploitée ? Comment affronter efficacement les groupuscules conservateurs, sur le terrain des idées ? Comment ne pas être victimes des actions violentes et terroristes des groupuscules fascistes ? Comment mettre de notre côté les agents de police, ces enfants du peuple laborieux ? En cas d’aggravation de la situation, comment obtenir la solidarité des soldats, commandés pour nous réprimer ?…
«D’autres questions exigeaient des solutions. Comment établir des relations correctes entre garçons et filles, pour ne plus entendre ces dernières lancer, avec raison : “Eh, mâles révolutionnaires, qui vous lave les chaussettes ?”, ni les entendre reprocher : “Eh, cher amant ! Sais-tu que la femme a un orgasme pour jouir de l’amour avec toi ?” Vaste, total était donc le projet en vue, toutes les questions semblaient importantes, liées l’une à l’autre. Tout et maintenant ! Beaucoup se proposaient la concrétisation de ce programme. Quand certains suggéraient des actions prioritaires, conditionnant les autres, souvent les sifflets et la grogne les dissuadaient de continuer à parler.
«Toutes les tendances s’exprimaient, s’affrontaient pour emporter l’adhésion de la majorité : marxistes-léninistes-maoïstes, trotskystes, socialistes de toutes nuances, catholiques sociaux, protestants, anarchistes, situationnistes, etc.
«Je défendais l’option autogestionnaire, comme la plupart des simples étudiants.»
Concernant cet ouvrage, un seul regret : qu’il ne soit pas disponible gratuitement sur internet. Le motif de ce choix est le suivant : contribuer au financement des petites maisons d’éditions autogérées et au service de l’autogestion sociale.
Qu’il soit permis de conclure ce compte-rendu avec un autre témoignage(4). Il exprime de la meilleure manière ce que fut le mouvement de mai 1968 en France. Ce témoignage est à lire avec toute l’attention requise, car très rares sont les textes de ce genre. Celui-ci éclaire la motivation profonde fondamentale de ce que fut et demeure pour certains d’entre nous la participation à la révolution (hélas avortée) de mai 1968 en France.
«Il n’y a peut-être jamais eu de génération sur le compte de laquelle et à propos de laquelle on a plus menti, déformé, trafiqué, que celle de 68. (…) C’est pourquoi il importe de ne pas se laisser déposséder de l’événement qui a décidé de notre vie. Il importe, oui, de ne pas laisser dire aux vainqueurs ce que fut notre génération, ce qu’elle a fait, ce qu’elle a espéré, ce qu’elle a réussi et ce qu’elle a raté. Ce serait comme nous suicider historiquement, ce serait laisser derrière nous inentamé le règne des menteurs. Car, à bien y regarder, et en considérant tous ceux qui ont pris l’autre chemin, qui nous aurait empêché de faire de la communication, de la publicité, des romans faciles, du journalisme de sensation ?(5)
«Nous avions les atouts, les talents. Nous n’en avions pas le goût. Plus d’un qui a partagé notre jeunesse a réussi à se hisser dans la vie, tant le militantisme a souvent développé les qualités de bagout et de manœuvre si nécessaires pour parvenir dans ces mondes de «réussite». L’obscénité de ces mondes a souvent suffi à nous en écarter. La répulsion quasi-instinctive que nous avons ressentie et que nous ressentons encore pour l’exploitation des talents que certains avaient révélés après 68, le dégoût pour ces vies trahies que l’on dit réussies est telle que nous n’avons jamais eu vraiment d’excuse pour ceux qui n’ont pas été révulsés par l’exercice des fonctions les plus serviles que réserve cette société à ceux qui choisissent de s’y conformer.
«Notre morale, aussi paradoxale qu’elle puisse paraître à ceux qui n’ont pas connu cette histoire, a consisté à nous mettre du côté des vaincus, sans honte et même avec une certaine fierté non pas d’être vaincus mais de ne pas être parmi les vainqueurs satisfaits. Tel fut le point de bifurcation.»
K. N.
(1) Voir https://www.editionselectronslibres-edizionielettroniliberi-maddah.com/ell-francais-sociologie-oeuvres-mai-68.html
(2) Voir « Éthique et esthétique au théâtre et alentours », Livre 2, gratuitement disponible ici : https://www.editionselectronslibres-edizionielettroniliberi-maddah.com/ell-francais-theatre-oeuvres-ecrits%20sur%20theatre_ethique_esthetique_theatre_alentours.html
(3) In https://www.algeriepatriotique.com/2018/07/11/mise-point-a-propos-concept-mtorni/
(4) Christian Laval, « Insistance de 68 ». Cet extrait fut déjà cité dans mon ouvrage « Éthique et esthétique au théâtre et alentours », Partie II. Voir ci-dessus la note 2.
(5) Pour ma part, j’ajouterai : faire du théâtre «contestataire» en Algérie, financé par l’oligarchie au pouvoir, tout en faisant croire à un «progressisme» opportuniste, en recevant en sus des privilèges dont on cache soigneusement une partie matérielle, notamment immobilière.
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