Peau basanée, masque néocolonial (3)
Revenons dans le détail sur ce que K. Daoud définit comme étant ses «engagements».
Libertés individuelles
Si elles ne sont pas considérées en relation avec la solidarité collective, que sont ces libertés sinon l’expression de l’égoïsme arrogant d’une caste méprisant le peuple, et s’alliant à d’autres castes hégémoniques dans le monde ? En effet, les «libertés individuelles» existant dans les pays soi-disant «démocratiques» et «libéraux» ont-elles permis à leurs citoyens du bas de l’échelle sociale de bénéficier de la liberté de mieux vivre : avec un salaire plus juste, une sécurité sociale convenable dans la vieillesse, un système de santé plus accessible, un habitat plus vivable, un accès à l’instruction et à la culture plus émancipateur, enfin un sentiment de justice empêchant leurs armées d’agresser et de massacrer d’autres peuples de la planète ?
Régime
Concernant le «régime incapable de transition» en Algérie, cette constatation n’est-elle pas vague, ressemblant à du langage diplomatique codé ? Un journaliste compétent et honnête ne devrait-il pas mentionner vers quel type de système sociopolitique doit aller cette transition ? Il est vrai que lorsqu’on écrit pour un journal comme le NYT, il faut veiller à ne pas «déranger» le vocabulaire employé, et surtout ne jamais appeler un chat un chat, et un fripon un fripon. Mais si, par «transition», K. Daoud (et d’abord l’éditeur du NYT) sous-entend le mot «démocratie», il y a risque. Certains lecteurs avertis savent que, déjà, l’ex-président Bush Jr, l’ex-Premier ministre Tony Blair et l’ex-président Sarkozy (sans parler de Bernard Henri-Levi) avaient promis la «démocratie» aux peuples d’Afghanistan, d’Irak et de Libye, avec les résultats constatés. Bien entendu, ces «personnalités» ne pouvaient pas déclarer de manière publique, franche et cynique : «En réalité, nous agressons les pays pour nous emparer de leurs territoires et y établir des bases militaires pour d’autres agressions, pour mettre la main sur des ressources naturelles notamment le pétrole et le gaz, afin de renforcer nos industries et nos armées, enfin pour exploiter la main-d’œuvre locale ; seulement ainsi les oligarchies, qui ont permis notre élection et les privilèges dont nous jouissons, maintiendront et augmenteront leurs richesses». Ne reste-t-il pas donc à K. Daoud à préciser la «transition» qu’il souhaite ? Se limite-t-elle aux deux des thèmes qui composent ses «engagements» : «libertés individuelles» et pas d’«islamisme» ? Nous avons déjà dit que l’Algérie, plus exactement son peuple, n’a pas que ces deux exigences.
Islamisme
Concernant la «montée de l’islamisme» si, là aussi, ne sont pas nommés qui en ont été et demeurent les initiateurs réels de ce phénomène, fait-on du journalisme compétent et honnête. Toute personne qui s’informe correctement sur internet sait que l’islamisme politique (salafistes et Frères musulmans), ainsi que l’islamisme terroriste (des organisations islamistes militaires), dans tous les pays du monde, dont l’Algérie, cette personne donc connaît désormais ses créateurs, ses financiers et ses soutiens : les oligarchies impérialiste US, néocoloniales anglaise et française, colonialiste israélienne, ainsi que leurs sous-traitants : les oligarchies saoudienne et qatarie. Ne pas porter ces précisions, en se contentant de dénoncer la «montée de l’islamisme», comme on le lit dans l’article de K. Daoud, c’est exactement ce que la propagande officielle des oligarchies mentionnées ci-dessus déclare. Après avoir créé cet «islamisme» pour déstabiliser les Etats récalcitrants à leurs visées hégémoniques, ces oligarchies prétendent le combattre.
Or, désormais, en Syrie, les masques sont tombés : ce sont l’armée syrienne étatique, avec le soutien de la Russie, le Hezbollah libanais et des militaires iraniens qui combattent les organisations terroristes islamistes, tandis que les corps spéciaux des armées étatsunienne, anglaise et française collaborent sur le terrain (en envahissant illégalement le territoire syrien) avec ces organisations islamistes, présentées comme «démocrates» (bien entendu !). La région d’Idlib en est la preuve la plus évidente : l’armée syrienne et ses collaborateurs russes ne peuvent pas éliminer les organisations terroristes qui s’y trouvent pour un seul motif : elles sont protégées par ceux-là mêmes qui déclarent officiellement combattre l’«islamisme» radical.
Bien entendu, l’organe de l’oligarchie impériale, le NYT, ne peut qu’accueillir toute version qui prétend combattre la «montée de l’islamisme», précisément en la liant à l’existence d’un «régime incapable de transition». Et la présenter par la voix d’une «personnalité» algérienne est une excellente tactique propagandiste. A payer à prix d’or ! L’argent étant le nerf de toute entreprise, surtout quand elle est rapace et vile.
Lier l’islamisme et un «régime» est une tactique propagandiste connue. L’exemple le plus significatif fut, par les propagandistes états-uniens, d’associer Al-Qaîda avec le régime de Saddam Hussein, certes dictatorial mais laïc ! Joseph Goebbels, le spécialiste en propagande, affirma : «Plus le mensonge est gros, plus il a de chance d’être cru.» Et certains y ont cru.
En outre, en évoquant la «montée de l’islamisme», fait-on preuve de déontologie journalistique en ne fournissant pas d’autres informations, qui complètent la situation ? Celles-ci : dans les pays occidentaux, notamment aux Etats-Unis, la montée des sectes évangéliques chrétiennes politiquement néoconservatrices, donc en faveur des agressions impérialistes, et en Israël celle des intégristes juifs qui veulent l’extermination des Palestiniens pour réaliser le «grand» Eretz Israël, promis par leur dieu au «peuple élu».
Certains objecteront que le phénomène islamiste se manifeste de manière plus cruelle et plus brutale, d’où l’insistance à le condamner. Question : les manifestations bruyantes et violentes des islamistes, ainsi que les égorgements spectaculaires de prisonniers par les organisations islamistes, diffusés en vidéo, sont-ils plus cruels et plus barbares que les massacres de populations civiles par les bombardements des armées étatsunienne, anglaise et française ? Certes, il est vrai que les évangélistes chrétiens et les intégristes juifs agissent de manière discrète, et que les résultats des bombardements sont soigneusement occultés à l’opinion publique. Mais un journaliste compétent et honnête peut-il en être dupe, à moins de complicité ?
Je vous serais reconnaissant de démontrer aux lecteurs, d’un journal algérien ou français ou dans le NYT, l’inconsistance de mes arguments et mes propres errements, éventuellement en mettant en évidence leur aspect «islamiste», de voix du «régime», de «décolonisé» qui «ressasse sa mémoire» ou tout ce qui vous semblera utile. À moins de juger cette contribution citoyenne au débat indigne de mériter une clarification.
Adresse
Qu’il soit permis de la formuler à l’auteur de l’article qui vient d’être discuté. Après ce que vous avez admis concernant vos errements de première jeunesse dans la nébuleuse islamiste du Front Islamique du Salut − ce qui est à apprécier − n’êtes-vous pas, à présent, en errements dans la nébuleuse idéologique de leurs mentors états-uniens et français, en bénéficiant, cette fois-ci, des privilèges qui vont avec : une certaine gloire médiatique et, bien entendu, des rétributions financières pour vos écrits de journaliste et de romancier ?
Ignorez-vous que le NYT vient de se distinguer par une fake news ? Elle fut révélée dans The Nation, un journal étatsunien qui n’appartient pas, lui, à l’oligarchie étatsunienne, et par un journaliste d’investigation (authentique) Tim Shorrock. L’article s’intitule «Comment le New York Times a trompé l’opinion à propos de la Corée du Nord», dans le but de manipuler les citoyens étatsuniens pour une éventuelle agression contre ce pays(7). Bien entendu, la Corée du Nord est considérée par l’oligarchie américaine, pour employer votre langage (mais n’est-ce pas, d’abord, celui de cette oligarchie ?), un «régime incapable de transition». Soit !… De quel droit une armée étrangère devrait opérer cette «transition», et non son propre peuple ? N’avons-nous pas, déjà, les exemples de la manière dont des «régimes incapables de transition» ont été traités par les oligarchies étatsunienne-anglaise-française en Afghanistan, Irak, Libye et ont tenté de faire en Syrie ?
«Errare humanum est, perseverare diabolicum» (l’erreur est humaine, l’entêtement [dans son erreur] est diabolique).
Il semble que vous n’avez pas seulement persévéré à errer de la nébuleuse islamiste à celle de leurs mentors oligarchiques occidentaux. Vous avez manifesté une autre double errance. La première fut votre article concernant les faits de Cologne. Vous vous êtes empressé, dans un journal bien entendu d’une oligarchie occidentale, à dresser un tableau des jeunes algériens comme des obsédés sexuels. A présent, dans le NYT, vous avez traité la guerre de libération de phénomène risible d’imposteurs profiteurs. Or, quelle est l’une des caractéristiques de ce qu’on appelle la propagande, autrement dit les fausses informations visant à manipuler l’opinion publique pour servir une oligarchie dominante (et payante) ? C’est l’extrapolation. Elle consiste à partir d’un fait relatif (réel ou supposé) pour en déduire une généralisation outrancière ni logique ni raisonnable, qui condamne une totalité dans son ensemble.
Deux exemples. La propagande nazie, partant du fait que quelques banquiers allemands étaient de religion juive, fit croire que tout juif est un financier véreux, donc que tout le peuple juif est obsédé par l’accumulation financière au détriment des autres peuples. Résultat ? La solution finale des chambres à gaz. La propagande coloniale française, partant du fait que des résistants algériens employaient le couteau ou la bombe artisanale comme arme, parce qu’ils ne disposaient pas de mitraillettes ni de chars ni d’avions, décréta que les Algériens sont une race de «barbares cruels» (occultant la cruauté infiniment plus barbare des bombardements au napalm de l’armée coloniale française).
Et vous, quel fut votre «raisonnement» concernant les événements de Cologne, puis la guerre de libération nationale algérienne ? Partant de quelques viols attribués à des jeunes Algériens (que le tribunal allemand reconnut, ensuite, comme infondés), vous avez évoqué le problème des frustrations sexuelles (réelles) en Algérie, pour laisser entendre que tout Algérien en Europe est un violeur en puissance. Cela est, de toute évidence, une fausseté. Mais c’est une musique qui sonne très bien dans les oreilles fascistes et racistes occidentales… Puis, avec votre article sur la guerre de libération nationale, vous partez des dires de vos «parents» et «proches» (comme s’ils représentaient la vérité historique objective), puis d’un fait réel (des faux moudjahidine) pour laisser croire que la guerre de libération nationale est un «passé» qui n’a donné comme résultat en fin de compte qu’un ramassis de profiteurs. Là, encore, cela ne correspond pas à la vérité historique. Mais c’est une musique pour les oreilles de l’éditeur du NYT. Et cet éditeur, avec vous, a fait mieux qu’avec la fake news concernant la Corée du Nord. Alors qu’au sujet de ce pays, le NYT publia l’article d’un journaliste américain, David Danger, connu pour ses liaisons avec la CIA, avec vous, concernant l’Algérie, le NYT a eu le coup de «génie» de faire écrire un Algérien, en prenant la précaution de commencer l’article par son lieu de résidence : «Oran, Algérie».
Si la fake news concernant la Corée du Nord a comme but évident de préparer l’opinion US à une agression contre ce pays parce que c’est un «régime incapable de transition», (comme, auparavant, le même «argument» de propagande fut employé pour préparer l’opinion étatsunienne à l’agression contre l’Irak), quel est donc le but réel du même NYT en publiant votre «information» sur la guerre de libération nationale algérienne ?
Dès lors, «sincèrement», comme vous l’écrivez, êtes-vous certain d’être, pour votre part, un «décolonisé», non seulement dans votre «imaginaire», mais dans vos écrits ? Et que vos déclarations servent le peuple algérien et non les oligarchies néocoloniales (européennes, dans le cas de Cologne) et impérialiste (à propos de la Guerre de Libération nationale algérienne) ?
Je vous serais reconnaissant − et probablement également les lecteurs qui vous défendent en croyant à la sincérité et à la bienfaisance de vos engagements − de répondre à cette contribution, pour en réfuter, invalider ou nuancer l’argumentation ; ainsi, vous montrerez que vos engagements, tels que définis par vous, sont réellement en faveur du peuple algérien, et non de ceux qui voudraient encore une fois lui faire «suer le burnous».
Enfin, pourquoi ne pas ajouter à vos «engagements» la dénonciation de la mentalité harkie (économique, politique et «intellectuelle») qui continue à exister sous une forme nouvelle, correspondante à la période néocoloniale et impérialiste ? En proposant vos articles aux journaux Le Monde et The New York Times ?
Approfondir
Les lecteurs qui souhaiteraient enrichir ces considérations pourraient lire ou relire Peaux noires, masques blancs de Frantz Fanon, Portrait du néocolonisé d’Albert Memmi, ainsi que Les Chiens de garde de Paul Nizan et La Trahison des clercs de Julien Benda. On y découvrira ou on rappellera respectivement : que l’on peut avoir une peau noire tout en aspirant à la voir blanche (par exemple, être Algérien de peau basanée, tout en désirant avoir un «visage» ou masque «blanc», européen ou «occidental») ; que pour être «dé»colonisé, il faut encore ne pas devenir néocolonisé ; que l’oligarchie sait toujours trouver les intellectuels qui la servent, tout en se réclamant d’idées généreuses telles que «liberté», «laïcité», «démocratie» ; que les personnes se présentant comme les intellectuels les plus «dérangeants» et les plus «sincères» peuvent, en réalité, trahir ces mêmes idéaux dont ils se parent, pour jouir d’une misérable gloire médiatique et d’un vile salaire de mercenaire ; qu’enfin la sincère sincérité n’a jamais été et ne sera jamais publiée dans les médias d’une quelconque oligarchie dominante, et donc exploiteuse, de cette planète, encore moins quand cette oligarchie manifeste concrètement et partout une ambition impériale.
Dès lors, il avait raison, Diogène dit le cynique : dans ma première pièce de théâtre, en janvier 1968, je l’avais représenté en tenant sa légendaire lanterne, en plein jour ; aux gens qui lui demandaient le motif de ce bizarre comportement, il répondait, selon les uns, «Je cherche un homme», selon d’autres «Je cherche la vérité». Sacré Diogène ! Au puissant Alexandre le Grand, déjà conquérant impérialiste, qui vint le trouver en lui demandant : «Dis-moi ce que tu veux, et je te le donnerai», le vieux philosophe, modestement vêtu et étendu par terre tranquillement, lui répliqua simplement : «Enlève-toi de mon soleil.» Qu’est-ce donc que le soleil, sinon la liberté authentique par rapport aux puissants du moment, qu’ils soient autochtones ou étrangers ? Et cette liberté ne se réduit-elle pas à forfaiture et privilège de caste, si elle n’est pas complétée par la solidarité égalitaire entre tous les êtres humains ?
K. N. ([email protected])
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