Une contribution de Youcef Benzatat – Nos trois souverainetés déficientes
Par Youcef Benzatat – Lorsqu’on évoque le concept de transition, on vise particulièrement le passage d’une société d’un Etat traditionnel à un Etat moderne, avec tout ce que ce concept de modernité implique. A savoir, la souveraineté de l’Etat entendue comme une émancipation de ce dernier du religieux, du militaire et de l’identitaire. La souveraineté populaire, qui est garante du jeu démocratique en consacrant l’alternance au pouvoir, par l’élection des gouvernants au suffrage universel et dont le régime démocratique qui en découle aura pour devoir de protéger les droits des minorités devant l’hégémonie de la majorité élue. La souveraineté de l’individu, notamment par son accès à la liberté de conscience et dont la femme et l’homme jouissent des mêmes droits et libertés.
La transition d’un Etat traditionnel vers un Etat moderne ne peut s’accomplir que par un processus révolutionnaire qui aurait pour tâche de substituer un ordre nouveau, fondé sur ces trois souverainetés, à un ordre ancien où ces souverainetés sont déficientes, en partie ou en totalité.
Or, dans l’Algérie d’aujourd’hui, aucune de ces souverainetés n’est présente. L’Etat est aliéné dans les instances religieuses, identitaires et militaires. La souveraineté populaire est confisquée par le régime politique sous couvert d’une démocratie de façade. Et la souveraineté de l’individu se trouve piégée par l’ordre religieux qui est diffus aussi bien dans la société que dans l’Etat et ses institutions.
Alors, pour pouvoir réaliser une transition vers la modernité, il faudra au préalable opérer une révolution vers cet objectif. A ce propos, la guerre de Libération nationale, qui avait permis à la société de s’émanciper de l’emprise coloniale, ne peut être considérée comme une révolution, car l’ordre traditionnel qui a permis à la société de s’émanciper du colonialisme a été reconduit intégralement après l’indépendance, en maintenant, voire en aggravant par endroits les structures mentales patriarcales et l’imaginaire mythologique religieux et en exacerbant par ailleurs les clivages identitaires.
D’un côté, si la revendication de l’identité amazighe s’inscrit dans une part de modernité par son adhésion à la laïcité, elle a été pervertie en nationalisme ethnique au détriment de l’Etat nation, du métissage de sa population et de l’aspect transculturel de sa culture, et de l’autre, la revendication religieuse musulmane est devenue un projet théocratique pour la société dans sa totalité et en s’inscrivant dans une idéologie transnationale. Le choix de la langue arabe à l’école, qui s’est opéré sans le souci de traduction du patrimoine culturel universel, a précipité la régression vers l’imaginaire mythologique religieux. De ce fait, ni l’un ni l’autre de ces clivages ne sont compatibles avec un Etat moderne. De même, la transition est minée par le conservatisme de la société et par des identités antinomiques.
L’échec de la transition démocratique entamée en 1989 est la traduction de ces déficiences de souverainetés. Car la transition démocratique est incompatible avec une société traditionnelle, conservatrice et figée dans ses identités ethniques et religieuses. La transition démocratique dans ces conditions doit être envisagée dans un processus plus large qui puisse prendre en considération ces trois déficiences de souveraineté.
C’est d’une transition de la société traditionnelle vers une société moderne, comme processus, que l’Algérie a besoin. Cette transition, qui devrait arrimer la société algérienne à la contemporanéité du monde, avec toutes les valeurs de modernité que cela implique, nécessite un processus révolutionnaire qui prend en charge ces trois déficiences de souveraineté.
Le chantier est incommensurable. Il nécessite un engagement profond et dans la durée. S’opposer aujourd’hui au 5e mandat et aux partis de l’alliance présidentielle, ou encore à l’islam politique et à l’idéologie identitaire séparatiste, en délaissant ces trois principales souverainetés, c’est faire partie du problème et non pas militer pour la transition démocratique. Car il ne peut y avoir de démocratie sans modernité. Comme il ne peut y avoir de modernité sans processus révolutionnaire de transition.
Y. B.
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