Interview – Le colonel Jacques Baud : «La France alimente l’extrémisme»
Pour l’ancien officier des Services de renseignements suisses (SRS) Jacques Baud, «même si le terroriste [de Strasbourg] n’était pas tué, il n’y aurait probablement pas de filières à remonter». Le spécialiste du renseignement et du terrorisme estime que «la France s’est engagée militairement au Proche-Orient pour soutenir les Américains, alors qu’elle n’avait strictement rien à y faire».
Algeriepatriotique : Une fusillade terroriste a éclaté à Strasbourg faisant 4 morts et plusieurs blessés. Quelle est votre réaction ?
Jacques Baud : Tout d’abord, il faut se rappeler que la France est en guerre en Irak, en Syrie et dans le Sahel, et que tant que ce sera le cas, certains individus – à tort ou à raison – se sentiront concernés et poussés à agir contre la France. Comme l’ont dit à maintes reprises les terroristes, leur but est de pousser la population française à demander à son gouvernement le retrait de ses troupes des divers théâtres d’opération, en particulier au Proche-Orient.
Certains observateurs ont tout de suite pointé du doigt l’Etat français, l’accusant d’avoir fomenté cet attentat pour étouffer le mouvement des Gilets jaunes. A qui profite l’attentat, selon vous ?
Non, je pense qu’il s’agit tout simplement d’une coïncidence de calendrier. Pour le gouvernement, le risque et le coût politique d’une telle machination seraient considérablement plus élevés que les dégâts causés par la révolte des Gilets jaunes, qui est d’ailleurs en train de se calmer.
Comment expliquez-vous que les policiers aient abattu le terroriste bien qu’il ait été seul et blessé contre une armada de membres du GIGN et du GIPN ? Ne pouvaient-ils pas l’arrêter vivant ?
Pour répondre avec certitude à cette question, il faudrait connaître avec précision les circonstances de cette «liquidation». Dans de nombreux cas, le terroriste a tout fait pour être abattu par les forces de l’ordre, par exemple en portant des répliques d’armes en plastique (Nice, juillet 2016) ou une ceinture explosive factice (Paris, janvier 2016). Ceci étant dit, le concept qui avait déjà été théorisé au début des années 2000 et qui est mis en œuvre par l’Etat Islamique est de basé sur l’action des cellules extrêmement petites ou même des individus isolés qui prennent leur décision de manière individuelle. De cette façon, les terroristes passent littéralement au-dessous des radars et il est virtuellement impossible pour les services de renseignement de remonter des filières ou d’anticiper des attentats. En effet, les terroristes ont constaté que plus une organisation armée est élaborée et structurée, plus son empreinte est importante et plus elle est détectable. Donc, même si le terroriste n’était pas tué, il n’y aurait probablement pas de filières à remonter.
Les Français s’inquiètent de la montée de l’extrémisme en France qui n’a pas pu être jugulée par les différents gouvernements. A quoi cet échec est-il dû, selon vous ?
Le problème est que la France alimente l’extrémisme qu’elle combat. Elle s’est engagée militairement au Proche-Orient pour soutenir les Américains, alors qu’elle n’avait strictement rien à y faire et qu’elle s’en était prudemment tenue à l’écart depuis 2003. Il faut aussi comprendre que pour une grande partie de la population française, d’origine immigrée, même si dans sa très grande majorité elle ne soutient pas le terrorisme, sa sensibilité la porte à une compassion pour les populations qui sont victimes d’injustice et des guerres menées à l’étranger. Sans approuver le terrorisme – qui n’est qu’une méthode, rappelons-le –, on peut en comprendre et en approuver les raisons.
Or, le gouvernement français agit comme si ces sensibilités n’existaient pas : il n’y a, par exemple, aucun effort de communication vers la population d’origine immigrée pour expliquer sa politique étrangère. Mohammed Merah avait été indigné par la manière dont Israël avaient frappé la population de Gaza en mars 2012 et par le soutien que leur avait apporté le gouvernement Hollande, sans aucune réserve en faveur des Palestiniens.
Bien que le terrorisme frappe en France et en Europe en général, certains continuent de semer le doute sur les auteurs des massacres en Algérie dans les années 1990. Que vise cette désinformation qui dédouane les groupes islamistes armés ainsi innocentés par les zélateurs du «qui tue qui ?»
Je pense qu’il faut clairement distinguer les choses. Durant les années 1990, l’Algérie a dû faire face à un conflit de type insurrectionnel, qui utilisait la méthode du terrorisme. Je ne veux pas entrer ici dans une discussion sur la manière dont il convenait (ou non) de traiter le problème. Le fait est qu’en France et en Europe aujourd’hui, on est dans une situation totalement différente : il n’y a pas d’insurrection. Les terroristes sont en quelque sorte des «armes à longue portée» pour tenter d’infléchir la participation des pays occidentaux aux conflits du Proche-Orient.
Pensez-vous que cet attentat finira par achever le mouvement des Gilets jaunes qui a déjà perdu des adhérents et un soutien important du peuple français suite à la focalisation des médias sur les émeutes et scènes de pillage lors des manifestations ?
Non, je pense qu’il faut très clairement dissocier ces deux phénomènes. Les Gilets jaunes sont le résultat de politiques sociales et budgétaires mal gérées depuis des années, alors que le terrorisme est strictement lié à la stratégie française en Afrique du Nord et surtout au Proche-Orient. Il ne faut pas oublier que la société française a une grande tradition de violence et elle y puise même son histoire républicaine et la glorifie dans son hymne national.
Très peu de pays ont connu des épisodes comme «mai 68» ou l’embrasement des banlieues en 2005. En fait, les Français ne se préoccupent pas vraiment de leur politique au-delà des élections : le système politique ne le permet pas vraiment. Comme en 2005, avec le refus populaire de la Constitution européenne lors d’un référendum, mais que le gouvernement a royalement ignoré. En fait, le peuple descend dans la rue uniquement lorsque la coupe déborde. C’est exactement ce que l’on observe avec les Gilets jaunes.
Le quinquennat du président français se transforme en un cauchemar pour lui et pour les Français. Et la révolte risque de durer encore longtemps. Macron sera-t-il poussé à la démission, selon vous ?
Disons qu’à ce stade, je pense que personne – même parmi les Gilets jaunes – ne souhaite vraiment une révolution. D’ailleurs, les fêtes de fin d’année aidant, on constate un essoufflement du mouvement. Il faudra voir en janvier si la volonté des Gilets jaunes reste intacte. Toutefois, il faudra certainement à un certain moment arriver à négocier, car le gouvernement français ne peut pas distribuer plus qu’il n’a et ses limites commencent à être atteintes. Une démission de Macron serait une issue de dernier recours, mais ne changerait rien à la nature et à l’ampleur du problème. La solution réside très clairement dans un assainissement des finances publiques et des politiques sociales plus réalistes.
Propos recueillis par Mohamed El-Ghazi
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