Pourquoi l’interprétation du devoir de réserve dans l’armée est inefficace
Nous republions les extraits d’une étude réalisée par un officier de haut rang de l’Ecole de guerre de Paris sur la liberté d’expression chez les militaires qui est, selon lui, «une liberté au service de la nation». Ecrite par le colonel de la Marine française Eric Mailly, l’analyse met en avant l’impérieuse nécessité de faire participer les officiers de haut rang au débat et de ne pas les priver de la libre expression. Seul le secret-défense ne doit pas être divulgué. Encore que ce secret est limité à des situations précises. Dans le cas algérien, interdire aux officiers de haut rang de s’exprimer est d’autant plus aberrant que seule la politique a poussé ceux d’entre eux qui sont issus de l’ALN à rejoindre la Révolution de Novembre 1954. Les priver de parole est un non-sens.
«Une nation qui fait une grande distinction entre ses érudits et ses guerriers verra ses réflexions faites par des lâches et ses combats menés par des imbéciles». Il y a 2 500 ans déjà, Thucydide nous mettait en garde contre la tentation de confiner le guerrier dans un rôle d’exécutant, de technicien de la chose militaire. Tentation assez naturelle, tant l’appareil militaire représente un instrument indispensable à l’exercice du pouvoir politique, mais aussi un risque potentiel pour celui-ci. En effet, de l’analyse critique à la désobéissance, l’écart semble parfois trop mince pour le pouvoir politique, notamment en France, où le traumatisme de la crise algérienne reste très présent. Ce poids historique et une certaine culture institutionnelle ont créé les conditions d’une interprétation trop restrictive du devoir de réserve, qui ne sert qu’en apparence les intérêts de la nation.
A l’heure où, selon Bertrand Badie, l’usage de la puissance ne produit plus systématiquement les effets attendus, il devient aussi urgent d’investir dans la matière grise militaire que dans le renforcement des moyens. Il est également nécessaire de reconsidérer l’interprétation du devoir de réserve. La création d’un cadre favorable, qui encourage les militaires à la réflexion personnelle et à la publication des fruits de cette réflexion, permettra alors le renouvellement de la pensée militaire. En effet, si on ne favorise pas, aujourd’hui, l’émergence des Beaufre et de Gaulle du XXIe siècle, sur quels stratèges la France pourra-t-elle compter demain pour gagner ses batailles ?
Pourquoi est-il urgent d’investir dans la matière grise des militaires ?
Le champ d’expression des militaires est vaste : il s’étend du récit d’expériences vécues en opérations, à la pensée stratégique, en passant par la défense du statut et la condition du personnel. Chacun de ces registres d’expression aborde un aspect du métier des armes qu’il est utile de faire connaître à la nation. En effet, la dégradation du lien armée-nation s’est accentuée avec la fin de conscription et ne peut être compensée sans un effort d’explication accru des particularités du métier des armes et des enjeux de défense. Les militaires ont toute légitimité pour en être les acteurs majeurs en usant de leur liberté d’expression. (…)
(…) Ces témoignages sont indispensables, car ils contribuent à donner sa place au soldat et au fait militaire dans la vie de la cité, qui lui reconnaît alors sa légitimité. Des écrits de grande qualité existent d’ailleurs, comme ceux du chef de bataillon Erbland , à la fois récit de guerre et réflexion sur la guerre comme expérience intérieure et expérience de commandement. Ces démarches contribuent également à renforcer la résilience d’une population, qui n’a pas connu la guerre sur son territoire, en lui rappelant, selon la formule d’Aron, que «l’histoire est tragique». Ainsi, le militaire partage l’expérience de la guerre et prend sa place dans la cité.
Au-delà du témoignage, les militaires, en tant que praticiens de l’art de la guerre, doivent pouvoir contribuer librement aux débats sur les enjeux de défense. En 1963, Liddel Hart, dans sa préface à l’introduction à la stratégie, rappelait combien la pensée stratégique du général Beaufre s’appuyait sur son expérience opérationnelle : «Cette extraordinaire variété d’expériences fournit au profond penseur qu’est ce soldat une base exceptionnelle de réflexions pour étudier la conception et l’application de la stratégie à des situations et à des opérations réelles».
La présence visible des militaires au cœur des débats sur les sujets de défense contribuerait à légitimer l’effort financier important consenti par la nation dans la défense. Par ailleurs, l’histoire nous apprend également que la réflexion stratégique développée dans les états-majors, doit être mise au défi par la réflexion indépendante des militaires, sous peine d’entraîner l’appareil de défense dans une sclérose intellectuelle fatale pour son efficacité. Marc Bloch dénonçait déjà ce phénomène dans l’étrange défaite expliquant qu’il procédait avant tout d’une faillite intellectuelle des chefs militaires. Encore faut-il que ces chefs aient été incités au cours de leur carrière à développer une réflexion personnelle et à l’exprimer librement. (…)
(…) A notre époque, où la sémantique de la guerre est omniprésente dans le discours politico-médiatique, quelle part effective les militaires prennent-ils à la réflexion stratégique développée en dehors du cadre institutionnel ? Le devoir de réserve est-il un frein à cette expression ?
Devoir de réserve : de quoi parle-t-on ?
L’expression «devoir de réserve» est en soi problématique car elle ne figure dans aucun texte régissant les droits et devoirs des militaires. Il n’existe donc pas à proprement parler de «devoir de réserve». (…)
(…) S’agissant d’une liberté fondamentale inscrite dans la Constitution, il est nécessaire d’identifier précisément les justes limites à fixer sur l’expression des militaires, en évaluant les risques associés pour les armées et la nation. Or, les limites associées au devoir de réserve ne sont pas clairement identifiées. Il est généralement reproché de «dépasser les limites imposées par le devoir de réserve» sans que l’on connaisse précisément les critères qui permettent de définir ce devoir.
Un lien permanent est (…) fait entre deux éléments distincts, la notion de réserve d’une part et les exigences statutaires des militaires d’autre part, pour cantonner la liberté d’expression dans le périmètre étroit de la parole institutionnelle. On renonce à donner des limites précises à cette liberté d’expression sur laquelle pèse constamment la menace d’une lettre de cachet timbrée des libellés «loyalisme et neutralité». (…) Or, quel est l’intérêt d’une prise de parole si elle n’est qu’une reformulation de la ligne de pensée officielle ? (…)
La prise de parole critique des militaires, quand bien même elle se veut constructive et vise l’intérêt général, est considérée, d’une part comme une atteinte au dogme d’une certaine infaillibilité institutionnelle, et d’autre part comme la remise en cause d’un monopole de la légitimité à définir une politique de défense. Dès lors, dans cet environnement hostile à l’expression des militaires, ces derniers s’expriment peu sur les enjeux de défense. Il en résulte une certaine atrophie de la pensée militaire. (…)
Changer de paradigme ?
En préservant l’institution, le devoir de réserve est fondamentalement destiné à protéger la nation et ses intérêts supérieurs. (…) Si la libre expression des militaires n’a pas vocation à déstabiliser une institution, le devoir de réserve n’a pas non plus pour vocation de protéger les intérêts d’un parti ou d’un courant politique. (…) Il est nécessaire d’accepter que l’expression publique des militaires puisse, dans le cadre d’un débat d’idées, interroger des visions, des choix, notamment lorsque ceux-ci s’avèrent susceptibles de porter atteinte à l’intérêt de la nation. C’est une question d’éthique et de courage, au service de la nation.
Le loyalisme ne doit pas être compris comme une injonction d’alignement inconditionnel. Ana Beduschi-Ortiz, propose de le définir comme «le lien de fidélité absolue qui peut exister entre l’agent public et l’Etat ou celui qui l’incarne». Cette fidélité est effectivement indispensable pour le bon fonctionnement des institutions. Cependant, seule une fidélité «vivante» peut réellement servir à la fois la nation et l’Etat, comme le suggérait Bernanos : «Je crois qu’on ne saurait réellement servir qu’en gardant vis-à-vis de ce que l’on sert une indépendance de jugement absolue. C’est la règle des fidélités sans conformisme, c’est-à-dire des fidélités vivantes». Si l’on exige des militaires une fidélité de principe en toute circonstance, comment attendre d’eux qu’ils développent le discernement nécessaire pour, «aux heures troubles de l’histoire», faire le choix de l’autorité légitime, qui ne sera peut-être pas l’autorité légale ? Un exemple éclairant réside dans l’ouvrage du colonel Mc Master, de l’US Army, Dereliction of duty. Il montre comment un alignement inconditionnel du militaire sur le politique peut constituer finalement un «manquement au devoir», susceptible d’aboutir aux pires fiascos politiques. Les généraux en charge de la conduite des opérations au Vietnam ont manqué de relever l’incohérence et le flou des buts de guerre assignés par les décideurs politiques : Mac Namara et L. Johnson. Au contraire, ils se sont appliqués à produire des comptes rendus de terrain entretenant faussement l’espoir d’un possible succès militaire, contribuant ainsi à prolonger inutilement ce conflit.
Enfin, l’expression des militaires est un gage de transparence sur le fonctionnement des armées et les débats qui les animent, bien plus qu’une censure excessive qui incite finalement au contournement. (…)
Quelle ambition pour l’expression des militaires ?
L’histoire plaide en faveur du rôle des militaires comme acteurs de la cité. Il faut sortir d’une vision caricaturale de l’action miliaire présupposée autoritaire, qui vise à le cantonner dans un état de minorité citoyenne. (…) Certes, l’expression des militaires ne doit pas nuire à l’efficacité opérationnelle des armées ni porter atteinte à sa cohésion à travers un prosélytisme politique, religieux ou idéologique déstabilisateur. Mais une approche trop coercitive rigide du devoir de réserve a stérilisé la production intellectuelle des militaires sans pour autant préserver les armées. La méfiance historique à l’égard des militaires n’a plus de raison d’être. Les prises de parole publiques récentes des militaires ont été guidées par le souci de l’intérêt général, formulées dans des termes modérés, selon un argumentaire solide et ne reprenant que des informations accessibles à tous.
En réinvestissant le débat public sur les questions de défense, les militaires contribuent à légitimer l’effort consenti par la nation, tout en renforçant la transparence sur le fonctionnement de leur institution. En s’exprimant, ils manifestent la loyauté que la nation attend d’eux mais témoignent également de leur participation active à la défense de ses intérêts. Non seulement l’interprétation actuelle du devoir de réserve est inefficace, mais elle est contre-productive. Elle prive la nation de la seule ressource stratégique non soumise à des contingences budgétaires : la matière grise des officiers. Or, plus le rythme des évolutions technologiques et des opérations s’accélère, comme dans la période actuelle, plus nous avons besoin d’audace dans la pensée militaire, celle des praticiens, car elle conditionne le renouvellement plus rapide des concepts stratégiques. La libre expression des militaires est un signe de vitalité démocratique et le plus sûr auxiliaire de la victoire.
Eric Mailly
Capitaine de corvette»
Publié une première fois le 22 octobre 2018
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