L’agonie programmée de l’éducation en Algérie
Par Bachir Hakem – Depuis le début de ce millénaire, le système éducatif a fait l’objet d’importantes mutations tant sur le plan social que sur le plan des réformes. L’évolution a été permanente et donne des résultats peu glorieux. Plus que tout, le front social a toujours été en ébullition, enlaidissant au fur et à mesure ce système qui pourtant demeure un vivier de hauts cadres et fonctionnaires du pays. Les ministres de l’Education nationale se suivent pendant l’école publique se mue, se consume et se meurt. Son agonie a été longue et pénible et à moins d’agir aujourd’hui, on risque de faire appel au médecin après la mort.
Le secteur de l’Education Nationale constitue l’un des premiers postes de dépenses du budget de l’Etat, le plus gros employeur et le plus grand parc infrastructurel du pays. Pour accueillir les élèves lors de cette rentrée scolaire, des établissements scolaires de plusieurs wilayas ont eu recours à des classes en préfabriqué.
L’éducation constitue indubitablement le socle sur lequel une nation ambitieuse se construit et se développe. La mission première d’une école digne de ce nom est d’éduquer, de former et de favoriser l’insertion sociale, économique, culturelle et professionnelle des citoyens. Notre système éducatif s’enlise dans une crise structurelle, l’Etat semble éprouver d’énormes difficultés pour apporter des réponses politiques, institutionnelles capables d’endiguer les nombreuses contestations et de trouver des solutions durables aux maux qui gangrènent l’école algérienne.
Le constat est décevant. L’inquiétude est grandissante et se lit sur le visage de presque tous ces acteurs, élèves, étudiants, enseignants et autorités. Quant aux parents d’élèves et autres personnes soucieuses du devenir de leurs progénitures et de la jeunesse, l’émoi est la hantise qui les poursuit sans relâche. Une seule interrogation revient comme un leitmotiv sur toutes les lèvres : pourquoi l’école algérienne est-elle si malade ?
Les écoles publiques ont vu leurs effectifs augmenter et la qualité des enseignements a drastiquement baissé.
Avec une superficie de l’Algérie de 2 380 000 km2 et une population algérienne de 42,2 millions d`habitants au 1er janvier 2018, le secteur de l’éducation nationale compte (en 2018-2019) 9 269 892 élèves répartis comme suit :
- Population d’élèves
- élèves dans l’enseignement préscolaire : 5,8% soit 537 654 enfants
- élèves d’enseignement primaire : 48,8% soit 4 523 707 élèves
- élèves d’enseignement moyen : 31,7% soit 2 938 556 collégiens
- élèves d’enseignement secondaire : 13,7% soi 1 299 975 lycéens
- Structures
- structures éducatives au niveau national : 27 351 établissements.
- établissements primaires : 75,09% soit 20 538 écoles
- établissements d’enseignement moyen : 19,31% soit 5 281 collèges
- établissements d’enseignement secondaire : 5,56% soit 1 532 lycées
- Encadrement pédagogique et administratif
Dans les établissements éducatifs, 749 232 fonctionnaires sont recensés, dont :
- Près de 63% de femmes soit 472 017 fonctionnaires
- Encadrement pédagogique : 89,9% soit 673 560 enseignants
- Encadrement administratif : 10,1%, soit 75 672 administrateurs
- Répartition des enseignants
- Enseignement primaire : 43,1%, soit 290 304 enseignants
- Enseignement moyen : 34,5%, soit 232 378 enseignants
- Enseignement secondaire : 22,4%, soit 150 877 enseignants
Un budget annuel de plus 789 milliards de dinars (plus de 696 milliards pour le fonctionnement et plus de 93 milliards pour l’équipement) est alloué au secteur.
Le front social est en ébullition et les grèves répétitives se suivent, dans l’éducation aux mêmes périodes chaque année, car les problèmes restent identiques et ne sont pas résolus. Cette année où les syndicats se plaignent comme depuis bien des années pour les mêmes revendications, dont :
- Le pouvoir d’achat
- La retraite
- Le code du travail
- La révision du statut particulier
- Les problèmes des œuvres sociales
- La restriction des libertés syndicales
- Les retards de virement des primes de rendement, des primes de zone, des rappels de promotion et des échelons
- Le non-recrutement des listes de réserve, des contractuels et des diplômés de l’ENS
- Les retards dans la titularisation des nouveaux enseignants
- L’anarchie dans la gestion dans les académies et dans les établissements scolaire
- Les cours particuliers
- La surcharge des classes.
Donc les grèves dans l’éducation ne finiront jamais, car ces problèmes et ces revendications n’ont toujours pas changé. Je les ai connus depuis que j’ai été dans l’éducation en tant qu’enseignant puis en tant que syndicaliste, membre des bureaux nationaux du Snapest et du CLA. Aujourd’hui je suis à la retraite, mais le problème reste insoluble, récurrent et surtout voulu pour alimenter l’existence du multi-syndicalisme en Algérie. Un dialogue de sourds préfabriqué règne entre la tutelle et les syndicats ; je dirai plus, c’est le moyen de cacher certaines tares du système éducatif algérien, comme la faiblesse des élèves, les programmes non terminés et leur seuil. Malgré tous les moyens mis en place ou qui le seront, ceux-ci n’empêcheront pas la continuité de l’agonie de l’éducation en Algérie et cela, vu la politique de l’autruche qui continue à être appliquée.
L’Algérie a opté dès les années 2000, suite à la conférence de Dakar, pour les objectifs internationaux proposés par certains pays connus pour leur affinité avec la Banque Mondiale, le FMI et les multinationales. C’est une logique économique et libérale, alimentée par un nouvel ordre mondial programmé.
Beaucoup d’entre nous ont été élèves de l’école publique ; les plus anciens en gardent une image vivante, vénèrent tel maître ou telle maîtresse. Beaucoup d’entre nous sont ou ont été parents d’élèves de l’école publique et gardent aussi une image de son fonctionnement. Chiffres à l’appui, de plus en plus de familles migrent vers l’enseignement privé. Qualité de l’enseignement en déclin, absentéisme, surpopulation en classe, grèves des enseignants sont autant de facteurs qui contraignent la classe moyenne à emprunter cette voie.
Trop souvent, l’éducation est en place sans préoccupation de la psychologie des enfants. Son développement psychologique est mal connu et souvent mal géré.
A l’adolescence, les conflits s’intensifient et les parents se trouvent face à des situations qui peuvent se révéler dangereuses comme la drogue, l’alcool, la violence, l’intimidation, les dérèglements alimentaires. Les élèves algériens de seconde affichent des niveaux très bas en mathématiques et en langues, avec des acquis «faibles». En mathématiques, plus de 60% des étudiants scientifiques n’ont pas la moyenne et doivent suivre des cours particuliers, alors que les littéraires affichent une «carence importante en expression écrite en langue arabe». Les élèves ont également un niveau «très bas» en français, deuxième langue du pays.
Classes surchargées, manque criant de professeurs ou de professeurs de spécialité ou abandon scolaire, le système éducatif est à bout de souffle en Algérie. L’école algérienne vit aujourd’hui des heures sombres ou des moments critiques. Il y a donc lieu d’analyser les raisons profondes qui plongent l’école algérienne dans un climat délétère. Le premier responsable et non le moindre qu’il convient d’indexer pour justifier le «chaos» dans lequel est plongé l’école algérienne est à notre avis l’inadéquation du système éducatif hérité de la colonisation française lequel avait plus tendance à nous soumettre aux intérêts de la puissance impérialiste et aujourd’hui à une mondialisation ultralibérale qu’à nous réconcilier avec nous-mêmes ou à installer en nous des compétences arrimées à nos besoins.
Aucun développement, aucune libération ne sont possibles pour l’Algérie tant que l’école, en tant que vecteur puissant de transmission de valeurs, de cultures n’est pas en phase avec notre identité profonde. En effet, le rôle de l’école est de former les hommes de demain, aptes à prendre les décisions qui les concernent, car le développement est en définitive une affaire de mentalité. Encore faut-il que notre éducation soit tournée vers l’avenir que vers le passé. Le passé, les traditions ne doivent certes pas être rejetés, mais si le présent appartient à ceux qui ont la plus forte économie, le futur lui appartiendra à ceux qui dans les meilleures écoles forment les meilleurs hommes de demain.
Le Japon et la Suède, qui n’ont ni superficies ni matières premières, en sont des exemples irréfutables et réels. Il faudra impérativement réformer et renforcer l’enseignement technique et la formation professionnelle de sorte que dès le cycle Secondaire les élèves puissent avoir la possibilité de se former à des métiers pratiques tels que la plomberie, la mécanique, l’électricité, l’informatique lesquels répondent mieux à nos préoccupations. Il est plus qu’urgent dans la perspective de résoudre les insupportables perturbations de l’école algérienne que non seulement l’Etat revalorise la fonction enseignante à travers un statut digne et une formation de qualité des enseignants, une amélioration de leurs conditions d’existence, c’est-à-dire en arrêtant de se livrer à des promesses irréalistes et électoralistes ; mais il doit signer avec eux un contrat de performance.
En d’autres termes, l’Etat doit restaurer son autorité en sanctionnant positivement les enseignants les plus méritants par l’octroi d’avantages et blâmant ceux qui sabordent le noble et sacerdotal métier. Aussi, longtemps qu’on va continuer de bâtir notre système éducatif sur la base d’un enseignement théorique très déconnecté des réalités d’un monde, où la science et la technique et, de façon générale la créativité et l’innovation, priment sur les savoirs spéculatifs sans utilité pratique, notre école va toujours continuer dans son agonie. En vérité, Michel de Montaigne avait on ne plus raison quand il déclarait : «Savoir par cœur n’est pas savoir : c’est tenir ce qu’on a donné en garde à sa mémoire.»
En somme, le malaise que vit l’école algérienne s’explique certes par l’insuffisance du budget (la majeure partie de ce budget est engloutie par les salaires des travailleurs et par le fonctionnement), par le déficit de formation de nos enseignants, par la surpopulation de nos écoles, par le manque d’infrastructures ; mais elle se justifie essentiellement par un refus de la part des autorités de réformer en profondeur le système éducatif de sorte qu’il soit plus adapté à nos réalités culturelles, sociales et économiques ; bien sûr, on doit tenir compte de ce qui se fait de bien ailleurs, dans un monde mondialisé et concurrentiel, sans pour autant que notre école ne perde son authenticité ou son âme.
L’école a depuis longtemps cessé d’être cet espace de formation du citoyen et est réduite en un laboratoire où naissent et se développent les processus de mutations individuelles et sociétales aux conséquences désastreuses. Un lycéen sur deux devient bachelier selon les statistiques officielles. La plus grande partie intégrera des facultés. Une minorité se dispersera sur des écoles de commerce, des écoles d’ingénieurs ou choisira une carrière de médecin. Mais que sont devenues les victimes de la déperdition sociale ? Aujourd’hui, il ne faut plus être surpris de la violence da la société, ou celle dans les stades, ou ces morts en mer, car c’est l’école algérienne qui a fait du gardiennage pendant leurs 16 premières années d’un adolescent pour le rejeter sans aucun débouché.
Victime donc de la carence de ces réformes et politiques éducatives inopportunes qui se sont soldées par un véritable fiasco, notre système éducatif a toujours été un grand malade, marqué par l’absence de crédibilité, de compétence et caractérisé par un laxisme dont les résultats sont catastrophiques. Aujourd’hui, l’éducation nationale algérienne agonise, car sa maladie a été traitée de manière incohérente ces vingt dernières années, tel le démantèlement de l’enseignement technique. Soucieux de l’efficience économique, la politique mondialiste ultralibérale contribue à donner une valeur marchande à l’éducation. Les programmes et les formations scolaires visent à répondre à cet idéal mercantile annonçant de vouloir préparer l’élève pour le marché du travail dans une optique de rentabilité.
La commercialisation de l’éducation et de ses services est commandée par une logique économique mondiale et un nouvel ordre mondial avec le retour de l’esclavage et de la colonisation.
Notre constat aujourd’hui, en ce début 2019, après 56 ans d’indépendance, est que nous importons presque tout, notre éducation est à l’agonie, notre santé est en faillite, des milliers d’Algériens disparaissent en mer tentant de fuir la malvie, notre monnaie ne vaut plus rien, la corruption et les détournements ne se comptent plus. Mais tout cela est le fruit de la politique de mondialisation ultralibérale que nos dirigeants suivent aveuglément, non pas par ignorance, mais pour des intérêts personnels ou familiaux. Continuer à suivre cette mondialisation ultralibérale a conduit l’éducation ainsi que d’autres secteurs clé au développement à l’agonie. Mais toute cette politique de mal gérance risque de conduire tout le pays vers le chaos et la révolte comme le vivent certains pays ayant opté vers cette globalisation ultralibérale, nous pouvons donner comme exemple les manifestations des Gilets jaunes en France.
Sauvons ce qu’on peut sauver. Le système éducatif remplit mal ses fonctions de : produire des savoirs, développer des intelligences, former des compétences, donner au niveau élémentaire les capacités de lire, d’écrire et de compter dans une langue écrite. La faiblesse du matériel didactique, des classes surchargées, des enseignants mal ou non formés ont conduit l’école à son agonie. L’école est devenue parfois plus un lieu de gardiennage social où sont véhiculés des savoirs mémorisés plus que l’acquisition de savoirs.
Un grand chantier dans l’éducation nous attend et doit être entamé, par des gens du terrain loin de toute mondialisation ultralibérale programmée par l’Unesco, la Banque mondiale, le FMI et les multinationales. Nous n’avons jamais fait notre propre réforme, mais nous avons suivi celle des autres. Alors il est venu le temps de sauver notre jeunesse et celle des générations à venir, car nous, nous avons dès le début été ignoré. Il n’est pas trop tard pour recouvrer notre indépendance et notre développement, mais cela reste tributaire de l’éducation et de la volonté de nos décideurs.
La conjoncture actuelle nécessite donc une articulation entre la mise en place d’un programme d’urgence 2019-2032, loin des projets de la mondialisation ultralibérale non adaptés aux besoins du pays, au profil de formation et aux besoins d’avenir pour l’Algérie.
B. H.
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