Du conditionnement toxique à l’émancipation cathartique
Par Mesloub Khider – Nos véritables ennemis sont embusqués derrière notre propre conscience mécaniquement programmée à nuire à notre authentique être. Les premières Bastille à abattre sont enfouies en nous. On ne voit dans la réalité que c’est qui confirme nos idées, nos préjugés. Autrement dit, la réalité sert à conforter nos pensées. A rassurer notre psyché. De là s’explique que les points de vue varient en fonction de notre histoire personnelle et de notre culture, en un mot de notre conditionnement.
Notre mode de vie façonne nos perceptions. Voire bâtit sa propre réalité. L’homme modèle la réalité à son image, élaborant ainsi sa propre réalité inflexible, intransigeante. De la vient que ses croyances conditionnent ses perceptions et ses actes. A l’échelle supérieure, sociale, dès lors que certaines croyances dogmatiques se propagent à un nombre croissant de membres de la société, elles constituent un terreau fertile au développement du sectarisme, des doctrines systématiques totalitaires, fondamentalistes.
De fait, nous évoluons dans une société qui formate nos conditions d’existence. De l’éducation jusqu’au travail salarié aliénant, en passant par les religions et les idéologies, toutes ces entités procèdent à la manipulation de l’esprit. A notre époque moderne marchande, la publicité participe aussi à son niveau au modelage du cerveau par le matraquage permanent de clichés érigés en modèles de comportement à adopter et à reproduire afin de s’intégrer dans cette société consumériste. Société de l’apparence. Société du spectacle.
De même, le cinéma et la télévision participent au conditionnement des représentations sociales. Sans oublier, internet, outil performant en matière de dépossession des personnalités. Tous ces appareillages de conditionnement numériques, publicitaires et cinématographiques, omniprésents, contribuent à la pollution mentale. Tous ces instruments d’intoxication idéologique favorisent la servitude volontaire. Somme toute, depuis le berceau jusqu’à la tombe, la culture dominante, par le formatage de l’éducation, par l’asservissement aux modèles économiques marchands, par la propagande médiatique endémique, façonne les mentalités. Aussi, par une forme d’accoutumance imperceptible, la majorité des membres de la société finit par s’adapter aux multiples contraintes imposées par la société, tolère inconsciemment la manipulation mentale, embrasse avec ferveur l’idéologie dominante. On est là en présence d’un conditionnement toxique. A plus forte raison, certains membres de la société développent une réelle toxicomanie idéologique. Ils sombrent dans l’addiction aux croyances de leur société. Ils vivent dans une forme autistique doctrinale. Dans un univers intellectuel autarcique. Dans l’enfermement d’une pensée carcérale, asilaire, avec une camisole mentale dogmatique.Ils ne conçoivent pas l’idée de vivre en dehors de leur société, sans les valeurs dominantes de cette société. Pour eux, la croyance en leur société est un principe de réalité intangible.
De façon générale, ces dernières décennies, la société moderne libérale a vécu une profonde mutation. Elle s’est amplement mondialisée et massivement informatisée. Cette mutation a bouleversé le mode de pensée. Elle a favorisé l’apparition de convictions aveugles, le surgissement de croyances radicales et absolutistes. En outre, au plan de la réflexion, la pensée s’est sclérosée. Elle s’est figée dans la contemplation d’une réalité immuable, sacralisée. Une réalité impossible de remettre en cause, de transformer, de changer. Cette pensée statique du monde est l’œuvre de l’endoctrinement insidieux opéré par le capital. Par le conditionnement des représentations de la société, la perception de la réalité s’est radicalement modifiée, altérée. Entraînant la dépossession de soi, le dessaisissement de tout pouvoir sur nos conditions d’existence. La prolifération de cette religion de la résignation se matérialise par la croyance de l’impossibilité de toute transformation sociale, de l’inaccessibilité à une société nouvelle supérieurement meilleure.
Ainsi, l’économie dominante libérale actuelle modèle insidieusement la pensée. Si bien que chacun imprime à l’existence une valeur marchande. Le capital dirige le monde. S’incruste même dans la psychologie humaine. Dans les rapports humains réduits à des échanges contractuels, à des relations d’intérêt. Nous sommes entrés dans l’ère de la dépossession. Dépossession de soi. Dépossession de tous les pouvoirs au profit d’une caste occulte minoritaire dominant le monde.
Avec la mondialisation totalitaire, matérialisée par les dérégulations économiques, les privatisations décisionnelles, les dirigeants étatiques sont eux-mêmes dessaisis de leur pouvoir sur l’économie et la finance. Aujourd’hui, dépourvus de tout pouvoir réel, ils sont réduits à remplir des fonctions honorifiques politiques, à gérer une économie incontrôlable, monopolisée par la «puissance» financière occulte. En outre, à l’ère de la complexification des sociétés modernes, même les experts sont dépassés par les événements, par le développement accéléré de la société. Car incapables d’appréhender le système dans sa totalité dialectique, du fait notamment de l’hyperspécialisation de leurs savoirs, de la fragmentation délibérée de la «connaissance».
A notre époque, les rapports marchands colonisent toutes les sphères de l’existence, ont envahi tout le temps et l’espace. Le temps s’écoule au rythme de l’accumulation du capital. A une cadence financièrement vertigineuse. Le temps est soumis aux lois de la compétitivité et de la rentabilité. Même les fameux temps de loisirs sont devenus des phases de valorisation du capital. De même l’espace subit le même envahissement mercantile. Aucun espace n’échappe à l’exploitation financière du capital.
Pour la majorité de la population, ces rapports marchands sont devenus un automatisme, un fonctionnement «naturel». La réitération de ces automatismes mercantiles échappe à toute volonté. La récurrence des automatismes engendre l’accoutumance, créant des attitudes conservatrices n’autorisant aucun changement. Par ce mécanisme de servitude à ce système dominant, la pensée a abdiqué sa souveraineté réflexive, son esprit critique. La pensée s’est dépravée. Elle est devenue vénale.
Ironie du sort, chacun croit tout comprendre, sans prendre conscience qu’il ne cherche même plus à comprendre. Chacun est persuadé que ce qu’il voit et entend est la vérité absolue. Donc il s’agit de l’authentique réalité. Réalité qu’il convient donc d’apprendre aux autres par la persuasion, voire la contrainte. Toutes les valeurs émanant de cette réalité (de cette société mystifiée) doivent être diffusées, obligatoirement partagées par tous les membres de la société.
Aussi, l’intolérance s’insinue dans chaque pensée, chaque comportement. Aussi longtemps que la société ne permet pas à chacun de ses membres de se réaliser individuellement, ne respecte pas la liberté de conscience et de penser de chacun, la tentation de soumission, d’oppression de la population demeure toujours envisageable pour les apprentis dictateurs, désireux de façonner le monde à leur image… médiocre, névrosée, schizophrénique.
Aujourd’hui, en raison de l’anxiété généralisée susceptible de se répandre par suite de l’éruption d’un bouleversement social subversif, une grande partie de la population refuse d’admettre le déclin du système capitaliste, son agonie. Mais, l’aggravation de la crise s’est chargée de modifier sa croyance, sa perception. La fin du capitalisme devient envisageable. Et la croyance en son éternité s’écroule. Non sans quelques appréhensions et angoisses propres aux ères de fins du monde. D’où la raison de l’accroissement des comportements nihilistes, du développement de la confusion mentale généralisée, du surgissement du fanatisme, du fondamentalisme, du populisme, du repliement identitaire, des crispations ethniques.
La mort a toujours suscité de l’angoisse, à plus forte raison quand elle concerne la civilisation, en voie d’extinction.
Aujourd’hui, du renversement de perspective dépend l’inauguration d’horizons politiques collectifs libérateurs. Du développement de pratiques sociales novatrices en matière de lutte, découle la construction d’une société en rupture avec ce système marchand nécrosé en pleine décrépitude. De la mise en œuvre de moyens de communication indépendants entièrement appropriés par le peuple organisé sous les auspices d’instances innovantes, relève la réussite du projet d’émancipation sociale. De la libération de notre aliénation pathologique résulte la thérapeutique éclosion d’une originale appréhension de la société, une novatrice conception de l’existence. Et corrélativement, l’élaboration d’une vie commune autogérée au sein d’une communauté humaine universelle en rupture totale avec les catégories marchandes.
Aussi, il est de la plus haute importance de dépasser les contradictions de ce système marchand par son anéantissement. Car, faute de transformation sociale radicale, les crises économiques dévastatrices récurrentes et les tensions guerrières permanentes inhérentes au système capitaliste risquent de se propager, particulièrement en cette période de chaos «démocratisé», où le «chacun pour soi» va s’achever dans une guerre barbare de tous contre tous.
M. K.
Comment (4)