Yacef Saâdi dénonçait «l’excitation généralisée» et «l’imposture»
Suite au décès de l’ancien chef de la Zone autonome d’Alger, Yacef Saâdi, à l’âge de 91 ans, nous rediffusons un texte que le défunt a confié à Algeriepatriotique en février 2016, intitulé L’histoire ne sera jamais complaisante, pour, écrivait-il, «rétablir les faits et permettre à l’histoire de s’écrire sous le sceau de la droiture et la noblesse de la vérité».
«La révolution de Novembre nous a enseigné, entre autres vertus, à faire preuve de conscience et de constance dans notre militantisme pour que la flamme ne soit jamais éteinte afin de permettre au pays de poursuive sa marche vers plus de réalisation et de progrès. Cette voie tracée, après tant de sacrifices, devait nous conduire vers plus d’entente, plus d’unité et, on le souhaitait vivement, vers plus de sérénité. Partant de ces nobles aspirations, nous pensions, tous les fiers nationalistes et les authentiques combattants, nous qui étions impliqués totalement et avions mené, inébranlablement, notre lutte contre l’occupant, que juillet 1962 était la fin d’un cauchemar qui marquerait l’étape post-indépendance par un contrat de confiance devant nous conduire vers un combat, autrement plus dur, celui du développement national.
Car ceux qui, comme nous, ont vécu les affres d’une période de triste mémoire seraient les propagandistes de cet autre combat, celui du progrès, de l’évolution du pays et son émancipation, en encadrant avec dévouement la jeunesse, ce valeureux patrimoine qui est un potentiel de production dans un champ fertile. Cela demandait l’implication de tous, notamment de celles et de ceux qui ont le pays au cœur et l’esprit orienté vers la formation et l’avenir des générations montantes auxquelles nous devions préparer les conditions objectives pouvant leur permettre d’escalader les parois abruptes et difficiles du succès.
Nous pensions avoir rédigé une page glorieuse de notre histoire où la fraternité tenait une bonne place dans ce pacte transcrit en lettres indélébiles. Et nous étions fiers d’être arrivés, à un stade de maturité, après maintes expériences éprouvées sur le terrain des vicissitudes. Ainsi, comment n’allions-nous pas, dans cette ambiance des jours heureux, commémorer la symbiose entre le peuple et ses combattants de la libération nationale, ceux-là mêmes qui ont mené une lutte héroïque pour le recouvrement de la souveraineté, longtemps spoliée, et qui ont adopté des positions courageuses en faisant face aux plus grands défis de cette période.
Mais l’avons-nous exaltée cette symbiose issue de nos constantes et initiatives militantes qui ont rythmé le cours de notre histoire, dont le goût de l’indépendance, de l’unité et la soif de justice sociale ? Pas spécialement. Il faut être honnête avec soi-même pour dire les «choses» telles qu’elles se sont déroulées, dès les premiers jours de notre indépendance. Je ne vais pas intenter un procès à mes sœurs et frères de combat, mais quand l’histoire se trouve altérée, enserrée dans un carcan de fausseté et de subornation, je me dois de dire le mot juste, sincèrement et courageusement, pour rétablir les faits et permettre à celle-ci de s’écrire sous le sceau de la droiture et la noblesse de la vérité.
Etre en conformité avec ma conscience
En effet, l’histoire et la nôtre – avec grand et petit «h» – ont été bel et bien abusées, victimes de conclusions hâtives et de propos diffamatoires, quand elles n’ont pas été falsifiées, corrompues, et leurs dirigeants assombris par des campagnes indignes et on ne peut plus infamantes. C’est pour cela, qu’à mon humble avis, je suis certain que l’histoire, la grande, est inflexible, puisqu’elle a bonne mémoire, comme disait quelqu’un. «Elle ne peut être complaisante au point de ne pas réagir devant cette incompréhensible « prescription extinctive » des humains…», continuait-il. Oui, elle ne sera jamais complaisante, car la loi de la nature, devant laquelle nous sommes très faibles, ne laisse personne réussir à lui échapper. Aucun empereur, aucun dictateur, personne ! Ainsi, nous savons que dans la mémoire collective, tout est enregistré pour que «le peuple retrouve estime de soi-même et confiance en soi».
Quant à la lutte de Libération nationale, elle doit être révisée, par nous-mêmes, dans sa globalité, dans l’intérêt des générations futures qui doivent s’en imprégner pour être parfaitement stimulées dans leur marche, en suivant les bons usages que nous leur aurions normalement légués. Elle doit être racontée comme une épopée glorieuse, malgré certaines séquences douloureuses, qui se produisent dans toutes les révolutions, parce que le combat mené depuis novembre 1954 a été un tournant décisif pour nous affranchir et nous libérer. Et de cela, nous ne pouvons en aucun cas nous flageller par ce jeu machiavélique qui tend à dire demain, devant l’histoire, que ce combat, homérique à plus d’un titre, a été funeste et nuisible, c’est-à-dire préjudiciable à la marche révolutionnaire que le peuple s’était imposée.
Car réfléchir de cette manière, c’est méconnaître tous les sacrifices consentis, l’immense espoir suscité par la Révolution et toutes les potentialités qui lui ont été réservées. Cela dit, nous pensions que les autres aspects, dont quelques mésententes, qui ont véritablement existé et étaient même frappés d’une certaine suspicion, ne devaient pas être ressuscités, après l’indépendance, pour devenir le comble de nos dissensions et porter préjudice à cette vaillante entreprise qu’était la lutte de libération contre l’une des puissances mondiales. Car ces aspects qui nous gênaient souvent dans nos relations, en nous chargeant d’abjections, étaient bien là, sans occulter, fort heureusement, le climat d’engagement qui nous mobilisait vers un seul idéal, celui de reconquérir notre souveraineté nationale.
Mais, aujourd’hui, en présence d’un climat d’excitation généralisée, où l’imposture, l’esbroufe et la forfanterie tiennent le haut du pavé, pour cacher des défauts et des défaillances de quelques compagnons d’armes qui veulent s’absoudre et, par là même, se glorifier pour s’assurer d’une certaine prééminence politique devant l’histoire, ces mésententes s’amplifient et refont surface pour devenir des motifs d’accusation, pour l’intérêt de qui, je vous le demande ? Ainsi, en répondant à moi-même, je dis de ceux-là qui se saisissent du rôle de l’idole à qui l’honneur devait se rendre et que la gloire en est due, pour paraphraser Jean de La Fontaine dans L’âne portant des reliques, «d’un magistrat ignorant, c’est la robe qu’on salue».
Néanmoins, et pour ne pas détourner mon regard de la vie politique, économique, sociale et culturelle de mon pays, ni même renoncer à m’impliquer dans des débats, du reste passionnants et bénéfiques, il est de mon devoir, en tant qu’ancien chef de l’historique et non moins glorieuse Zone autonome d’Alger, de réagir naturellement, honnêtement et sans parti pris, pour dissiper les nuages et nettoyer notre espace où se bousculent les équivoques, les imputations et les anathèmes. Et parce que conscient que la Révolution, qui a donné le maximum, par ses hommes et ses femmes, courageux et courageuses, contre l’effroyable et monstrueuse machine de tuerie engagée contre notre peuple, a immortalisé la guerre d’Algérie dans les tablettes de l’histoire contemporaine, en la sacrant «Révolution centenaire d’un peuple héroïque».
Ainsi, compte tenu de tout ce qui précède et après moult réflexions, je me suis résigné à parler, non pas à dénigrer et accuser, comme le font certains de mes frères moudjahidine et militants nationalistes – pour qui je voue un respect inconditionnel –, mais de manière à être en conformité avec ma conscience, qui est un ensemble de réactions à mes propres actes que j’oppose à l’opinion publique. En effet, cette conscience qui, pour moi, est un trait d’union entre ce qui a été et ce qui sera est un pont jeté entre le passé et l’avenir, comme le précisait un philosophe du siècle précédent. Et c’est là où je me dois de dire qu’il est des moments dans la vie d’un homme, principalement celle d’un responsable, de faire une halte pour questionner sa conscience et décider d’aller dans l’honnêteté du propos, avec le sentiment d’apporter des éclairages qui ne seront que bénéfiques pour ceux qui, demain, écriront l’histoire de notre Révolution.
Cela ne veut pas dire, et ce n’est pas mon intention – tant s’en faut – d’aller dans le déballage médiatique, pour faire sensation, comme d’aucuns se complaisent, mais je ferai ce qui est en mon âme et conscience pour rectifier des incompréhensions et clarifier le débat autour de certaines «diatribes» entretenues délibérément, quelquefois sournoisement, depuis l’indépendance, par des gens qui s’affublent aujourd’hui de force d’âme et d’abnégation héroïque. Ainsi, avant d’en arriver là, c’est-à-dire avant de deviser sur ce qu’ont été certains de nos compagnons d’armes, dans leurs comportements d’hier, pour comprendre ce qu’ils étaient ou ce qu’ils peuvent être aujourd’hui, faisons la rétrospective de cette âpre lutte que nous avons menée ensemble, différemment peut-être, mais chacun avec les moyens dont il disposait et les sentiments qu’il ressentait.»
Yacef Saâdi
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