Du tourisme exotique au tourisme lubrique
Par Mesloub Khider – «La terre est une vieille prostituée. Elle se vend partout», a écrit l’écrivain Pierre MacOrlan. Transfigurée par le capital, elle sait mettre en valeur ses charmes naturels, monnayer ses paysages voluptueux, ajouterai-je.
Le tourisme est un phénomène inhérent au monde occidental capitaliste. Dans un univers concentrationnaire où l’homme moderne passe la majeure partie de sa vie enfermé dans les bagnes industriels ou les geôles du tertiaire, cloîtré dans des habitations carcérales bétonnées, cet homme opprimé et stressé éprouve le besoin de s’évader de sa prison urbaine et mentale. En guise de thérapie compensatrice, les voyages lui permettront, pense-t-il, de soigner son affliction existentielle. De s’offrir quelques évasions furtives vers des contrées exotiques. S’accorder quelques moments de pureté loin de son monde urbain pollué, de sa vie quotidienne souillée, de sa famille atomisée, de sa culture originelle lobotomisée.
L’horreur touristique
L’horreur touristique s’abat sur l’ensemble de la planète. Tous les pays sont mis en coupes réglées. Aucun espace n’échappe à la concurrence. Chaque pays investi dans les infrastructures touristiques pour attirer le maximum de clients. A l’instar de la péripatéticienne vantant les agréments de son anatomie lascive et orgastique, chaque pays magnifie les attributs exceptionnels de son territoire : nature luxuriante, mer cristalline, patrimoine culturel exceptionnellement riche… Cette politique touristique participe de la spécialisation des pays, s’intégrant dans la division internationale du travail. Obérant pour les pays du Sud toute diversification productive, pénalisant tout développement économique authentique et pérenne.
En outre, l’industrie du tourisme participe grandement à la destruction de ces contrées dont elle tire profit. Ainsi, elle vend ce qu’elle contribue à détruire, notamment par la destruction écologique, la désagrégation sociale et culturelle, la défiguration des régions entières transmuées en zones spécifiquement touristiques. En outre, par la rapacité mercantile de l’industrie du tourisme, le «monde touristique» est mis en mode «économie productive» : les villes transformées en musées, les campagnes muées en parcs d’attractions rentables, les littoraux métamorphosés en sites bétonnés.
Par ailleurs, les populations «autochtones» sont folklorisées par les protagonistes de leur déculturation, ces Occidentaux ethnocidaires responsables des désordres anthropologiques irréversibles infligés aux peuples longtemps colonisés (introduction de l’argent, de la propriété privée, destruction des modes de production traditionnels, exode rural, etc.). Sans oublier que la majorité de la population locale des pays dits touristiques ne profitent jamais des infrastructures du tourisme (complexes touristiques, hôtels, piscines, plages, divers secteurs de distractions et de loisirs, et autres multiples sites), réservées aux seuls voyageurs occidentaux richement solvables.
Naissance du tourisme
Historiquement, le terme touriste entre dans la langue en 1816 et tourisme en 1841. Mais c’est au XVIIIe siècle que fleurit la mode du tourisme ou plus exactement des voyages. Elle prend naissance en Grande Bretagne, première puissance économique à l’époque. En effet, c’est à cette époque que de jeunes riches et aristocrates anglais commencent à faire leur grand tour de l’Europe. Ils visitent la France, l’Espagne, l’Italie, etc. Ensuite, au cours du XIXe siècle se développe le tourisme bourgeois. Sa consécration se matérialise par la création de la première agence de voyage par Thomas Cook en 1841. Dans le sillage de l’industrialisation et de l’urbanisation de l’Europe se développent parallèlement les premiers moyens de transport modernes, favorisant l’expansion du tourisme Au début, le chemin de fer constitue la principale locomotion mécanique rapide. Ensuite, au XXe siècle l’avion remplacera les chemins de fer comme moyen de navigation aérienne rapide. Plus tard, les premières autoroutes sont créées en Italie (1924) et en Allemagne (1932).
C’est au lendemain de la seconde «boucherie mondiale», au cours des Trente glorieuses, que le tourisme connaît réellement son essor. Le tourisme se démocratise. Se massifie. Se popularise. L’industrie du tourisme se structure, notamment par la création de nombreuses agences de voyages, la publication de guides touristiques, l’invention de clubs, l’élargissement des infrastructures dévolues au tourisme (hôtels, aéroports).
Aujourd’hui, le tourisme est devenu un véritable produit de consommation courante. Il génère des milliards de chiffres d’affaires et de substantiels profits. En matière économique, le tourisme devance les industries pétrolière et automobile. Il est devenu la première activité mondiale, avec plus de 200 millions de salariés employés. Soit quasiment 10% de l’emploi mondial. Le tourisme est en forte croissance. A mesure que le mode de vie occidental se répand, le tourisme se développe.
Exutoire touristique
De façon générale, dans la société capitaliste moderne, le tourisme a pour fonction de procurer, à l’Occidental stressé, immergé dans une atmosphère urbaine polluée, une ambiance temporelle haletante, un rythme de vie trépidant, l’exotisme, la sensation factice de bonheur, le soleil, la détente, un bien-être absent de son quotidien cimenté par le stress. En un mot, un sentiment d’évasion et de dépaysement. Pour ce touriste occidental à la vie accidentée par le travail aliénant, il s’agit de partir savourer la «pureté» de la nature, les sites vierges sauvages écologiques ; découvrir des «peuplades» autochtones folklorisées, infantilisées.
Le tourisme offre au voyageur occidental, en quête de son paradis perdu, un dépaysement garanti par la découverte de paysages féeriques. Plongé dans ces horizons édéniques, le touriste occidental peut communier avec des espaces et horizons fantastiques. Il peut se ressourcer, se régénérer, se purifier, le temps de ce séjour éphémère furtif, avant de regagner l’enfer de son quotidien bétonné d’agressions stressantes protéiformes, barbelé d’activités professionnelles aliénantes, oppressantes, déprimantes.
A notre époque moderne capitaliste mondialisée, le tourisme constitue l’ultime étape de la marchandisation de la société. De fait, les pays du Sud, souvent sous-développés, sont livrés à la perversion du capitalisme. Longtemps épargnées par les rapports marchands, ces régions traditionnelles pauvres ont été infectées par l’introduction du mercantilisme, la «civilisation» capitaliste. Désormais, la cupidité gouverne les mentalités de ces populations périphériques. Le mode de vie de ces sociétés a subi une véritable mutation anthropologique. Ces sociétés traditionnelles, sous l’effet corrosif du tourisme, se décomposent. Victimes des prédateurs touristiques et des spéculateurs immobiliers, ces populations sont expropriées de leurs terres et de leurs villages pour être parquées à la périphérie des villes. Perdant ainsi le lien avec leurs racines, leurs coutumes, leurs traditions. Aussi finissent-elles par se désagréger.
De fait, ce secteur rentable du tourisme, le capitalisme l’a investi avec d’énormes moyens de communication, notamment par le recours effréné à la publicité. Pour l’exploiter de manière optimale, le capitalisme a favorisé le développement de cette industrie du tourisme collectif, le voyage organisé. Le voyageur, devenu consommateur quasi compulsif de produits touristiques, est constamment assailli de propositions de séjours aux tarifs réputés compétitifs et économes en temps. Aussi, les tarifs des séjours sont-ils tirés de plus en plus vers le bas, accompagnés d’une réduction du gaspillage de temps.
Comme au sein du monde de l’entreprise où les gains de productivité et l’optimisation temporel dominent la logique capitaliste, l’industrie du tourisme a intégré ces catégories marchandes capitalistiques dans ses offres de voyages. Le temps de transit est proscrit, car il est considéré comme du temps mort. Désormais, l’objectif principal des voyagistes est donc d’acheminer le touriste aux points de consommation touristiques dans un temps court. Cet objectif est assuré grâce au développement exponentiel des moyens de transport à grande vitesse, comme l’avion et le TGV, et grâce aussi aux réseaux d’autoroutes. Cette croissance des transports s’effectue malheureusement au prix de la pollution de l’écosystème. En effet, toute cette technologie des transports modernes est obtenue moyennant une consommation de ressources énergétiques et d’une pollution grandissante. Ainsi, l’industrie touristique est un vecteur de destruction écologique, sociale et culturelle.
Ironie du sort, la croissance exponentielle des moyens de transport, étendue à l’ensemble des pays, entraîne parallèlement l’aménagement des diverses structures aéroportuaires et urbaines, homogénéisant ainsi les espaces architecturaux. Générant corrélativement une uniformisation urbaine du monde, au point de réduire considérablement la frontière de l’exotisme au fur et à mesure du développement du tourisme. Aujourd’hui, tous les pays, toutes les grandes métropoles sont identiques, uniformes. Aussi, pour savourer réellement les délices du dépaysement, les opérateurs touristiques organisent des séjours dans des contrées de plus en plus reculées, isolées, inhabitées.
Par ailleurs, si certaines sociétés traditionnelles érigent la virginité de la femme en dogme qu’aucune loi humaine ne doit violer au risque de stériliser définitivement la communauté, le capitalisme, quant à lui, n’existe que par la violation permanente des espaces vierges réduits en terrains à exploiter et à féconder financièrement. L’industrie du tourisme ne déroge pas à cette loi du viol des espaces vierges transformés en lieux de valorisation du capital par la colonisation mercantile de ces contrées longtemps demeurées impénétrables, vierges, épargnées de tout contact humain occidental infecté par la civilisation marchande. C’est ainsi que certains sites naturels, comme de nombreux monuments millénaires, épargnés longtemps par l’invasion humaine mercantile, sont aujourd’hui davantage menacés par la fréquentation outrancière des masses touristiques que par les outrages du temps. On peut citer comme exemple le site de Lascaux, qui a failli disparaître sous l’effet du souffle des visiteurs.
Désert touristique algérien
Quant à notre cher pays, l’Algérie, il est en délicatesse avec le tourisme. En effet, en Algérie, le tourisme ne décolle pas. Pourtant, le pays recèle des trésors touristiques splendides. En dépit de ses multiples atouts enchanteurs, l’Algérie n’attire pas les investisseurs dans le secteur du tourisme. Donc les touristes.
Pourvue d’un littoral de 1600 kilomètres, l’Algérie constitue une destination idéale pour le tourisme. Sans oublier d’autres merveilles, tels les vestiges romains, les gravures rupestres, le majestueux désert… Néanmoins, le tourisme sommeille sous le soleil ardent réchauffant et irradiant uniquement les habitants algériens, sous le ciel bleu azur réservé aux seuls citoyens algériens. Et pour cause.
Nombre d’Algériens intéressés déplorent l’absence d’investissements dans le secteur du tourisme. En effet, l’activité touristique en Algérie ne parvient pas à se réveiller de sa léthargique somnolence économique. Et l’activité touristique n’est pas près de décoller. Pour preuve, ces vingt dernières années, l’Algérie n’a attiré que 3 000 touristes par an. Chiffre ridiculement dérisoire comparé aux autres pays voisins. En 2018, le nombre de touristes venus en Algérie n’a pas excédé 2 000 visiteurs. Le secteur du tourisme est négligé depuis maintenant plus de trente ans par les pouvoirs publics. Sur la carte touristique mondiale, l’Algérie demeure inexistante, invisible.
Pourtant, ces dernières années, à la suite de la baisse du prix du pétrole, dans le cadre de la diversification de l’économie algérienne principalement tributaire des hydrocarbures, l’activité touristique a été inscrite dans le programme de réorientation de l’économie. En dépit de la volonté affichée par le pouvoir de promouvoir et de relancer l’activité touristique, on n’assiste à aucun redémarrage de ce secteur déserté par les investisseurs.
A l’indigence de la politique de promotion du tourisme en Algérie vient se greffer le problème de l’obtention du visa algérien pour les nombreux voyageurs désireux visiter l’Algérie.
Aujourd’hui, au plan des infrastructures touristiques, l’Algérie ne dispose que de 50 000 lits en bord de mer. À l’échelle nationale, l’Algérie compte seulement un peu plus de 110 000 lits. En outre, pour des raisons de sécurité, de nombreux sites touristiques, tel le Hoggar, sont fermés aux étrangers. Au reste, l’Algérie demeure parmi les destinations les plus onéreuses d’Afrique du Nord. Juste pour le prix du billet d’avion, le coût du voyage est exorbitant. Sans compter le coût du séjour très élevé comparé aux pays voisins.
Néanmoins, eu égard à notre analyse critique du tourisme en général décrite plus haut, contrairement aux thuriféraires partisans de l’ouverture de l’Algérie au tourisme, on peut conclure que la décision de fermer les frontières au tourisme international dans les années 1980 a été un choix politique légitime. En effet, à la faveur de l’augmentation considérable des recettes pétrolières, dès les années 1980, l’Algérie a tourné le dos au tourisme. Pour promouvoir et investir dans le tourisme interne, destinés aux seuls citoyens algériens. En outre, ce choix de se détourner du tourisme international a été motivé par des raisons de préservation des traditions algériennes susceptibles d’être corrompues par l’invasion des touristes occidentaux porteurs de cultures étrangères dissolvantes.
Cette crainte du saccage du patrimoine culturel algérien par les hordes touristiques occidentales est fondée. De même, la peur de la pollution immorale de l’Algérie par ses multitudes occidentales libidineuses est motivée. L’Algérie a raison de refuser de transformer le pays en dépotoir «déculturatoire» touristique, en bordel des Occidentaux, en contrée exotique exploitée par le capital financier international.
Le tourisme est le colonialisme de l’Occidental pauvre. Qui, l’espace de quelques jours, loin de son exploitation agréée, pétri de relents colonialistes et paternalistes, peut se croire riche dans un pays pauvre, se comporter en territoire conquis par la grâce de ses dollars ou de ses euros.
M. K.
Ndlr : Les opinions exprimées dans cette tribune ouverte aux lecteurs visent à susciter un débat. Elles n’engagent que l’auteur et ne correspondent pas nécessairement à la ligne éditoriale d’Algeriepatriotique.
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