Interview – Karim Cherfaoui : «La demande de changement est légitime»
Algeriepatriotique : Vous êtes le directeur général du groupe Smartlink Holding, qui regroupe des entreprises de télécommunications, du numérique et de l’agriculture et vice-président du FCE, en charge du développement du numérique et de l’économie numérique et du Syndicat FCE Services. Vous avez répondu à notre sollicitation après de nombreux refus. Pourquoi ?
Karim Cherfaoui : Je ne suis pas connu du grand public. Mais je vous ai répondu en tant que vice-président du FCE et à titre personnel. Pour des questions qui me concernent en tant que membre du FCE et non pour ce qui a trait à l’organisation du FCE.
Comment ne pas réagir, en effet, aux derniers événements où nous voyons une belle image de l’Algérie, telle que nous la voulons ? Une Algérie où les gens sont heureux de vivre ce moment entre eux. Une sorte de retrouvailles. Qui ont su mettre de côté leur différence et œuvrer à un même objectif, préoccupés par le temps, pressés et faisant montre de beaucoup de génie. C’est formidable, nous sommes en train de vivre un moment historique.
Malheureusement, nous ne pouvons pas ne pas être inquiets. Cette union se fait plus contre un «ennemi» commun que pour un projet commun. Tout au moins, il est malaisé d’entrevoir le projet social si ce n’est l’expression d’un ras-le-bol et un fort appel au changement sur tous les plans. Nous avons l’impression que la revendication du non au cinquième mandat avance plus vite que les objectifs du projet réel à la société. Les canaux de communication sont hétérogènes et il n’y a pas de dialogue. Il faut dire aussi qu’il n’est pas facile de trouver la bonne information. Elle est soit sur Facebook, soit à la télé. Mais jamais sur un même endroit et avec les deux parties. Sur Facebook, le gouvernement est absent et les informations sont aussi nombreuses que contradictoires, voire même de la désinformation et, à la télé et dans les journaux, il n’y a aucun des leaders de ces mouvements. En tout cas, ils n’ont jamais été rassemblés.
C’est ce qui est inquiétant. Il est à craindre qu’une fois le projet principal acquis, les divisions naîtront, surtout si les contestations durent dans le temps et s’il n’y a pas d’Etat fort pour réguler et prendre en charge les différences de points de vue. Il ne faut pas que l’Etat tombe. Car nous n’avons pas le temps de faire un bilan et de reconstituer les institutions de l’Etat. Dans ce scénario extrême, ce formidable élan d’espoir et d’unité risque de se transformer en ce que tout le monde craint, un formidable magma d’ambitions politiques.
En tant que membre du FCE, comment appréciez-vous ce mouvement ?
Je ne peux pas me prononcer au nom du FCE. Le FCE a ses porte-paroles. Ce que je peux dire, par contre, c’est qu’au sein de l’organe du FCE, nous partageons beaucoup de ce qui se dit aujourd’hui dans la rue en tant qu’individus.
Nous sommes tout aussi pressés de voir arriver certains changements. Et, pour ma part, qui me situe dans la tranche des 40-50 ans, je le suis doublement. J’ai le comportement d’un adolescent dans la société très bizarrement. Pressé de faire comme nos aînés, avoir la possibilité de contribuer à la construction de mon pays mais, en même temps, pressé de rattraper le retard.
C’est dans cette volonté de changement et cet empressement que je compare ma modeste contribution au sein de cette organisation avec celle de ce formidable mouvement populaire, dans lequel je trouve beaucoup d’objectifs communs.
D’ailleurs, il me semble qu’au-delà des hommes qui le constituent, le FCE est l’organisation la mieux structurée pour le changement et, peut-être, dans sa formation actuelle en tant que syndicat. Elle représente la forme la mieux avancée pour porter des suggestions de changement au plan économique.
De mon point de vue, le FCE en tant qu’organe est le partenaire économique idéal de ce mouvement. La majorité des membres du FCE sont de petites entreprises aujourd’hui, avec sa composante Jil FCE notamment. La majorité de nos employés, comme ceux de l’administration, sont sortis dans les marches de vendredi. C’est en tout cas vrai pour mes collaborateurs.
Quels sont ces points communs que vous partagez avec cet élan populaire ?
Nous partageons déjà le constat d’échec des pouvoirs publics et de la classe politique.
Dans cette demande de changement, au-delà de la question des hommes, il s’agit surtout, de notre point de vue, de problèmes économiques qui induisent des effets sociaux et nourrissent ce mécontentement populaire.
Tout le monde demande plus de divertissement, plus de libertés, un meilleur pouvoir d’achat, globalement tout ce qui se voit à la télé devrait être à portée de main et de leur budget. On a besoin de culture et de sport, avoir les choses en abondance et au juste prix, un meilleur système de santé et un personnel médical plus accueillant et mieux rémunéré, et plus de pénurie de médicaments.
Ces causes trouvent leur origine dans le fait que nous soyons et vivions rationnés, parce que nous n’avons pas assez de moyens pour une population de 42 millions d’habitants. Notre PIB est très faible.
Les pays développés donnent plus de liberté car ils peuvent se permettre des erreurs. Ils ont une marge de manœuvre et des alliances stratégiques qui leur permettent de laisser plus de place aux libertés individuelles. Ils ne sont pas rationnés, même en termes de liberté. Ce qui n’être pas notre cas. Pour ne plus l’être, il faut créer plus d’entreprises, plus d’emplois au juste salaire et en juste nombre. Donner plus de liberté à l’action d’entreprendre, à innover et prendre des risques. Il faut que les petites entreprises aient plus de revenus, afin qu’elles arrêtent de surcharger ses employés ou l’entrepreneur même, et puissent employer plus pour faire mieux. Il y a donc énormément d’effort à faire et plus on est nombreux, plus on y arrivera vite.
Je crois que c’est celle-ci l’ambition du FCE, en tout cas c’est celle qui m’anime et me pousse à œuvrer activement en son sein. C’est d’ailleurs une organisation qui accepte toutes les entreprises et peut en accueillir davantage tous les jours, même en ce moment.
Pour autant, ce que je dis m’est complètement personnel. Je ne parle pas au nom de FCE encore une fois, mais il me semblait important de montrer que l’instance dirigeante du FCE est un lieu où se mélangent différentes idées, dont celles-ci.
C’est de la politique ?
Non. Je ne suis pas politique. Je discute d’éléments qui concernent l’administration de notre économie. Et même de sa gouvernance. Mais je ne suis pas dans des discussions partisanes ou en train de défendre un courant politique ou un autre.
Est-ce que d’autres membres partagent vos convictions ?
Je ne pourrai vous le dire, mais je sais que j’ai emprunté beaucoup de ce que je vous ai dit de certaines discussions avec mes camarades. C’est ce qui est bien dans cette organisation : chacun est libre. Je le suis aujourd’hui face à vous.
Vous êtes donc pour un cinquième mandat ?
Le sujet du cinquième mandat est très clivant dès qu’on l’aborde en ce moment. Cette réaction indique une rupture du dialogue et un manque d’échange d’idées. Je pense qu’avec la liberté que nous avons dans notre organisation et la régularité des échanges que nous avons avec les pouvoirs publics et les administrations, à travers les rencontres économiques et les mémoires que nous remettons, font que nous sommes proches de l’objectif de convaincre l’administration d’offrir plus de liberté et d’inclusivité. C’est la conséquence d’un long processus qu’il faut sauvegarder et parachever.
Les challenges et la quantité des travaux nécessaires sont aujourd’hui tels qu’il est impossible de sous-traiter ces réalisations à des sociétés étrangères. Comme c’est souvent le cas aujourd’hui. Il faut que nous arrivions à réaliser des projets nés d’une idée seulement. Que cela devienne enfin possible. Il faut donc du monde et une coordination tripartite qui réunit l’administration, la société civile et la société économique.
J’ai cru comprendre que le projet de conférence nationale était porteur de quelque chose de semblable. Et je suis plutôt pour ce projet qui lie l’administration et ceux qui veulent du changement. C’est plus rapide et plus sûr. Cela apaiserait les craintes que j’exposais à votre troisième question.
Comment voyez-vous cette coordination ?
Il faut d’abord une cohésion entre les sociétés économiques et la société civile. Puisque les causes sont d’abord économiques de mon point de vue. Et une administration reconfigurée pour écouter et prête à discuter des solutions. Parce que c’est aussi une question de gouvernance des instances censées servir les aspirations de la société dans son ensemble. Il faut, en fait, refondre le service public en tant qu’objectif ultime de cette reconfiguration de l’administration. Puis mettre en œuvre cette tripartite. Cette coordination, si je devais décrypter la lettre du Président, je la trouve mais pas d’une manière aussi claire ou proche de mes aspirations. Elle manque de garanties. Peut-être qu’elles viendront lors de la campagne ou un avant.
Comment ça des garanties ?
Des garanties qui nous permettent de suivre la trajectoire et les engagements contenus dans la lettre du Président avec sérénité. Je pense que l’urgence dans laquelle nous sommes, nous oblige à aller vite vers le changement. Aussi, il semble important en première garantie de reconfigurer le gouvernement en une structure taillée pour écouter les doléances et aider au développement rapide de la société et de ses économies. Un gouvernement qui soit prêt à passer à l’acte en se défaisant des formalismes et de sa rigidité structurelle.
Il faut aussi une date de fin à court terme et un garant du parachèvement de ce processus de changement sans affecter les acquis fondamentaux sur lesquels la société est unanime. C’est là que la société civile entre en jeu. Son avis doit être constamment porté aux deux acteurs – administration et société économique – dans une forme d’Agora, d’une organisation collégiale.
Concrètement ?
Concrètement, il faudrait qu’il y ait une sorte de pacte économique et social, un contrat qui regroupe ces garanties et qui lie les trois acteurs. C’est la seule manière que j’entrevois d’arriver à l’objectif rapidement et sans passer par la case chaos.
Beaucoup plus oui que non au cinquième mandat, finalement ?
Je pense surtout qu’une administration reconfigurée et taillée pour écouter et répondre aux doléances, ça irait plus vite, surtout avec ce pacte économique et social, peu importe qui la dirige.
Mon avis ne compte pas vraiment, je pense que c’est à tous ceux qui prônent un cinquième mandat de dire s’ils sont encore pour ou non. Je n’ai pas d’avis politique sur cette question, je veux un changement du mode de gouvernance de l’administration et plus de liberté dans tous les sens de ce terme.
Mais tout le monde est contre ce cinquième mandat…
Les Algériens le scandent très fort tous les vendredis. Nous les avons tous entendus dans la rue et suivis sur les réseaux sociaux. Mais il faut savoir qu’à titre de citoyen et dirigeant d’une entreprise citoyenne, nous sommes plus victimes du fonctionnement de l’administration, bien qu’elle ait eu plusieurs dirigeants.
Si vous examinez notre cas, l’administration qui gère notre secteur d’activité est à deux doigts de nous retirer notre licence de télécommunications, nous avons des différends financiers énormes avec l’administration fiscale et l’Autorité de régulation qui nous taxent injustement et qui tardent à nous rétablir dans nos droits.
D’un autre côté, nous subissons des pressions et nos projets de développement sont bloqués : nous avons un projet Wifi à destination du grand public, disponible dans les rues, qui est bloqué et de l’Internet par satellite offrant 20 Méga à 7 000 dinars/mois qui sont bloqués pour des raisons occultes. Ce sont des projets d’utilité publique qui améliorent le quotidien des Algériens qui sont ainsi bloqués et il faut que cela change et qu’il y ait davantage d’entreprises comme la nôtre. C’est aussi un point qui rassemble notre entreprise avec ce mouvement populaire.
Vous disiez pacte économique et social…
Oui, un contrat public entre les pouvoirs publics, les sociétés économiques (organisations patronales) et la société civile, que le Président pourrait garantir d’ores et déjà. Il faut qu’un dialogue franc et saint commence autour d’un projet similaire, avant que les ambitions politiques n’émergent dans la confrontation.
Et le FCE dans tout cela ?
Encore une fois, je ne m’exprime pas au nom du FCE. Je peux juste dire ce que je pourrai faire en tant que vice-président du syndicat FCE-Services. Je peux aussi soutenir autant de fois que l’occasion m’en sera donnée ce type de projet. C’est ma conviction, ou peut-être mon obsession.
C’est politique ce que vous dite…
Non, c’est une solution technique.
Vous n’avez pas peur de représailles ?
De la part de qui ?
De ceux qui appellent à boycotter les produits des entreprises du FCE ou des pressions politiques…
Ni de l’un ni de l’autre. D’abord, en me révélant à vous aujourd’hui, j’expose une société que beaucoup ne connaissaient peut-être pas. Par ailleurs, dans mon aire professionnelle, les gens nous connaissent et savent que ce qui nous anime est la volonté de développement. Nous le faisons depuis 20 ans. Aujourd’hui, nous nous battons pour nos employés qui sont ces mêmes qui ont marché vendredi dernier. Ils savent ce que nous subissons.
Quant aux pressions pouvant provenir de l’administration, le message du chef d’état-major de l’ANP a été clair pour moi et rassurant : il a enjoint le peuple de continuer son action dans la paix et en responsabilité, en affirmant qu’il l’assurait de sa protection contre toutes les menaces interne et externe. C’est comme cela que je l’ai perçu.
Je trouve honnêtement qu’il n’y pas assez de dialogue et que les choses ne sont pas assez expliquées. Peut-être que ma compréhension de la situation est quelque peu erronée, qu’on me le dise pour envisager une autre solution. Car il faut trouver une solution.
C’est un peu utopique, non ?
C’est une belle histoire, c’est vrai. Mais je suis entrepreneur, à distinguer d’un homme d’affaires, je prends le chemin qui m’arrange quitte à devoir le paver quelquefois. Mon intention vis-à-vis de l’intérêt général est seine. Alors, j’avance coûte que coûte.
Vous rejoindriez Ghediri ou Mokri par exemple puisque vous ne craigniez pas les représailles ?
Je ne connais pas leur projet. Je pourrais avoir un avis lorsqu’ils exposeront leur programme. Mais, aujourd’hui, tant que ces données ne seront pas disponibles, la voie la plus rapide pour arriver au changement me semble être avec le projet de l’administration actuelle, si elle tient ses engagements dans des délais raisonnables. Car un redressement de la situation économique avec la mobilisation de tous me semble être la priorité des priorités.
Ceci étant, j’agirai toujours dans la discrétion, en tant que membre du FCE et dans n’importe quel rôle.
Avez-vous un message à faire passer ?
Non, aucun. Je continue dans ma voie et avec les partenaires intéressés par le même projet de société. Je n’ai aucun conseil à donner. Mais je peux transmettre des messages par contre, s’ils venaient à me parvenir. Il m’est souvent arrivé de me faire le porte-voix de certaines idées qui ne me concernaient pas au premier degré et de me battre pour, parce qu’elles faisaient sens pour moi et l’intérêt général.
Propos recueillis par Chérif K.
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