Contribution du Dr Arab Kennouche – Appel à la raison patriotique de l’ANP
Par Dr Arab Kennouche – Depuis quelques semaines déjà, l’Algérie vit une période cruciale de son histoire, un tournant qu’elle doit affronter autant comme une menace que comme un défi. Au cœur de ces turbulences, un enchevêtrement malencontreux de circonstances qui ont placé le président de la République, Abdelaziz Bouteflika, dans une situation délicate où la maladie l’empêche de gouverner la nation, créant de la sorte une angoisse profonde dans le peuple. Cette angoisse diffuse dans la nation a débordé au point où elle se manifeste désormais par de vastes rassemblements populaires exprimant un message précis, celui de ne pas laisser reconduire un président malade et incapable d’assurer pour ces raisons les fonctions de chef de l’Etat.
Ce message transmis pacifiquement ne résulte que d’un seul processus de pensée, le caractère déraisonnable voire suicidaire de la continuité d’un mandat présidentiel, et non de toute autre considération personnelle visant à la personne du chef de l’Etat ou à son entourage. Ne sachant vers qui se tourner pour faire entendre ses doléances, le peuple est sorti dans la rue pour faire entendre raison aux autorités politiques sur un danger qui poindrait à l’horizon si le Président venait à être réélu et qu’une vacance de pouvoir s’en trouvait encore plus prononcée après les élections du 18 avril 2019.
Cet appel, le président de la République ne l’a certainement pas entendu comme un défi destiné à le pousser vers la sortie, mais comme un cri de la raison venant du peuple face à l’abandon qu’il subit déjà depuis 2004, et que l’on veut proroger ad vitam aeternam. C’est la raison pour laquelle le président de la République a répondu favorablement à cette crise d’angoisse justifiée de toute une nation et qui dépasse amplement tous les clivages politiques et partisans, en promettant de partir au cours d’un cinquième mandat. Cette réponse du président de la République ne peut en aucun cas faire figure de concession tant elle le concerne autant que le peuple. Il ne s’agit pas de marchander l’avenir d’une nation sur l’autel de la présidence de la République, mais de percevoir le bien-fondé de la vacuité de sens que constitue l’absence physique et morale du plus haut personnage de l’Etat qui, en fin de compte, a formé un esprit anxiogène dans le corps de la nation.
Le peuple algérien accorde, par conséquent, la plus haute importance à cette parole donnée du président de la République car il sait pertinemment que c’est son propre avenir qui est en jeu autant que celui des générations futures desquelles sortiront d’autres acteurs de la vie politique nationale. Que le président de la République se renie, et c’est la culture du reniement qui laissera des traces indélébiles dans la conscience nationale. Que le président de la République s’exécute, et toute la nation lui saura gré d’avoir insufflé à ses enfants l’esprit d’abnégation qui lui avait tant servi pour se libérer du joug colonial.
L’Algérie n’a jamais été une nation où un chef autoproclamé pouvait s’imposer comme mode de régulation du pouvoir. Au plus fort des colonialismes étrangers, le peuple algérien a constamment recherché un besoin de coalescence, de concertation, de consensus du plus grand nombre, que certains ont assimilé à l’ancestrale culture de l’assemblée des Berbères, thajemaâth. La spécificité même de la nation algérienne dans sa conception du politique n’est certainement pas une vue de l’esprit, cette culture de la concertation ayant fait l’objet de nombreuses études anthropologiques et fut même la fascination de nombreux savants dont Karl Marx et Bourdieu.
Aujourd’hui, dans cet appel angoissé du peuple, nous affrontons une nouvelle phase de notre histoire politique où l’esprit de concertation et de délibération requiert une démarche qui sorte des processus de décision autoritaristes, qui n’ont jamais véritablement fonctionné au Maghreb central. L’exemple de Messali El-Hadj atteste malgré ses bonnes intentions du refus atavique par les Algériens de se laisser happer dans des carcans totalitaires. Que l’on se remémore aussi les 22, les 6, et tous les autres révolutionnaires algériens qui n’ont eu de force politique que parce qu’ils avaient accepté individuellement de ne pas se décider tant que leurs propres vues n’étaient pas soumises à la concertation et à la délibération générale.
L’Algérie n’a jamais fonctionné politiquement en dehors d’une forme avérée de collégialité. L’indépendance nationale, bien au-delà des personnes, a été obtenue grâce à cet esprit de concertation, ce qui a fait naître de nombreuses organisations politiques qui ont fait preuve de leur efficacité, de l’OS au CRUA, pour déboucher sur la création du FLN qui remporta la victoire. Mais ce ne sont pas des hommes, des individus qui ont vaincu l’ennemi. Ce sont des décisions mûrement réfléchies, pensées, évaluées, dans des assemblées toujours plus ouvertes où le chef n’était de fait qu’un régulateur, voire un modérateur. L’ANP est née de cet esprit de consultation et de décision consensuelle.
Angoisse donc justifiée d’une nation qui ne s’y retrouve plus dans cette appréhension cacophonique du politique, elle, dont les ferments et les ressorts démocratiques ne datent pas d’hier. Promettre une conférence nationale inclusive sans véritable concertation sort des cadres culturels, sociologiques, politique de la nation, car cela revient autant à un retour néocolonial en arrière, du temps où l’on faisait miroiter au peuple algérien son assimilation définitive. Que l’on se souvienne de la citoyenneté romaine, de la démarcation des Turcs, de l’Apartheid des Français. La démarche est certes louable mais elle n’est pas aboutie si, dans ce cadre politique, la décision finale ne serait l’apanage que de quelques-uns et non d’une majorité saine et distincte.
C’est donc la raison patriotique du peuple qui doit transparaître dans un tel cadre formel par le biais de représentants sincères ayant en vue principalement le devenir de l’Etat algérien. Il ne s’agit plus dans ce contexte délétère de revenir aux joutes partisanes, mais de réfléchir à ce blocage institutionnel qui dessert chacun d’entre nous. Ni le recours à des subterfuges comme la main de l’étranger, ni l’infantilisation d’un peuple devenu pour la circonstance irresponsable, ne doivent servir à creuser chaque jour plus le fossé entre un peuple blessé et ses représentants les plus éminents.
Les vociférations de l’histoire n’ont jamais rien produit, ni même l’occultation de la volonté populaire, surtout massive et déterminée. Ne dit-on pas vox populi, vox dei, que la voix du peuple est la voix de Dieu ?
Transformer l’angoisse d’un peuple devant le vide de ces institutions et entendre cette angoisse comme l’expression latente d’une raison patriotique qui ne doit pas laisser indifférents les chefs de la nation, voilà en quelque sorte le nouveau défi que le président de la République doit relever. Ouvrir à la concertation, à la délibération, nécessite l’inclusion d’une forme de raison suprême, celle de la possibilité de l’erreur réparatrice contre le diktat de la vérité réductrice. Le chef de l’Etat a fait un premier pas, qui sans arrière-pensée aucune, formule le choix explicite d’un abandon du pouvoir. C’est cette raison patriotique qui doit susciter de nouvelles orientations pour le bien de toute la nation.
A. K.
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