L’urgence
Par Kaddour Naïmi – Jusqu’à présent, le mouvement populaire en Algérie se présente comme émanant de «réseaux sociaux», sans autre précision. Il reste à déterminer avec précision l’identité des voix qui alimentent ces réseaux sociaux. Jusqu’à présent, personne n’en est capable. Bien entendu, des hypothèses, parfois accompagnées de preuves plus ou moins vérifiables, sont formulées. Ces interventions dans les réseaux sociaux émanent :
- 1) soit de citoyens et citoyennes du peuple, très conscients des enjeux en cours, sincèrement dévoués au peuple, mais refusant de se faire connaître pour des motifs de sécurité ou pour ne pas s’ériger en chefs déclarés du mouvement ;
- 2) soit d’agents d’officines subversives intérieures et/ou étrangères, spécialisés dans les provocations et/ou détournements de mouvements populaires, destinés à dominer le pays (donc ses ressources naturelles) ;
- 3) soit un mélange des deux cas.
Il peut arriver, longtemps après l’échec du mouvement populaire, de se rendre compte et de disposer des preuves irréfutables dévoilant l’agent principal qui dirigeait le mouvement populaire. C’est le cas des prétendues «révolutions» colorées où cet agent était étranger, capitaliste impérialiste. Cependant, durant la phase de surgissement et de développement du mouvement populaire, il est extrêmement difficile de savoir, preuves irréfutables à l’appui, quel est l’agent principal stimulant et dirigeant le mouvement populaire. C’est là un fait très négatif. En effet, d’une part l’oligarchie dominante agite le spectre de l’intervention étrangère (et/ou interne), à tort ou à raison, en tout cas cette évocation lui sert comme alibi pour manipuler le peuple. D’autre part, le peuple peut être désorienté, parce qu’il ignore qui est l’auteur principal des slogans mobilisateurs.
Représentants du peuple
Dans l’impossibilité de déterminer avec précision la vérité concernant les auteurs agissant par l’intermédiaire des réseaux sociaux, ce qui reste à faire est que le peuple se dote de représentants publiquement déclarés. Pour lui, c’est l’unique manière de demeurer maître de son mouvement, de démontrer publiquement qu’il l’est.
Ainsi, le peuple démontrera que même si des agents d’officines récupératrices de son mouvements agissent − ce qui est de «bonne» guerre et ne peut étonner que les naïfs − ces agents manipulateurs ne sont pas maîtres du mouvement populaire. Ce fait est d’une importance stratégique, car il permet de supprimer les doutes quant à la direction du mouvement populaire ; par conséquent, les citoyens et citoyennes ne sont pas victimes de doutes, de perplexité quant à la nature et à la direction de leur mouvement social.
Toutefois, l’existence de représentants du peuple pose des problèmes qui exigent des solutions adéquates. Comment élire des représentants qui soient réellement et sincèrement l’expression de la volonté uniquement du peuple ? Le problème qui surgit, alors, est le risque de voir ces représentants s’ériger en chefs autoritaires susceptibles de se transformer en membres d’une caste dominatrice nouvelle.
La solution est connue : l’emploi du mandat impératif. Pour qui l’ignore, il s’agit, pour toute unité sociale (de celle de base à celles intermédiaires jusqu’au niveau national) de choisir par élection ouverte, non secrète mais à main levée, des citoyens et citoyennes chargées de présenter, défendre et mettre en application les revendications populaires. Ces représentants sont à tout moment susceptibles d’être révoqués par leurs mandataires si ces derniers constatent qu’ils n’incarnent pas correctement la volonté de leurs mandataires.
Cependant, l’existence de représentants déclarés présente le risque de les voir soit récupérés par la caste dominatrice par la corruption, soit éliminés par cette même caste ou par des agents d’une caste adverse (étrangère et/ou interne) par l’assassinat déguisé en «accident» ou meurtre par un «individu isolé». Cette pratique relève du traditionnel principe : terroriser pour dominer. Ce risque est réel. Une solution permet de le réduire au minimum, sinon le supprimer. Elle consiste à pratiquer la rotation la plus rapide possible de ces représentants. Ainsi, plus les représentants sont changés et diversifiés, plus leur récupération ou leur assassinat devient difficile. En outre, le mouvement est plus démocratique, puisqu’il réduit la distinction-contradiction entre dirigeants et dirigés.
Toutefois, étant donné la complexité de la mission, la rotation dans le choix des représentants risque de les voir manquer du temps nécessaire pour l’accomplir avec succès, ou ne pas être à sa hauteur. Il reste à s’efforcer de résoudre ces deux difficultés.
Ce qui est certain est le fait suivant : tout changement social, surtout s’il est radical(1), ne comporte pas de recettes toutes faites qu’il suffit simplement d’appliquer. Certes, des principes fondamentaux existent, mais leur concrétisation dépend de la situation concrète et des capacités créatrices des personnes chargées de les réaliser. Ces capacités dépendent de l’expérience pratique et des connaissances théoriques de ces personnes. Les expériences historiques montrent que cette pratique et ces connaissances théoriques ne sont pas toujours suffisantes, même quand proviennent des «professionnels» du changement social. Car ces derniers ne sont pas le peuple, composé, lui, de citoyennes et citoyens qui sont, en définitif, l’élément décisif dans le changement social. Généralement, le peuple est réduit à une masse de manœuvre, qui sera, une fois le pouvoir conquis, remis à son habituelle place : celle d’une masse dominée, de manière plus ou moins démagogique. L’unique manière d’éviter ce risque est de voir le peuple doté de ses propres représentants, à savoir émanant de ses rangs et élus par mandat impératif.
Ajoutons que ces représentants doivent veiller à refléter la réalité du peuple. Il s’agit d’incarner toutes ses composantes sans exception, en tenant compte des plus exploitées-dominées : les femmes et les jeunes. La libération de l’homme dépend de celle de la femme, la libération des adultes et des vieillards dépend de celle des jeunes.
Peuple et «élites» intellectuelles
Une des difficultés pour le peuple de s’auto-organiser de manière autonome, pour éviter la récupération de son mouvement par des castes inédites, réside dans le fait que la majorité des «élites» intellectuelles ne conçoivent pas de voir ce peuple s’ériger en maître réel de son destin. Il suffit de lire les publications et d’entendre les discours de la majorité de ces intellectuels. Généralement, ils ont plein la bouche de beaux mots tels «démocratie», «liberté», «laïcité», etc., mais ces phraseurs ne précisent pas le contenu réel qu’ils mettent dans ces mots. Les capitalistes impérialistes et leurs «intellectuels» idéologues emploient les mêmes termes pour agresser et exploiter les peuples. Par contre, l’expression «exploitation économique»(2) n’est pas formulée par ces intellectuels. N’est-ce pas symptomatique ? En effet, comment pourraient exister démocratie et liberté authentiques sans éliminer l’exploitation de l’être humain par son semblable ?
Généralement, encore, ces intellectuels, pour réaliser les objectifs qu’ils invoquent (démocratie, liberté, laïcité, etc.), font appel à des intellectuels comme eux, sans jamais faire référence au peuple. Ce qui suppose qu’il en est incapable parce qu’il manquerait du «savoir» et du «savoir-faire».
C’est là que se découvre le pot-aux-roses, que le loup se démasque devant ce qu’il prend pour le petit chaperon rouge. D’une part, ces intellectuels dressent de magnifiques lauriers au peuple, formulent les éloges les plus sonnants et flamboyants ; mais, d’autre part, en désignant uniquement des membres de l’élite intellectuelle comme susceptibles de réaliser le changement social, ils occultent la capacité du peuple à s’auto-organiser de manière autonome pour réaliser ses revendications légitimes ; ils nient donc implicitement à ce peuple ce qu’ils semblent lui prêter en paroles comme possibilité. En effet, soit le peuple est «génial» et, alors, il peut manifester cette «génialité» par son auto-organisation autonome, soit il est incapable de réaliser cette dernière et, donc, sa «génialité» se cantonne à être la masse de manœuvre d’intellectuels prétendant représenter ses intérêts spécifiques. Mais, affirmer la «génialité» d’un peuple tout en lui niant la capacité de l’exercer sous forme d’auto-organisation, qu’est-ce donc sinon hypocrisie, inconsciente ou volontaire ?
Depuis que je publie des textes sur l’autogestion sociale, je note toujours ceci : les personnes qui la rejettent comme archaïque, illusoire, impossible n’ont jamais lu les livres des pratiquants de l’autogestion, en Algérie et ailleurs, qui fournissent les preuves concrètes montrant la valeur positive des pratiques autogestionnaires. Ah ! L’ignorance causée par les préjugés idéologiques !
Il reste que l’histoire sociale montre suffisamment qu’en ce qui concerne les changements sociaux réellement en faveur du peuple, seule une minorité d’intellectuels est réellement solidaire de ce peuple. C’est qu’elle prend la peine de le connaître réellement et de connaître réellement l’histoire de ses expériences d’émancipation sur cette planète. Au contraire, la majorité des intellectuels s’agitent comme membres d’une caste au service de cette caste. De là, la nécessité pour tout peuple de compter d’abord sur ses capacités créatrices, et de distinguer l’authentique de la fausse solidarité avec lui. L’histoire humaine montre que le peuple en est capable, s’il le désire suffisamment, pour trouver les solutions adéquates. Qui en doute, qu’il renonce à ses préjugés, et prenne la peine, s’il en est capable, de se documenter de manière suffisante.
Péché originel
Une question se pose : pourquoi des intellectuels, supposés posséder la quintessence du savoir social et pratiquer l’objectivité scientifique, tombent dans cette contradiction de faire en même temps l’éloge du «génie» populaire, tout en lui déniant la capacité de réaliser ses objectifs légitimes par ses propres représentants ? On peut y trouver plusieurs causes.
L’intellectuel, généralement, fait partie d’une caste privilégiée : le fait même d’avoir pu accéder au statut d’intellectuel démontre qu’il ne fait pas partie des exploités condamnés à survivre en vendant à vil prix leur force de travail physique. En outre, faire partie de la caste détenant un capital intellectuel porte, plus ou moins consciemment, à être peu réceptif à la condition de radicale exploitation du peuple. Preuve en est que ce genre d’intellectuel est toujours prompt à reprocher au peuple son « radicalisme ». Comme le dit la sagesse populaire algérienne : Ne peut ressentir le feu du brasier que la personne qui est assise dessus.
A propos du jugement de l’intellectuel concernant le peuple, ajoutons un fait psychologique. Généralement, l’intellectuel, parce que faisant partie d’une caste privilégiée, et parce que jouissant d’un savoir, sanctionné par des diplômes prestigieux, est porté à s’auto-dresser une statue de «savant» infaillible, par opposition à la «crasse ignorance» du peuple et cela même dans les domaines où le peuple détient un savoir authentique, par exemple l’organisation du travail dans une unité productive, l’organisation des études dans une unité scolaire, l’organisation familiale, etc. Rappelons-nous l’adage algérien : «Ilâ antâ mîr ou ana mîr, achkoun issoug al hmîr ?» (si tu es maire et que je suis maire, qui conduira les ânes ?). Bien entendu, les «ânes» c’est le peuple, et le choix du maire doit se faire uniquement entre des personnes qui ne soient pas des «ânes», autrement dit des possédants de capital intellectuel, socialement sanctionné par la caste dominante.
Une autre caractéristique de ce genre d’intellectuel privilégié est d’aimer s’ériger lui-même une statue de «sauveur», d’«icône» devant laquelle le peuple n’a qu’à s’émerveiller, applaudir et exécuter, sous peine d’être traité d’ignorant, d’imbécile, d’anarchiste. Et, malheureusement, de fait, on trouve des gens parmi le peuple qui adorent les «sauveurs» et les «icônes». Ce genre d’intellectuel s’enivre d’exercer une autorité, légitimée par son capital intellectuel. Même un Karl Marx, un Lénine, un Mao Tsé Toung, un Fidel Castro, etc. ont manifesté cette tendance, avec les résultats funestes constatées. Michel Bakounine l’avait dit en son temps (citation de mémoire) : mettez le plus pur et sincère révolutionnaire au pouvoir, il deviendra très vite un dictateur. L’histoire l’a démontré. En effet, combien de Gandhi et de Nelson Mandela existent, c’est-à-dire de dirigeants qui ont contribué au changement social en faveur du peuple, sans se transformer en statues vivantes à adorer et craindre, sans jamais quitter le pouvoir, et en assassinant les personnes qui leur reprochaient cette maladie du pouvoir ?
Détruire et construire
Tout participant à un changement social le constate : si la destruction d’un système social inique est difficile, encore plus difficile est la construction d’un système social alternatif, équitable pour le peuple.
Pour s’en tenir à l’actuel mouvement populaire en Algérie (comme ailleurs), certes est difficile la mobilisation du peuple pour revendiquer ses intérêts légitimes.
Mais plus difficile encore pour ce peuple s’auto-organiser pour les concrétiser. Parce que le peuple :
- 1) a trop d’ennemis, internes et externes, qui veulent le maintenir dominé ;
- 2) trop de faux amis, qui ont en bouche de jolis mots mais veulent, eux aussi, dominer le peuple de façons diverses ;
- 3) trop de conditionnement idéologique à être «dirigé» au lieu de compter sur ses propres forces pour s’auto-diriger.
Cette dernière observation doit écarter un malentendu. Elle n’affirme pas que le peuple est incapable de s’auto-organiser de manière autonome, mais simplement que l’entreprise lui est difficile, non pas par son incapacité intrinsèque, mais parce que s’opposent à son entreprise auto-émancipatrice des adversaires organisés et résolus : d’une part, les faux amis «intellectuels» avec leur conditionnement idéologique néfaste et, d’autre part, la caste dominatrice, laquelle dispose de la force répressive.
C’est dire que les difficultés les plus consistantes commencent quand le peuple arrive à la phase de son auto-organisation pour construire le système social alternatif, apte à répondre réellement à ses intérêts légitimes.
Du «système»
Des personnalités ainsi que des manifestants déclarent leur refus du système actuel. Bien ! Quant au système qui doit le remplacer, il est indiqué comme étant la fin de la corruption et le rejet des corrompus dans le système nouveau. Cela suffit-il ?… Prenons un exemple : un Issad Rebrab, parce qu’il a des difficultés avec le système actuellement dominant, auquel par conséquent il s’oppose, ce Issad Rebrab ferait-il partie du nouveau système sous le prétexte qu’il «crée de la richesse» et «offre du travail» aux Algériens ? Oublie-t-on comment il a accumulé le capital qui lui a permis de devenir patron et comment il a licencié des travailleurs parce qu’ils ne servaient plus à lui garantir un profit financier personnel comme patron ?
La corruption ne consiste-t-elle pas, également, à exploiter économiquement un être humain, en lui volant une partie de la valeur de son travail, physique et/ou intellectuel, pour en en tirer un profit, sous le prétexte d’être propriétaire des moyens de production ? Mais comment ce propriétaire les a acquis, sinon par le vol et la corruption, d’une manière ou d’une autre ? Par conséquent, un système devant remplacer le système corrompu et corrupteur ne devrait-il pas veiller à éliminer également cette forme de corruption qui s’appelle exploitation économique ?… Sinon, quelle est la nature du système nouveau revendiqué ? Celui qui affirmerait que ce système social excluant l’exploitation économique n’a existé nulle part, je le renvoie à l’étude de l’histoire sociale des peuples.
«Donner la parole au peuple»
On proclame la nécessité de «donner la parole au peuple». Or, le peuple algérien a démontré dans les faits qu’il ne se reconnaît pas dans les partis d’opposition, encore moins dans les membres du gouvernement actuel, même recyclés et tenant un langage de loup devant le petit chaperon rouge. C’est qu’il est impossible au membre d’une oligarchie dominante de se débarrasser d’une tare : croire que le peuple est par nature idiot, et donc manipulable.
Ce même peuple n’a pas, non plus (ou très peu), évoqué des personnalités pour parler en son nom, ni d’organisations autonomes dotées de représentants adéquats. Toutefois, ce peuple évoque la nécessité d’élections véritablement libres et démocratiques. Cela nécessite des débats les plus libres et larges, impliquant un temps suffisant.
Reste le problème déterminant : comment le peuple pourrait disposer de représentants réellement légitimes ? A ce sujet, la contribution précédente a formulé des propositions(3). On le sait : en période d’effervescence populaire, les jours valent des mois, sinon des années. D’où l’urgence que le peuple se dote lui-même de son organisation de manière libre, égalitaire et solidaire. C’est au souci et à l’aide portée à cette entreprise que se reconnaissent les possesseurs de savoir intellectuel réellement soucieux du peuple.
La jonction, finalement !
La moujahida Djamila Bouhired vient de rejoindre le mouvement populaire, et de lancer un appel en avertissant : «Ne les laissez pas voler votre victoire !»(4) Merveilleuse, hautement symbolique et significative, cette jonction publiquement déclarée, finalement, entre la génération (sa partie la plus désintéressée et courageuse) qui a donné l’indépendance nationale à l’Algérie, avec la génération qui, espérons-le, saura donner au peuple sa libération sociale de toute forme d’exploitation économique, de domination politique et de conditionnement idéologique. Voici le peuple algérien non seulement face à son destin, mais, également, face à l’exemple qu’il pourrait donner aux autres peuples dominés de la planète.
K. N.
(1) Voir «Trois oui, trois non et deux conditions» in https://www.algeriepatriotique.com/2019/03/13/trois-oui-trois-non-et-deux-conditions/
(2) Idem.
(3) Idem.
Ndlr : Les opinions exprimées dans cette tribune ouverte aux lecteurs visent à susciter un débat. Elles n’engagent que l’auteur et ne correspondent pas nécessairement à la ligne éditoriale d’Algeriepatriotique.
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