Contribution – Comment prémunir la révolution des tentatives d’avortement
Par Youcef Benzatat – Le système doit dégager, tous doivent partir, les symboles et le personnel de ce système de pouvoir. Qu’on en finisse avec l’ancienne République autoritaire, liberticide et corrompue, pour édifier une nouvelle République démocratique, moderne et sociale. Que la transition de l’ordre ancien à l’ordre nouveau ne peut être que l’affaire exclusive du peuple, sans aucune intermédiation, ni de l’armée, ni de l’Etat, ni de la Constitution et encore moins de l’opposition traditionnelle. Telle est la sentence délivrée par le peuple dans ses slogans pendant les manifestations de vendredi. Un dispositif révolutionnaire qui traduit la nécessité du changement, non pas en termes de crise constitutionnelle, mais plutôt en une crise politique.
Dans ce cas, pour sauver le système et se maintenir au pouvoir, l’armée et l’Etat se doivent de faire avorter la révolution, en ramenant la crise politique à une crise constitutionnelle qui leur permettra de diriger eux-mêmes la transition, pour pouvoir élire ensuite leur propre clientèle à la tête de la nouvelle apparence de l’Etat, qui n’aura rien changé en définitive, ni dans sa consistance ni dans ses méthodes. Autrement, s’ils étaient sincères et de bonne foi, ils n’auraient opposé aucune objection que ce soit le peuple qui organise par lui-même la transition et définisse les contours du nouvel Etat.
Le conflit entre le pouvoir et le peuple prend donc une forme de surenchère sur sa qualification en termes de crise politique et crise constitutionnelle, où chacun des protagonistes s’accroche comme il peut à son alibi. Conscients du danger qui pèse sur la nation en termes de souveraineté nationale et de paix civile, chacun évite toute tentative de passage en force et se tient au principe de précaution, pour écarter toute potentialité de désordre et de violence. Le pouvoir justifie toute décision par la légalité constitutionnelle et le peuple fait chaque vendredi une démonstration de pacifisme et de civilité. A ce stade du conflit, la tentation de la violence et de la répression n’est pas à l’ordre du jour.
Or, une crise politique dont le mobile est en partie la Loi fondamentale ne peut se résoudre qu’en termes de volonté et non par la loi elle-même, qui est d’emblée rejetée par l’un des protagonistes, en l’occurrence le peuple. La Constitution étant contestée dans la forme et dans le fond. Alors que le pouvoir, en s’accrochant avec entêtement à son alibi de constitutionnalité de la crise, sans tenir compte des exigences du peuple qui persiste avec détermination à exiger de lui un effacement total devant la conduite de la transition, fait ressortir chez lui une absence de volonté pragmatique de résolution de la crise.
Cette absence de volonté pragmatique du pouvoir de reconnaître la nature politique de la crise et d’agir en conséquence, en restituant l’initiative au peuple, est couverte d’un voile de ruse imparable, par la tolérance des manifestations du vendredi qui sont instrumentalisées à double tranchant et qui semblent ne laisser aucune issue à la révolution d’avancer vers le dénouement. D’une part, contenir la révolte du peuple en lui permettant de défouler ses frustrations dans la joie et la bonne humeur, tout en gérant la contrainte de la violence et du désordre et lui permettre l’économie de la répression, qui est en soi contreproductive. D’autre part, laisser au temps de faire œuvre d’essoufflement et d’affaiblissement de la révolte par l’atomisation manipulée de l’unité du peuple qui représente sa force principale.
Mais la boussole pragmatique de la révolution consiste à son tour à ne se tourner vers aucune solution qui menacerait la division du peuple. C’est dans ce sens que l’idée de leadership et de toute question relative à un aspect du projet de société en perspective, qui serait potentiellement un facteur de division, sont d’emblée écartés de toute discussion ni véhiculés par les slogans des manifestants. Il y a, certes, ici et là, quelques violations de cette précaution, telle que l’erreur de Mokrane Aït Larbi exhibant une banderole revendiquant un Etat fédéral, synonyme de séparation ethnique des Algériens, ou quelques autres islamistes accomplissant des prières de rue pendant les manifestations, synonyme, là aussi, d’exclusion de la liberté de conscience et de culte d’une partie importante du peuple. Mais ces comportements inconscients et irresponsables sont marginaux et n’influencent en rien l’objectif de la révolution, du moins s’ils restent contenus dans des prés carrés isolés et sans influence significative sur l’unité de la grande masse du peuple.
L’issue de la crise dépend donc de la capacité du peuple à orienter sa boussole vers la préservation de son unité, en restant soudé et déterminé dans son objectif de prendre son destin en main et en luttant sans cesse contre la ruse qui vise son implosion et l’essoufflement de son combat. Surtout, en continuant à rejeter toute proposition de transition conduite par le pouvoir, tout en maintenant la pression des manifestations par l’appropriation permanente de l’espace public, massivement, pacifiquement et avec détermination. Répondre à la tentation de l’essoufflement de la révolution par l’implosion manipulée du peuple, en usant le pouvoir à consommer tous ses moyens de résistance, jusqu’à son abdication. Au moment opportun, rien n’est plus aisé que de voir des compétences nationales de bonne foi et de bonne volonté, issues du peuple, se regrouper dans une structure collégiale et conduire un processus de transition en conformité avec la volonté populaire.
Y. B.
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