Interview – Zoubida Assoul : «L’armée n’a qu’un choix, écouter le peuple»
Algeriepatriotique : Le président du Conseil constitutionnel, Tayeb Belaïz, vient de démissionner. Un commentaire ?
Zoubida Assoul : Selon la Constitution, le président du Conseil constitutionnel n’a pas le droit de faire deux mandats. Ce que Tayeb Belaïz a fait. Il était dans l’illégitimité totale. Cela dit, nous ne pouvons que nous réjouir de cette sage décision parce que le pouvoir n’a d’autre choix que d’écouter la voix du peuple. J’espère que les 3B qui restent, à savoir Bedoui, Bensalah et Bouchareb, vont faire de même.
L’armée a précipité la chute de Bouteflika et semble mener conduire la transition, bien que de façon indirecte. Comment percevez-vous le rôle du chef d’état-major et de la hiérarchie militaire dans la phase politique actuelle ?
Depuis le 22 février 2019, l’Algérie est en train de vivre une révolution pacifique qui demande clairement le départ du système politique. A partir de là, le pouvoir en place ou l’armée ne peuvent, en aucun cas, ignorer cette révolution millionnaire où les citoyennes et citoyens algériens sont sortis dans tout le pays − et même dans des pays étrangers, à l’instar de la France, la Grande-Bretagne, la Belgique, le Canada, etc. − se sentant concernés par le changement de ce système politique parce que les Algériens ont été, pendant plusieurs décennies, ignorés, isolés et exclus, d’abord de la gestion de leur devenir puis de celle du pays. Aujourd’hui, les Algériens se soulèvent ensemble, unis pour un seul objectif : faire partir ce système politique qui a ruiné le pays politiquement, économiquement et moralement. Car les valeurs des Algériens ont disparu avec ce système qui a mis en place une nouvelle façon de diriger, basée sur la violence et la corruption.
Je pense qu’aujourd’hui, puisque l’armée est populaire, elle ne peut, à mon sens, qu’écouter la voix du peuple. Elle ne peut pas cautionner ce système corrompu qui exclut et qui utilise la violence contre la population. D’ailleurs, en tant que politiques, nous demandons depuis longtemps que l’armée écoute la voix du peuple et qu’elle passe à une étape supérieure.
Le peuple algérien demande le départ de tous les visages qui symbolisent ce système et qui sont encore là. Il refuse le processus électoral organisé par ces mêmes gens. L’armée n’a qu’un seul choix : écouter la voix du peuple, ce qui veut dire aller vers un débat sérieux avec la classe politique et les représentants du peuple afin d’élaborer une feuille de route pour une transition sérieuse.
Les manifestants rejettent tous les symboles du système, y compris l’opposition classique. Ne craignez-vous pas qu’un tel nihilisme empêche une transition rapide et sereine vers une nouvelle république ?
Beaucoup de gens font exprès de cultiver l’amalgame. Le peuple rejette le pouvoir en place. Je parle au nom du parti que je préside, l’UCP. Nous sommes un parti de l’opposition qui active depuis sept ans sur la scène politique. Et, depuis notre agrément, nous n’avons cessé de faire appel au pouvoir, notamment après la maladie de l’ex-Président, pour faire appliquer l’article 88 de la Constitution. Et depuis son amendement, nous n’avons cessé d’en parler.
Le mouvement Mouwatana, auquel nous appartenons, était précurseur dans ce sens. Nous avons écrit en juin 2018, une lettre signée par 14 personnalités nationales, à l’ex-président de la République lui demandant de ne pas briguer un cinquième mandat qui serait un désastre pour le pays. La réalité d’aujourd’hui est cette nouvelle donne, celle du peuple qui est sorti pour la première fois depuis l’indépendance pour rejeter ce système et dire qu’il faut aller vers une transition basée sur le changement des règles de fonctionnement de l’Etat. Ceci ne peut se faire en une journée ou en trois mois, comme veut le faire croire le pouvoir actuel. Et c’est pour cela que nous avons rejeté le processus électoral proposé par le pouvoir parce qu’il nous reconduira vers la même situation. Les mêmes causes reproduisent les mêmes effets.
Beaucoup disent que le peuple rejette l’opposition. Non, le peuple ne rejette pas l’opposition parce qu’elle n’a aucune responsabilité dans la gestion du pays. Elle n’était pas au pouvoir pour être responsable de ce qui arrive à l’Algérie. Bien au contraire, la majorité de l’opposition sérieuse n’a cessé d’alerter les autorités et de présenter des alternatives politiques. Malheureusement, nous avons un pouvoir qui refuse d’écouter l’opposition et, aujourd’hui, il refuse même d’écouter le peuple. Les Algériennes et les Algériens reconnaissent, maintenant, les gens qui ont été toujours dans l’opposition, qui ont toujours rejeté ce système et réclamé une rupture avec lui et avec ceux qui le soutiennent. L’amalgame n’existe que dans l’esprit de ceux qui veulent la continuité de ce système.
Le peuple est devenu allergique au mot «parti». Comment votre parti compte-t-il transcender cet écueil ?
C’est vrai qu’il y a une désaffection des citoyens envers la pratique politique. Pourquoi les Algériens ont-ils divorcé d’avec la politique ? Parce qu’ils savent qu’il n’y a pas de règles transparentes ni de compétition équitable entre les partis politiques. Egalement, le pouvoir a tout fait pour exclure l’opposition et a verrouillé le travail politique, l’espace public. Il était interdit aux Algériens de manifester pacifiquement depuis 2001, d’organiser des conférences et d’accéder aux infrastructures publiques, ce qui est le droit de toutes les formations politiques.
Le pouvoir a également verrouillé la sphère médiatique, que ce soit les médias publics ou privés. Rares ont été les médias privés ouverts à l’opposition. Comment voulez-vous qu’un parti politique puisse exprimer son projet, ses opinions et visions si tous ces verrous sont en place ? Malgré cela, nous n’avons jamais arrêté de militer.
Ce qui fait que le pouvoir en place est en total décalage avec la réalité, c’est qu’aujourd’hui, il y a une nouvelle donne qui s’appelle les nouvelles technologies de l’information, c’est-à-dire les réseaux sociaux. Ce sont ces derniers qui nous permettent de nous exprimer et de prendre position sur tout ce qui se passe dans notre pays.
Cela fait des années que nous dénonçons la corruption généralisée et réclamons la construction d’un Etat de droit et l’indépendance de la justice. Nous l’avons même proposé lors des concertations qui ont été organisées par le pouvoir en 2014 pour amender la Constitution. Je pense que l’UCP a été l’un des rares partis politiques à proposer un projet entier de nouvelle Constitution basée sur la séparation et l’équilibre des pouvoirs ainsi que l’indépendance de la justice, qui est la colonne vertébrale d’un Etat de droit et de la démocratie.
Aujourd’hui, Dieu merci, le peuple algérien a repris sa liberté. Il s’est réapproprié l’espace public ainsi que le débat politique. Ce dont on se réjouit. Il va falloir préserver cet acquis, le renforcer mais, surtout, qu’il s’installe dans la durée. Il faudra que l’Algérie ne redevienne plus l’Algérie d’avant le 22 février. Les Algériens refusent désormais qu’on les empêche de s’exprimer librement sur la situation politique et le devenir de ces générations qui se sont soulevées massivement. Le challenge est là. Et nous, en tant que parti politique, nous sommes à l’écoute afin de réviser nos copies et nous remettre en question. Les partis qui sont porteurs de projets au service de la nation seront suivis par le peuple. Tandis que ceux qui cherchent le pouvoir, des positionnements ou leurs intérêts, le peuple n’est plus dupe pour ne pas les démasquer. Ce que j’ai toujours dit, si on levait la répression sur le peuple algérien, il sortirait dans les 48 wilayas pour réclamer son rejet du cinquième mandat et du système et demander la construction d’un Etat de droit. Nous devons tous être vigilants, classe politique, médias, intellectuels qui ont participé à l’éveil du peuple algérien.
Vous accusez des parties de vouloir casser la révolution pacifique du peuple algérien suite aux manifestations du huitième vendredi qui ont été émaillées par des incidents. Quelles sont ces parties ?
Si je les connaissais, je les citerais certainement. Nous faisons de la politique dans la transparence et la responsabilité. Nous constatons que les manifestations sont pacifiques. Le peuple est sorti pour réclamer sa liberté, ses droits et le départ du pouvoir actuel. On se réjouissait tous de l’attitude des services de sécurité qui accompagnaient pacifiquement les manifestations en respectant la loi constitutionnelle, via l’article 49 de la Constitution, qui garantit aux citoyens algériens la manifestation pacifique. Malheureusement, par la suite, certaines déclarations de partis politiques affiliés au pouvoir ont prédit l’essoufflement du mouvement populaire. Cela veut dire que ces gens-là ne sont pas contents. Et j’imagine qu’ils feront tout, par des manœuvres illégales, pour détourner, casser, faire même une contre-révolution. Nous avons vu quelques tentatives. Des gens venus casser, jeter des pierres sur les forces de l’ordre. Tous ceux qui ont des choses à se reprocher, qui ont une responsabilité manifeste dans la situation actuelle, étaient dans le déni et n’ont écouté personne, ni l’opposition ni le peuple.
Il y a aussi des parties étrangères. Les masques sont tombés. Le chef d’état-major y a fait allusion dans ses discours, en disant qu’il y a des parties jalouses qui ne veulent pas que la révolution pacifique des Algériens réussisse à changer le système sans désordre ni effusion de sang.
Est-ce de la France que vous parlez ?
Je pense que c’est une vérité. Il y a des parties dans la France officielle qui ne sont pas contentes, qui ont de tout temps soutenu ce système car il défend leurs intérêts. Nous pourrions dire, à la limite, que c’est de bonne guerre, mais aujourd’hui, il faut qu’on défende les nôtres.
Il y a également des pays dictatoriaux qui seraient dans l’embarras de voir l’Algérie réussir sa révolution pacifique, faire tomber ce système et aller vers une véritable démocratie où le peuple choisirait ses dirigeants par la voie des urnes. Le président égyptien nous conseillait de ne pas faire de révolution au risque de subir ce qu’ont subi la Syrie et la Libye. C’est une ingérence dans les affaires de l’Algérie que nous ne tolérerons pas d’autant que nous, Algériens, respectons la souveraineté de chaque pays. Nous n’acceptons pas l’ingérence d’où qu’elle vienne, de la France ou des pays arabes. Et le peuple algérien retiendra les positions des uns et des autres au moment voulu.
J’appelle tous les Algériens à être très vigilants afin de contrer toute tentative de casser l’élan populaire ou de contre-révolution, pour que la «révolution du sourire» fasse son chemin jusqu’à satisfaction des revendications du peuple.
Selon vous, vers où s’acheminent les manifestations ? Vers une confrontation avec les décideurs actuels ou vers l’apaisement ?
Je pense que le peuple algérien a prouvé qu’il est pour l’apaisement. Quand il est sorti, il n’a jamais été dans la confrontation. Seulement, avec un pouvoir qui continue dans le déni, le peuple continuera et résistera jusqu’à ce que ce pouvoir comprenne enfin que la volonté et la souveraineté populaire est au-dessus de tout et que nul ne peut s’opposer à la volonté du peuple. Le peuple est pacifique dans ses revendications politiques claires et le fait savoir de manière très claire également. Ce qui reste à ce pouvoir, c’est d’écouter le peuple. Il faut qu’il comprenne que ce peuple ne veut plus de lui pour qu’on puisse aller vers une légitimité populaire, vers un président élu par les Algériens et non pas par des cercles, qu’on aille aussi vers la construction d’un Etat de droit et de liberté, mais surtout vers un Etat de développement parce que la nouvelle génération attend beaucoup et nous n’avons pas le droit de la décevoir.
Comment voyez-vous les perspectives immédiates du mouvement populaire ?
Je pense que les Algériens attendent beaucoup de l’armée puisque c’est une institution populaire, d’abord. Puis elle a toujours joué un rôle. Personnellement, je continue à dire que l’armée algérienne ne doit plus s’occuper de politique. Le choix des décideurs doit revenir au peuple. Mais dans la situation actuelle, nous attendons de la part du chef d’état-major, puisqu’il l’a déjà déclaré, que l’armée se mette du côté du peuple, sur la base des articles 7 et 8 de la Constitution. Et, à ce titre, il faut que ces gens au pouvoir partent pour qu’ensuite, le chef de l’armée puisse entamer des pourparlers avec la classe politique et les représentants du peuple pour aller dans une direction acceptée et cautionnée par le peuple pour aboutir à des assises nationales qui permettront à toutes les composantes du peuple de s’exprimer à travers leurs représentants.
Je ne pense pas que nous devions rester dans la décision verticale. Il faut écouter la voix du peuple. Si nous devons élaborer une feuille de route de transition, il faut qu’elle émane et de la classe politique et du peuple. J’ai rencontré énormément de jeunes et ce que je peux affirmer, c’est qu’ils sont très intéressants et qu’il faut les écouter. Le peuple a prouvé son intelligence, sa maturité politique et surtout sa préoccupation pour préserver le pays et ses intérêts. La feuille de route déterminera les objectifs, les mécanismes et la durée de la transition. Que la nouvelle direction nomme un gouvernement de compétences nationales, car il y a beaucoup à faire, notamment dans le secteur économique, l’éducation, la réforme de l’administration, la santé, etc.
Quelles seraient, d’après vous, les personnalités à même de conduire la période de transition ?
Pour ne pas privilégier une personne par rapport à une autre, je préfère parler de critères. A mon sens, il faut que ces personnes aient été loin des responsabilités ces dernières décennies. Deuxième critère : la compétence. Nous avons besoin de dirigeants compétents. Le troisième critère est le patriotisme, qui veut dire défendre en premier chef les intérêts de l’Algérie et du peuple algérien. Il y a beaucoup de compétences algériennes qui sont visibles, reconnues et admises par le peuple qui serait heureux de les voir diriger la période de transition, mais toujours dans la concertation et l’écoute des citoyens.
Ali Ghediri a annoncé sa candidature à la présidentielle du 4 juillet. Le soutiendrez-vous ?
Nous l’avons soutenu lors de sa première candidature à la présidentielle du 18 avril. Mais quand le peuple est sorti, nous avons demandé à tous les candidats de retirer leurs candidatures car avec la candidature de l’ex-président, le processus électoral était souillé d’irrégularités et tout candidat qui se respecte ne devait pas cautionner ce processus électoral. Il a fait le choix de continuer et nous, en tant que parti, nous n’avons pas cautionné cette candidature. Une nouvelle donne existe aujourd’hui, nous devons écouter le peuple. Toutes les personnes qui ne l’écoutent pas ne seront pas cautionnées par lui.
Vous n’êtes pas favorable à la tenue de cette élection dans les conditions actuelles…
Pas du tout. Nous avons exprimé clairement notre position par le biais de communiqués rendus publics. Nous n’étions pas favorables à l’application de l’article 102 qui est devenu caduque parce que les responsables nous ont mis dans l’anti-constitutionnalité. Deuxièmement, l’article 102 ne s’applique plus car il y a une nouvelle donne. Le peuple est sorti et il va falloir qu’on l’écoute. A cette révolution politique, il faut trouver des solutions politiques. Je l’ai dit et je le redis : on ne peut pas se prévaloir de la Constitution car le pouvoir en place l’a piétinée et violée à plusieurs reprises.
Si le pouvoir en place persiste à aller vers l’élection de juillet, que se passera-t-il, notamment après le refus des magistrats et des élus locaux de superviser cette élection ?
Les élections sont un processus politique avant d’être juridique. Quand vous avez plus de 24 millions de citoyens qui sont dehors, qui ont fait un referendum en affirmant ne plus vouloir de ce processus, toute personne sage et raisonnable ne doit pas rester dans le déni.
Autre élément qui vient s’ajouter au refus de ce processus par la classe politique et par le peuple, ce sont les magistrats qui ont une responsabilité énorme dans le contrôle de l’élection. Les magistrats sont sortis pour exprimer leur rejet du processus électoral. Mieux, ils refusent de cautionner et de superviser l’élection.
Comme vous le savez, dans une élection, il y a une commission électorale communale, de wilaya puis nationale. Toutes les commissions sont présidées par des magistrats. Si ces derniers disent qu’ils ne cautionnent pas, qui va les superviser ? Ajoutons à cela le refus de plusieurs présidents d’APC d’entamer la révision des listes électorales. Cette situation va s’élargir davantage. Avec qui ce pouvoir va-t-il faire cette élection ? Il est irresponsable de continuer de parler de cette élection avec les mêmes gens qui ont avoué avoir triché par le passé.
Serez-vous candidate à la présidentielle ?
C’est prématuré de parler de cela, mais ma candidature, ou pas, dépend des militants du parti, car c’est le congrès qui décidera. Mais, pourquoi pas ? Si les Algériens le veulent et si les militants le veulent aussi, je ne peux qu’y répondre favorablement.
Interview réalisée par Mohamed El-Ghazi et Karim B.
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