Vie dans un quartier populaire au temps de l’intifadha algérienne
Par Kaddour Naïmi – Dimanche 5 mai 2019, deux jours après la onzième démonstration populaire pacifique de rue en Algérie pour réclamer un système social au service du peuple. Je veux me rendre compte de la manière dont cette intifadha algérienne est vécue de manière quotidienne.
Le «miracle» réalisé
Dans un quartier populaire d’Oran. Par populaire, j’entends habité par des chômeurs, jeunes et adultes, des travailleurs manuels, des petits employés des secteurs public et privé, des gérants de petits magasins divers, quelques médecins, enfin quelques rares enseignants d’université.
Dans le quartier, au café principal et sur la place centrale, on parle certes du «miracle» de ce réveil du peuple, après le surgissement de la première manifestation populaire du 22 février 2019. Elle fut une surprise pour tous, totalement inattendue, tout en reconnaissant que les causes de cette explosion étaient présentes. Elles se résument en deux mots : corruption et hogra partout, de la «tête du poisson à sa queue» (du sommet de l’Etat au corps social).
Cependant, avec la première manifestation populaire, vinrent la peur et l’angoisse habituelles : que la manifestation publique, non autorisée, soit suivie par des violences. « Tu sais, déclare un homme d’une cinquantaine d’années, comptable dans une entreprise privée de construction immobilière, il suffit qu’un manifestant jette une pierre sur un policier ou un gendarme pour que ce dernier soit tenté de répliquer par une balle réelle de fusil ! C’est qu’on n’a pas oublié les manifestants assassinés lors d’Octobre 1988, puis du Printemps 2001.»
«- Puis, comment as-tu vécu les manifestations des vendredis suivants ?
– Petit à petit les peurs et l’angoisse ont disparu, pour laisser la place à la joie de voir ces manifestations de plus en plus nombreuses, et toujours pacifiques. C’est merveilleux ! Le monde entier nous a admiré !… Nous qui souffrons de saleté dans nos espaces publics, eh bien, durant et après les manifestations, les participants veillaient à nettoyer les rues. Et, le peuple qui était divisé par de multiples clivages, religieux et ethniques, il s’est montré uni, solidaire ! Fantastique !
– Alors, à présent, quel est ton sentiment à propos de l’avenir prochain ?
– Je suis optimiste !
J’attends plus de détails. Mon interlocuteur répète, d’une voix calme : oui, je suis optimiste pour l’avenir. Je suis convaincu que, dorénavant, après ces immenses, magnifiques et joyeuses manifestations sur tout le territoire national, je crois que les choses ne seront jamais plus comme auparavant. La peur a disparu, et les salopards sont dénoncés, et d’abord les plus puissants, les plus malfaisants. L’avenir ne sera jamais plus comme le passé. Quelque chose de mieux viendra, parce que le peuple a finalement montré qu’il n’est pas seulement un tube digestif, comme on l’a tellement accusé.»
Certes, contrairement à l’avant 22 février 2019, je constate que les visages ne sont plus angoissés, fermés et/ou hostiles, mais ouverts et souriants, les regards ne sont plus fuyants, mais se rencontrent volontairement. Résultat du sentiment d’une certaine libération du peuple par rapport à ses humiliations et à ses craintes passées, d’une liberté d’expression totale.
Oui, c’est vrai ! Moi qui ai vécu, à l’âge de dix-sept ans, l’avènement de l’indépendance, eh bien, j’ai la nette impression de vivre une sorte de bonheur semblable : une authentique libération populaire des esprits et des comportements.
Le «miracle» absent
Toutefois, un argument fondamental me tient à cœur, et je désire en savoir quelque chose de concret. Est-ce que ces merveilleuses manifestations ne sont pas, en définitif, qu’un défoulement collectif, récupéré par une oligarchie de forme nouvelle, comme cela arrive toujours et partout dans le monde ?
Alors, je demande à mon interlocuteur : «Et l’auto-organisation populaire dans le quartier, ici ?» L’interrogé me regarde d’un œil étonné : «Que veux-tu dire par là ?»
Cette question contient la réponse que je redoutais. En effet, je constate que, dans le quartier, aucune voix ne parle d’auto-organisation citoyenne, ni du mouvement social, ni d’immeuble, de quartier, etc. Même les habituelles saletés jonchent les rues et les petites places publiques. Bien entendu, le quartier n’a aucun siège de parti politique, ni du régime ni de l’opposition, pas même d’association citoyenne, tout au moins à ma connaissance. Seules les multiples mosquées manifestent leur présence par les appels quotidiens à la prière, et les sermons du vendredi où il y a foule.
Alors, se pose la question : si certains manifestants prennent le soin de nettoyer les rues des saletés, après la marche des manifestants, pourquoi les saletés du quartier ne bénéficient pas du même soin ? Est-ce parce que le nettoyage des rues après la manifestation fait partie du programme des officines étrangères, «exportatrices de démocratie», pour manipuler la démonstration publique, en la médiatisant, tandis que les places du quartier populaire, elles, n’ont pas besoin de cette médiatisation ? Sinon, comment expliquer que des manifestants nettoient les rues après passage de la manifestation, tandis que les places publiques d’un quartier populaire demeurent abandonnées dans leurs saletés ? Il est vrai que si les citoyens nettoient les places de leur propre quartier, ce fait a plus d’importance sociale encore que nettoyer des rues après une manifestation, car alors il s’agit d’une première forme d’autogestion citoyenne de quartier, quotidienne et collective. N’est-ce pas, dans ce dernier cas, un geste social plus important ? Par conséquent, que penser que, malgré onze vendredis de nettoyage de rues de manifestants, les places publiques du quartier restent dans leurs habituelles saletés ? N’est-ce pas, là, un signe significatif du manque de conscience populaire concernant l’auto-organisation citoyenne de la gestion sociale, à commencer par celle des ordures à éliminer des lieux publics ?
A un homme d’une quarantaine d’années, ex-petit constructeur immobilier ayant renoncé à son métier «parce que je ne dispose pas de relais dans l’administration, car je refuse le recours à la rachwa [corruption]», devenu chauffeur de taxi, je demande : «Que penses-tu des manifestations ?
– Bah ! répond-il plutôt désabusé… Il y a 10% de gens politisés, la plupart des étudiants, quant aux 90% restants, ils vont aux manifestations simplement pour se défouler, pour s’amuser, chanter et danser, rien d’autre… Et puis que signifie le slogan «Dégagez tous !» ? Alors, avec qui parler ? Le mouvement n’a pas de représentants, il ne les a pas élus !
– Pourquoi, selon toi ?
– Parce que ces éventuels représentants ont peur que s’ils se font connaître, la mafia qui est au pouvoir les assassinera ! Car cette mafia tient au pouvoir et ne le lâchera jamais ! Regarde donc comment ceux qui tiennent le pouvoir se comportent depuis le début des manifestations… Ont-ils répondu aux revendications populaires ? Ils ont emprisonné quelques affairistes mafieux, puis des malfrats du régime. Mais qui a permis à ces affairistes de voler et à ces malfrats de régner ?
– Et toi, est-ce que tu vas aux manifestations ?
– Hé ! réagit-il avec un sourire goguenard, à quoi cela servirait-il ?»
Ailleurs, j’engage le dialogue avec un marchand de faïence, d’une cinquantaine d’années, portant une barbe, cependant bien taillée, ce qui signifie qu’il ne fait pas partie de la tendance intégriste islamiste.
«- Alors, que penses-tu de ces manifestations ?
Le visage de l’interrogé s’empourpre soudainement, et il déclare d’un ton convaincu et indigné : comment croire à un peuple où tous sont des corrompus, pas seulement les gens au sommet de l’Etat, mais également le moindre gardien d’école ou d’immeuble ? Chacun ne fonctionne qu’avec l’argent reçu de manière illégale. La rachwa et la chkara [sac, contenu de l’argent pour corrompre] sont générales ! Alors, avant de changer la mafia qui nous gouverne, il faut d’abord changer la mentalité de notre peuple ! Et ce n’est pas par les manifestations que cela peut se faire.
– Comment, alors ?
Il hausse les épaules, sceptique : je l’ignore, mais je sais que c’est d’abord ce changement de mentalité populaire qu’il faut.
Je sais l’occasion pour suggérer : ce que tu dis signifie-t-il que le peuple doit d’abord savoir s’organiser lui-même ?
– Exactement ! Mais je doute de ses capacités à le faire. Il attend tout d’Allah et, après lui, de soi-disant représentants autoproclamés. La preuve, c’est qu’il demande à d’autres de changer de régime, au lieu de s’en charger lui-même. Il n’a encore pas compris qu’il ne peut se sauver que par lui-même.
– Alors, quoi faire ?
– Je ne sais pas, je ne sais pas», admet-il, plutôt triste.
Une doctoresse en médecine, la cinquantaine, élégamment habillée, vient de sa zone nantie du centre-ville, dans le quartier populaire pour rendre visite à sa mère.
– Oh ! affirme la doctoresse, d’un ton désabusé, les manifestations passent dans une avenue près de chez moi. J’entends leurs cris. Mais elles ne me concernent pas. Ce dont j’ai besoin, c’est la sécurité de l’existence, des conditions de travail convenables et les impôts les plus équitables. Peu importe qui dirige le pays, pourvu qu’il veille à ces trois choses.
Un homme à peine retraité (très modeste somme), père d’une ribambelle d’enfants, ancien homme à tout faire (maçon, plombier, menuisier, électricien, etc.) :
– Pour moi, dit-il, pas besoin d’aller aux manifestations, mais je suis d’accord avec eux… Je prends mes informations sur la chaîne privée Echorouk TV ; là, on dit la vérité, on montre tous les voleurs qui pillent le pays. Ah ! Si le FIS avait été au pouvoir, on n’aurait pas eu cette mafia qui nous gouverne !
Avec cet homme, je comprends que toute discussion est impossible.
Talon d’Achille
Le point commun de toutes les personnes que j’ai rencontrées est le fait qu’elles ne participent pas aux manifestations. Quelle est la proportion de ces gens par rapport à ceux qui remplissent les rues chaque vendredi ? Il serait très utile que des sociologues fassent l’enquête et nous le dise ; cela permettrait de mieux évaluer l’importance et l’impact sociaux des manifestations su l’ensemble du peuple.
Une autre question est de savoir pourquoi les manifestations de rue, aussi grandioses, et après la onzième du genre, ne semblent pas avoir d’impact dans la vie quotidienne de ce quartier populaire d’Oran, pas même en ce qui concerne les saletés publiques.
Encore une question : les vendredis, je constate qu’au moment de la prière collective, les rues et les places sont pratiquement désertes, et les magasins fermés, tandis que les mosquées sont pleines à craquer. Mais pourquoi pas de réunions publiques spontanées, le soir, de citoyens, pas même de jeunes, pas même d’étudiants, pour discuter du mouvement social contestataire et savoir comment le concrétiser dans le quartier ?
Dernière observation. J’ai visité plusieurs quartiers populaires d’Oran, et la situation me paraît semblable à celle décrite concernant le quartier mentionné. Et, sauf évaluation erronée de ma part, je crois que l’ensemble des quartiers populaires du pays sont dans le même cas regrettable, à l’exception des villages kabyles qui, bien avant le surgissement de l’intifadha du 22 février 2019, avaient déjà su autogérer leur activité en matière de nettoyage de leurs espaces collectifs.
Pour revenir aux observations du quartier que j’ai présentées, n’est-ce pas là des indices significatifs du talon d’Achille de cette intifadha ? Car, en définitif, l’authentique rupture et le véritable changement sociaux se manifestent d’abord (ou également) dans les quartiers populaires, dans leur vie quotidienne. Attendre que les changements ne viennent pas des concernés directs, mais d’en « haut », des « autres », même en leur prêtant de bonnes intentions,, n’est-ce pas se condamner à l’asservissement volontaire, sous une autre forme ? Dès lors, ne doit-on pas veiller à considérer non seulement les aspects positifs de l’intifadha actuelle, mais tout autant ses carences ?
K. N. ([email protected])
NDLR : les opinions exprimées dans cette tribune ouverte aux lecteurs visent à susciter un débat. Elles n’engagent que l’auteur et ne correspondent pas nécessairement à la ligne éditoriale d’Algeriepatriotique.
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