Contribution – Quelle transition pour empêcher le retour de l’oligarchie ?
Par Houria Aït Kaci – Les propositions et scénarios pour sortir de l’impasse politique actuelle, dans laquelle le président déchu Bouteflika a mis le pays en verrouillant les issues pour une élection démocratique ne manquent pas. Cependant, dans cet exercice difficile du passage de l’ancien régime finissant à un nouveau régime naissant, aucun accord ne s’est dégagé pour l’instant autour d’une feuille de route acceptée par les différents acteurs politiques. Quelle transition pourra mettre fin au régime autocratique et à l’oligarchie pour enfin ancrer la démocratie ?
Des propositions émanant des militants et citoyens du mouvement populaire, des partis politiques des militants associatifs, des experts, des analystes concluent toutes à la revendication d’une période de transition politique. L’option de la transition constitutionnelle de 90 jours avec une élection présidentielle le 4 Juillet, devant être menée par le gouvernement intérimaire Bensalah-Bedoui semble avoir été définitivement enterrée après son rejet massif par le peuple algérien qui exige d’abord le départ des symboles du régime Bouteflika.
L’option de la transition démocratique est donc propulsée au-devant de la scène comprenant une direction collégiale de deux ou trois personnalités intègres, sages, ayant une expérience dans la vie politique, mais sans être impliquées dans la gestion du régime de Bouteflika. Cette direction doit s’entourer de personnes compétentes, d’experts et de militants du mouvement populaire, surtout des jeunes, fer de lance de ce mouvement qui doit jouer un rôle clé dans cette transition.
Entre transition constitutionnelle et transition politique, il y a aussi une option médiane, conciliant la voie légale constitutionnelle et celle de la rupture. Elle permet de contourner la camisole de l’article 102 de la Constitution, en lui adjoignant les articles 7 et 8 qui consacrent la souveraineté populaire. Il s’agit de la Petite Constitution prévue par le droit constitutionnel et proposée par certains juristes et constitutionnalistes, comme Fawzi Belhocine et Mohamed Benyetou.
Cette Constitution provisoire limitée permet de concilier les deux points de vue opposés et de créer une nouvelle légalité constitutionnelle pour dépasser le cadre étroit du 102. Selon Benyetou, un texte pouvant être rédigé en moins de 10 jours par un groupe de constitutionalistes crédibles suffira pour réorganiser les pouvoirs constitutionnels sans toucher aux fondamentaux, afin d’organiser les prochaines élections. Cependant, une telle Constitution doit être obligatoirement soumise à un référendum populaire.
Cette solution utilisée par plusieurs pays en situation de changement de régime semble présenter des avantages, comme le gain de temps et, surtout, la garantie du respect de la volonté populaire en matière de représentativité, en assurant la légitimité populaire grâce au référendum. Elle permet de conserver un habillage constitutionnel auquel tient l’armée qui, en tant qu’institution républicaine encore crédible, a un grand rôle à jouer dans cette phase.
L’armée a été de nouveau sollicitée par trois personnalités nationales, Ali Yahia Abdenour, Ahmed Taleb Ibrahim et Rachid Benyelles, pour établir un dialogue avec le Mouvement populaire afin de sortir de l’impasse actuelle. Ils demandent «instamment au commandement de l’ANP de nouer un dialogue franc et honnête avec des figures représentatives du mouvement citoyen (hirak), des partis et des forces politiques et sociales qui le soutiennent, afin de trouver au plus vite une solution politique consensuelle en mesure de répondre aux aspirations populaires légitimes qui s’expriment quotidiennement depuis bientôt trois mois».
Or, cette proposition ne semble pas être entourée de toutes les garanties de succès, car la démarche implique une gestion directe de la transition par l’armée, ce qui a toujours été rejeté par les citoyens qui attendent plutôt un rôle de «facilitateur» de la part de l’institution militaire qui doit «accompagner» le peuple pour mener à terme la transition. L’armée doit rester la garante et non une partie prenante dans la transition, «aider» à sa réussite mais non interférer dans sa gestion. Elle doit rester à l’écart des clivages politiques et idéologiques qui secouent la société, pour préserver l’unité de ses rangs.
L’armée algérienne, qui a été mise (est-ce un hasard ?) devant une situation de gestion de crise, est de nouveau face à une responsabilité historique pour accompagner le peuple dans sa lutte pour le changement démocratique. Plus vite cette transition sera accomplie, plus vite le pouvoir sera remis aux nouvelles institutions légitimes civiles et plus vite les militaires rentreront dans les casernes pour se consacrer à leurs missions constitutionnelles de défense et de sécurité.
Occuper l’armée avec des problèmes qui relèvent de la sphère politique au moment où la situation aux frontières du pays et dans la zone sahélo-saharienne est intenable, cela peut faire le jeu de puissances étrangères qui, à travers leurs lobbies, pousseraient à une fracture de l’unité entre l’armée et le peuple et à des divisions au sein de l’institution militaire elle-même. Leur but étant de «casser» la colonne vertébrale du pays afin d’orienter le changement du régime dans un sens favorable à leurs intérêts géopolitiques. Ces puissances, faiseuses du «printemps arabe», n’attendent qu’un faux pas de l’ANP, un prétexte pour justifier une intervention étrangère contre l’Algérie, ses forces armées.
Pendant que les citoyens discutent de transition, le régime Bouteflika continue de sévir, en dépit d’énormes acquis réalisés depuis le 22 février. Dans l’ombre et parfois au grand jour, il agit et manœuvre pour diviser les Algériens (sur différents chapitres) et faire oublier qu’il est responsable de la situation de crise actuelle. Il cherche à se relooker pour échapper au verdict populaire, en sacrifiant plusieurs de ses figures, trempées dans les affaires de corruption.
Mais le limogeage d’individus, aussi importants soient-ils, ne signifie pas la fin du régime politique et économique qui les a produits. Ils seront remplacés par d’autres qui auront à appliquer les mêmes règles, les mêmes lois et les mêmes procédés. C’est pour cela que la lutte du Mouvement populaire ne doit pas se limiter au «dégagisme» des symboles du régime politique, mais il doit intégrer aussi et surtout la dimension économique pour attaquer le mal à la racine.
L’un des aspects négatifs du système économique rentier actuel est d’avoir encouragé le développement exponentiel de la bourgeoisie compradore et des oligarques qui ont développé des liens avec les multinationales et les sociétés étrangères, dont ils représentent les intérêts en Algérie, avec le système de «l’import-import», la fuite des capitaux, la connexion à des réseaux internationaux, comme l’ont montré certaines affaires devant les tribunaux.
Ce système mafieux assis sur la corruption à grande échelle, avec les commissions et pots-de-vin, a servi au sabotage de la production nationale des secteurs public et privé, en faisant jouer une concurrence déloyale au détriment des industriels et investisseurs nationaux qui construisent des usines, créent des emplois et de la richesse dans le pays. Ces capitalistes nationaux ont vu plusieurs de leurs projets entravés par les «cercles mafieux» qui gravitaient autour des centres de décision.
Changer radicalement le régime et instaurer une deuxième République suppose non seulement un changement du système politique et électoral, une séparation des pouvoirs (judiciaire, législatif et exécutif), mais aussi une nouvelle politique économique et sociale qui doit promouvoir une économie souveraine dans le cadre d’un plan de développement autocentré visant à la satisfaction des besoins nationaux et non pas les intérêts des multinationales et du capitalisme financier mondialisé.
«Si l’on ne transforme pas de fond en comble le système économique, si l’on ne répartit pas de façon équitable les richesses du pays, les forces sociales qui le supportent reproduiront le système politique que la rue dénonce vigoureusement», dixit l’économiste Omar Bessaoud, dans une contribution parue dans Le Soir d’Algérie et intitulée «Dégager le système, c’est aussi couper les racines économiques qui le nourrissent».
On ne peut ancrer la démocratie et fonder une nouvelle République si l’on n’éradique pas cette frange des compradores et d’oligarques qui s’est développée à l’ombre du système rentier durant les vingt ans de règne des Bouteflika. Dans cette lutte des classes (et non lutte de clans) qui se mène contre la «bande» mafieuse qui a accaparé les richesses du pays, les travailleurs, les couches moyennes et les intellectuels qui se sont révoltés le 22 février, sont aux premières lignes.
H. A.-K.
(Journaliste)
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