«Dégagez tous !» sans «Engageons-nous tous !», à quoi sert-il ?
Par Kaddour Naïmi – Tout le monde a déjà suffisamment mentionné les mérites inattendus et admirables de l’intifadha (soulèvement) populaire algérien actuel. Et c’est bien que relever les aspects positifs. J’ai assisté à la «massira» (marche) du vendredi 17 mai, à Oran, tout le long de l’itinéraire jusqu’au rassemblement final(1). Etaient présents tous les âges, d’environ quatre ans jusqu’à plus de quatre-vingt ans, hommes et femmes, de diverses classes sociales. Le degré d’organisation était parfait : encadrement des manifestants ; distribution de banderoles portant des mots d’ordre en invitant les manifestants à les brandir (ce jour-là, notamment la banderole proclamant «Djeich-chaâb, yed wahda» (Armée peuple, une seule main) cependant l’un des slogans dénonçait «Gaïd Salah, chef de la issaba» ; animateurs lisant sur des feuilles des slogans repris par les autres à voix haute mais sans agressivité ; et, aussi, joie, sourires, belles émotions. Bref, un peuple manifestait sa dignité enfin retrouvée, trop longtemps criminellement bafouée, et proclamait pacifiquement mais fermement ses droits en tant que peuple souverain.
Encore des efforts !
Mais il est tout autant important de veiller à déceler les aspects négatifs des marches du vendredi. En voici, à mon avis, le plus important : réclamer «Dégagez tous !», soit, mais qui mettre à la place ? Bien entendu, les actuels et ex-politiciens, ainsi que des «personnalités» intellectuelles de tout genre se proposent, d’une manière franche ou insidieuse. C’est dans leur nature psychosociale de se croire les sauveurs des peuples. Avec les résultats que l’on constate partout dans le monde, depuis toujours. A savoir la formation d’une oligarchie inédite, en remplacement de celle qui a trop exploité le peuple au point de provoquer son soulèvement contestataire. Alors, on propose une exploitation-domination plus «consensuelle».
Mais le bon sens, la logique et les enseignements de l’histoire sociale de l’humanité ne fournissent-ils pas la leçon adéquate, à savoir qu’un peuple ne peut être émancipé de la domination que par lui-même ? Et, pour y parvenir, ce peuple doit absolument savoir s’engager lui-même. Non pas seulement par des manifestations publiques, aussi splendides soient-elles, car elles ne sont que des protestations et des négations d’un système établi. Bien entendu, c’est déjà un fait important, et l’on sait combien de sacrifices, parfois sanglants, de combats et de courage sont nécessaires pour parvenir à oser occuper l’espace public et protester, même pacifiquement.
Mais, une fois parvenu à ce stade – manifester en masse, publiquement, de manière organisée et pacifique – il reste au peuple à accomplir le plus dur, le plus complexe, le plus difficile : s’engager dans la phase constructive. Celle-ci exige l’auto-organisation, de la base au centre national, afin de choisir les représentants qui seront mandatés, de manière impérative, pour exposer et défendre les intérêts du peuple face aux détenteurs de l’autorité étatique. Ne pas réussir à passer à cette seconde étape laisse le champ libre aux adversaires du peuple pour se reprendre, mieux s’organiser afin de se doter de leurs représentants pour réaliser leurs propres objectifs. Il s’ensuit que reprocher à ces adversaires d’agir pour défendre leurs intérêts oligarchiques est totalement inutile, car ils agissent selon leur logique. La seule réaction (ou, plutôt, action) raisonnable, pour le peuple manifestant, est d’agir de même : s’engager à s’auto-organiser, à choisir ses représentants correctement et à les envoyer dialoguer avec qui détient le pouvoir étatique.
Là, encore, exiger de ne pas parler avec un représentant politique de l’oligarchie contestée, tels les actuels président par intérim et Premier ministre, soit ! Mais, alors, parler avec qui ? Et ce qui, comment le choisir ? Ajoutons ceci : les uns exigent du représentant de l’armée, le chef d’état-major, d’accompagner correctement le mouvement populaire, tandis que d’autres réclament qu’il «dégage», n’est-ce pas là une contradiction que le peuple doit résoudre ? Et comment y parviendrait-il sans s’auto-organiser et se doter de ses représentants légitimes, et cela d’une manière à ce qu’ils respectent correctement leur mandat sans se transformer en nouveaux oligarques ? Cela est possible, les sources d’inspiration existent, bien que généralement occultées − et pour cause ! − afin de trouver les solutions spécifiques au mouvement populaire algérien.
«L’imagination au pouvoir»
Il est vrai que le peuple algérien a été soumis trop longtemps à l’obscurantisme, sous toutes ses formes(2). On objectera, donc, avec raison, que l’auto-organisation du peuple n’est pas facile. Cependant, cette dernière est une condition sine qua non pour concrétiser ses objectifs, s’il veut éviter de se voir dominé par une nouvelle oligarchie. Rappelons-nous les impressionnantes manifestations populaires après le putsch militaire de l’été 1962 : «Sabaâ s’nine barakat !» (Sept années, cela suffit !) Qu’en fut le résultat, sinon une oligarchie militaro-policière inédite qui a dominé le peuple depuis lors, par la terreur et l’obscurantisme démagogique ?
Tenons compte d’un fait observable dans toute révolution populaire : le temps devient un facteur déterminant, les jours comptent des années ! Et la prise de conscience fonctionne, par conséquent, de manière extrêmement rapide.
Imaginons que les manifestants consacrent leurs soirées, hors du vendredi, à constituer des forums de consultation partout géographiquement, et dans tous les secteurs d’activité sociale ; cela commence à se réaliser. Imaginons que ces forums parviennent à constituer des comités citoyens. Imaginons que ces comités parviennent à élire, de manière démocratique, leurs authentiques représentants. Imaginons que ces représentants soient présentés à toute élection possible (APC, APW, Assemblée nationale, jusqu’à un président de la République), que ces élections soient contrôlées par des représentants des comités citoyens pour leur déroulement correct. Alors, imagine-t-on alors le résultat obtenu par ce processus ?
Outre ce résultat, ce processus démontrera un fait : contrairement aux opinions des divers «sauveurs» du peuple, ce dernier démontrerait de manière concrète qu’il n’en a pas besoin, qu’il sait gérer lui-même la société dont il fait partie.
Dès lors, ne devient-il pas clair et stratégiquement décisif que, après treize vendredis, le «Dégagez tous !» soit remplacé par «Engageons-nous tous !» et cela le plus tôt possible, car les adversaires du mouvement populaire sont déjà passés à la contre-offensive, notamment en changeant d’aspect, pour maintenir la substance du système social contesté. Toute révolution provoque une contre-révolution, rien d’étonnant à ce sujet. Et l’enjeu est totalement clair : où la révolution triomphe ou elle est annihilée par la contre-révolution. Et triomphera celle qui se dotera de la meilleure organisation et des meilleurs représentants. C’est l’histoire qui l’enseigne.
La charrue et les bœufs
Habituellement, des manifestations populaires de dimension importante sont le résultat d’une longue période de préparation en matière de résistance et de combat d’idées, d’organisations, de tactiques et de stratégies. Or, le soulèvement populaire algérien actuel est, malheureusement, très peu le résultat de ce qui vient d’être mentionné et beaucoup le résultat de l’accumulation d’humiliations, d’exploitation, de domination, de répression commises par une oligarchie impitoyable, comme le sont, par nature, toutes les oligarchies. Autrement dit, le peuple a réagi et non pas agi, c’est-à-dire que l’initiative est partie de l’oligarchie et pas de lui. Elle était à l’offensive, et le peuple uniquement sur la défensive.
Certes, le peuple eut quelques significatives initiatives (octobre 1988, printemps 2001, grèves et révoltes sporadiques, apparition de syndicats autonomes, etc.), mais l’action déclenchée le 22 février 2019 est la plus importante. Elle a même tardé pour apparaître.
Cette affirmation a comme preuve le fait qu’en Algérie, les idées d’émancipation des opprimés par eux-mêmes ont toujours été très minoritaires. Il suffit de mentionner les nombreux articles que j’ai publiés à ce sujet, qui ont eu un écho très négligeable(3). J’avais même lancé un «Appel pour un mouvement d’autogestion sociale»(4), puis «L’autogestion encore : Adresse à une minorité d’intellectuel(le)s algérien(ne)s»(5) et même ceci « Autogestion algérienne : appel à témoignages»(6).
J’avais, aussi, signalé mon témoignage sur ma participation au mouvement social de mai 1968 en France ; enfin, j’ai exposé les expériences autogestionnaires russe de 1917-1921, espagnole de 1936-1939, algérienne de 1962-1965. J’attirais l’attention sur le motif principal d’échec de ces expériences : le manque d’organisation et de direction suffisamment efficaces. Ce fut un prêche dans un désert quasi total ! On objecterait que tous ces textes sont parus uniquement dans des moyens d’information alternatifs. Mais n’est-ce pas ceux-ci que lisent les intellectuels algériens dits progressistes ? Pourquoi aucune réaction, aucun débat ?
Dès lors, on comprend que le mouvement actuel de manifestations populaires algériennes a mis la charrue avant les bœufs. Manipulé ou spontané, peu importe ! Ce soulèvement n’est pas le résultat d’une préparation idéelle et organisationnelle lui donnant la conscience et les instruments de son auto-organisation.
Qui est donc responsable de cette carence sinon les détenteurs algériens de savoir social (politiciens et intellectuels) qui ont ignoré cette nécessité ? Pourquoi l’ont-ils ignoré sinon parce que, malgré leurs déclarations en faveur du peuple, ils ne lui ont jamais accordé une confiance dans sa propre capacité de s’auto-organiser ?
«Anarchie ! Utopie ! Désordre ! Irresponsabilité ! Démagogie», proclamaient-ils. Comment expliquer ce manque de confiance de la part de ces détenteurs de savoir social sinon par le fait d’être aliénés par leur statut de caste, «progressiste» mais néanmoins caste méprisant en fait le peuple ?
Nous sommes dès lors devant le résultat : un magnifique mouvement populaire mais sans direction ni représentation, donc voué logiquement à l’échec : une récupération d’une manière ou d’une autre. A moins d’un nouveau «miracle». «La speranza è l’ultima a morire» (L’espérance est la dernière à mourir). En effet, si l’on ne croit pas aux capacités créatrices du peuple, malgré tout, à quoi faut-il croire ? Aux «élites» ? N’a-t-on pas constaté assez les résultats de leur gestion autoritaire et hiérarchique, quelque soit leur couleur politique ? Où sont donc les détenteurs de savoir social qui, au lieu de se servir du peuple, ont l’intelligente humilité de le servir pour son émancipation, seule manière d’une émancipation collective générale ?
K. N. ([email protected])
1) Vidéo in https://youtu.be/6syXIhNSXqQ
2) Voir «Que vivent encore Larbi Ben Mhidi et Abane Ramdane !» in http://kadour-naimi.over-blog.com/preview/cefb5a84b333c122c7712a538a0b9581634a340d
3) Voir http://kadour-naimi.over-blog.com/tag/autogestion/
4) Le 25 janvier 2018, voir http://kadour-naimi.over-blog.com/2018/01/pour-un-mouvement-d-autogestion-sociale.html
5) Le 8 février 2018, voirhttp://kadour-naimi.over-blog.com/search/Pour%20un%20Mouvement%20d%E2%80%99autogestion%20sociale/
6) Le 14 janvier 2019, http://kadour-naimi.over-blog.com/2019/01/autogestion-algerienne-appel-a-temoignages.html
NDLR : les opinions exprimées dans cette tribune ouverte aux lecteurs visent à susciter un débat. Elles n’engagent que l’auteur et ne correspondent pas nécessairement à la ligne éditoriale d’Algeriepatriotique.
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