Interview exclusive – Système, hirak, transition : Driss Al-Djazaïri se confie
Pour le diplomate algérien, rapporteur spécial du Conseil des droits de l’Homme de l’ONU, «l’urgence, c’est d’abord de convenir du principe et de la structure de l’organe de transition». Interview.
Algeriepatriotique : vous avez décidé d’intervenir dans le débat actuel concernant la situation qui prévaut en Algérie. Pourquoi maintenant ?
Driss Al-Djazaïri : C’est la première fois depuis l’indépendance de notre pays que les fondements mêmes de ce qu’on a appelé à tort le «consensus national» sont remis en cause. Cette remise en cause n’intervient pas à l’issue d’un «redressement révolutionnaire», comme on avait l’habitude de qualifier pudiquement un coup d’Etat mais à l’issue d’une série, sans cesse renouvelée, de réaffirmations de la volonté unanime de tout un peuple.
Langue de bois, formules du politiquement correct, obligation de réserve, le raz-de-marée populaire a tout balayé, et nous voilà face à notre conscience. Une conscience parfois étouffée, assoupie, apeurée, insensibilisée, que sais-je ? Et voilà qu’elle nous interpelle. Parler haut et fort. C’est le droit et le devoir de chacun d’entre nous.
Ayant servi mon pays loyalement plusieurs décennies durant, je considère que j’en ai tiré le droit de dire ce que je pense et peut-être de contribuer modestement à l’écriture des nouvelles pages de notre avenir commun dans l’unité, la diversité et la solidarité retrouvées.
Vous avez appelé à la sagesse et la modération. Sentez-vous que le hirak tend à se durcir et que les chances de dialogue s’amenuisent ?
Pas du tout. Allah a guidé notre grand hirak national sur la bonne voie. Il constituera une source d’inspiration exemplaire pour le monde. Lors d’un cycle de conférences publiques en Allemagne ces jours-ci, je plaidais pour la levée des sanctions unilatérales frappant certains pays pauvres. On me répondait que c’était pour forcer les gouvernements à changer leurs politiques à l’égard de leurs peuples que les pays riches imposaient des embargos. Citant l’exemple algérien, je leur répondais que ces peuples, comme le peuple algérien, n’ont que faire de pressions, de sanctions et d’ingérences étrangères pour régler leurs problèmes. Lorsque le moment sera venu, ils pourront par eux-mêmes, comme les Algériens, dans ce XXIe siècle des médias sociaux, se débarrasser de structures autocratiques sclérosées, devenues anachroniques et imposer une vraie démocratie.
La vie m’a appris cependant que la lutte et la négociation sont parties intégrantes de la même dialectique d’affranchissement. Lorsque le pouvoir aura accepté de passer de la logique de l’article 102 à celle de l’article 7 de la Constitution, on passera du stade de la confrontation à celui de la négociation. Ce stade me semble proche. Après avoir fait comprendre ce à quoi le hirak s’oppose, c’est-à-dire à une solution type article 102, il faut savoir ce que l’on propose. C’est la phase de négociation. C’est par la recherche de consensus sur un compromis viable que l’on consolide les progrès obtenus par la contestation. Chaque phase a sa stratégie propre. Celle de la contestation nécessitait du courage ; celle de la négociation nécessite, tant de la part du pouvoir que de celles et ceux qui le contestent, de la sagesse pour trouver une solution viable et de la modération pour parvenir à un compromis.
Vous avez évoqué, dans une tribune dans Algeriepatriotique, «un organe de transition, composé de femmes et d’hommes d’une compétence reconnue, soucieux de servir notre pays plutôt que de se servir». Peut-on en savoir davantage ?
Dans toute démocratie, il est normal que des personnalités politiques soutenues par des partis aspirent à la direction du pays. Pour cela, il faut que les mécanismes électoraux et décisionnels à tous les niveaux fonctionnent de manière objective et transparente. Or, ces mécanismes ont été faussés chez nous et on ne peut plus faire du neuf avec de l’ancien. Donc cet organe de transition avec une direction collégiale se fixerait comme objectif non pas de faire prévaloir un projet de société sur d’autres mais de faire en sorte que les règles du jeu démocratique soient restaurées et que le suffrage retrouve une vraie signification. L’organe de transition poserait aussi les règles pour une séparation effective entre les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, en mettant fin notamment à la «justice par téléphone».
En s’effaçant après avoir accompli leur mission, les personnes qui seraient choisies pour participer à l’organe de transition donneraient l’assurance qu’elles ne poursuivent aucun objectif personnel. En choisissant des personnes expérimentées dans la négociation et non polémiques, on accroîtrait les chances de relancer la démocratie sur des bases consensuelles.
Trois personnalités – Ahmed-Taleb Ibrahimi, Ali-Yahia Abdenour et Rachid Benyelles – ont, elles aussi, plaidé pour une période de transition. Votre proposition et la leur sont-elles identiques ?
Cette convergence dans les propositions formulées par ces trois sages et la mienne ne m’étonne pas, bien qu’on ne se soit pas concertés, car on aime tous notre pays et on est animés du même désir de trouver une solution logique, réaliste et durable à la crise qu’il traverse.
Faute de candidats, nous nous dirigeons inéluctablement vers l’annulation de l’élection présidentielle du 4 juillet. Un cas non traité dans la Constitution. Quelles sont, selon vous, les options qui peuvent être envisagées ?
La Constitution a bon dos. Elle a déjà été violée dès lors qu’on a interrompu une élection présidentielle en cours et dans le cadre de laquelle le retrait du cinquième mandat du dernier titulaire a eu lieu. Le débat sur l’article 102 ou l’article 7 devenait dès lors un débat politique et non constitutionnel. L’invocation d’une vacance «fabriquée» à quelques jours de la fin du mandat était elle-même destinée à servir les besoins de la cause de l’article 102.
J’espère qu’un jour des experts en droit constitutionnel se pencheront sur ce scénario pour distinguer le droit constitutionnel de la politique.
Bien évidemment, l’élection du 4 juillet n’aura pas lieu si la voix du peuple est entendue, et je suis persuadé qu’elle le sera. C’est bien dans cette optique que j’ai essayé de formuler un cadre de réflexion pour une recherche sereine d’une solution qui posera les bases pour une Algérie dont la démocratie ne sera plus susceptible d’être confisquée, comme cela a été le cas dans d’autres pays. Dans certains de ces derniers, il y a bien eu le courage dans la phase de contestation qui a fait progresser la cause de la démocratie mais il a manqué une consolidation des gains enregistrés par la négociation ; donc, la phase constructive n’a pas suivi. C’est ce que je voudrais qu’on évite en Algérie.
Vu le refus des manifestants d’être représentés par des acteurs politiques de l’ancien régime, quels sont, d’après vous, les critères auxquels doivent répondre les nouvelles formations politiques pour être acceptées par le peuple ?
Je ne saurais m’ériger en donneur de leçons quant aux critères auxquels doivent répondre les formations politiques à l’avenir. C’est facile maintenant de blâmer certains grands partis de n’avoir été que de piètres chaînes de transmission du pouvoir. C’est le système qui voulait cela. Si, comme on l’espère, il n’y aura plus de «système occulte» et si l’instance de transition offre les espaces de participation démocratique, ouverts à tous, alors les partis pourront jouer leur rôle indispensable de réflexion et de formulation des aspirations de la base.
Quelles seraient les personnalités à même de conduire une éventuelle période de transition ?
Il ne faut pas mettre la charrue avant les bœufs. L’urgence, c’est d’abord de convenir du principe et de la structure de l’organe de transition, le reste viendra en temps utile.
Avez-vous été sollicité pour faire partie d’une instance devant gérer la transition ?
Aucunement mais j’exerce mes droits de citoyen, et je le fais dans mon pays et non dans les médias à l’étranger.
Seriez-vous prêt à y prendre part si la demande vous en est faite ?
Je suis actuellement rapporteur spécial du Conseil des droits de l’Homme de l’ONU et je m’occupe des peuples qui souffrent à travers le monde, des sanctions unilatérales imposées essentiellement par des pays riches. Pendant trois ans, j’ai aussi dirigé à Genève une ONG (centre de réflexion) qui cherche à donner une voix aux sans-voix des pays musulmans en matière de droits de l’Homme. Je viens d’être honoré par la prestigieuse université d’Oxford, au Royaume-Uni, qui m’a élu membre de ses facultés (visiting fellow sur l’islam et les droits de l’Homme), un honneur qui revient à mon pays puisque c’est la première fois qu’un Algérien accède à cette dignité. Je n’ai donc pas le temps de m’ennuyer et je pense que notre pays est riche en cadres sous-utilisés. Ceci étant, mon pays aura toujours pour moi la priorité en cas de nécessité.
Comment voyez-vous l’issue de la crise ?
Je la vois dans la célébration par tous les Algériens de notre diversité, dans la proclamation de notre unité, dans la mise en place d’une démocratie participative et solidaire, dans un pays où il fait bon vivre et où l’on cesse de dire que les jeunes sont l’Algérie de demain pour reconnaître qu’avec le grand hirak national ils ont gagné leur droit de cité pour être dans l’Algérie d’aujourd’hui.
Interview réalisée par Mohamed El-Ghazi
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