A propos de la révolution du 22 février : écrit-on sur la marge ?
Par Abane Madi – «Certaines personnes ne réfléchissent qu’en écrivant.» (Amin Maalouf, Les Identités meurtrières).
Une joyeuse contrainte
Contrairement à ce que pensent certains militants dont les référents idéologiques sont démunis de toute pesanteur liée à l’épistémologie et la méthodologie, l’organisation des manifestations politiques n’est pas l’affaire exclusive des élites. Terme qui relie la spéculation intellectuelle à l’audace bourgeoise, l’intellectuel ne subit aucun procès de la part des masses qui deviennent des machines huilées à la quintessence de l’Etre. La psyché est-elle si tyrannique qu’elle devient, dans certains endroits, fuis par les calculateurs négativistes des droites, le dieu négatif de l’Instance discursive, réduite, malgré toutes les entraves dressées par les agents des officines et autres détenteurs de la délégation politique délivrée par la mystique bourgeoise, qui pilote toutes les opérations dramatico-narratives légitimant la tension idéologique, à une machine qui reproduit ses propres réflexes de subsistance assermentée dans les cabinets d’expertise contrôlant les univers psychiques ?
La dérive solaire
Pour que le politique retrouve sa fonction et qu’il puisse provoquer un déclic dans la routine révolutionnaire (la guerre d’usure menace d’essoufflement la révolution), il faut massifier les grilles de lecture politique en réaction aux discours anxiogènes développés par la doxa publique, la morale perverse et les milices politiques.
D’abord, une modalité technique. Pour massifier le politique, n’est-il pas, malgré tous les écueils qui peuvent survenir contre le mythe (nécessaire du reste) démocratique, de procéder à la création de parlements communaux ? Ces parlements, concernant leur fonctionnement, pourraient créer une charte de débats (un code opposable à tous ceux qui interviennent dans les débats publics). Il se pourrait qu’il y ait des dérapages dont l’impact sur les relations humaines sera minime. La fonction politique veut dire la résistance (comme acte sacrificiel) passive face aux discours et morales droitiers. Certes, il y a risque de jdanovisme, dès lors qu’il y a la fonction de police régissant les débats, la métaphore serait à l’encontre de la contestation populaire. Les mini-assemblées constituantes devraient être précédées par un long mouvement de politisation des masses et par le règlement de certaines questions fondamentales, dont la langue. Les partis algériens ont fui le politique pour ne s’intéresser qu’à la politique − un propos de Régis Debray m’a inspiré dans l’élaboration de cette idée : la pédagogie politique exige des cadres (disons les fonctionnaires de partis) l’organisation non pas de carnavals, mais des séances de travail avec tous les citoyens. Fonder des parlements (comités) communaux permettrait la révision des bases de la conflictualité politique et humaine. Le contrôle de la violence dans toutes ses postures par le renforcement de la pulsion politisante. «Le politique en somme ne monopolise la violence que pour mieux l’exclure.»(1)
La reconstitution de l’ordre
Ensuite, créer un langage politique qui ne laisse rien aux moralisateurs de tous bords. En ouvrant la voie au politique, le lexique pourrait se constituer comme barrage contre les prétendus purs. L’angélisme plane sur la Cité de Dieu comme un aigle qui vole à la quête de sa proie : et c’est devenu une mode de saboter l’action politique. Militer, c’est avoir des espoirs mesurés et rigoureux. Il s’agit de refonder la langue pour lui permettre d’évacuer de son espace les attitudes moralisatrices. Rompre avec le réflexe policier demanderait que les débats soient débarrassés des postures de l’intellection vide, des comportements instaurés par les conservateurs. Dans les débats germeraient le sens critique et la capacité politique (j’entends par capacité politique le comportement du militant face à la jonction de la passion tyrannique et de l’Instant infini). Les dérapages verbaux seraient-ils considérés comme un don sacrificiel pour la patrie ? Aux décideurs de répondre s’ils sont capables de subir le procès populaire sans que le vendredi survienne. Heureusement, la science se moque de l’idéologie et l’idéologie est limitée par le texte, qui, ayant sa propre logique, oscillant entre le totalitarisme sémiotique et le libéralisme conservateur, face aux questionnements, ne peut rien d’impertinent. Le lexique politique tire sa légitimité des faux jeux passionnels et des logiques droitières acquises à la massification de l’idée de la primauté du pathos sur le logos. La raison est la fille rebelle de la contrainte historique. Les débats doivent consommer les pulsions verbales «civilisées» des intervenants. La fermentation des idées finirait par donner naissance à l’énoncé nationalement historique. Il y a le texte (entité fragile) qui promet de ne commettre aucun parjure et de s’adonner aux pires turpitudes à la fois. «La grammaire normative et scolaire a beau prescrire et proscrire, ce n’est ni une grammaire de production ni une grammaire explicative. C’est tout au plus une grammaire de reproduction, de reconnaissance et de réécriture. Elle omet de dire à l’usager qu’il est responsable de ce qu’il veut exprimer et qu’il dispose pour ce faire de différents moyens dont il peut user librement.»(2)
Le discours secoue la norme linguistique : les discoureurs ne sont pas dupes de leur statut farfelu.
La communion des éthiques
En dernier lieu, les comités communaux devraient se soumettre à la technique rédactionnelle. La synthèse des idées ne peut se passer de l’écrit. Les citoyens qui débattent peuvent élire pour chaque commune un délégué qui prendrait part à l’assemblée constituante. Il n’y a pas de politique sans culture, aurait dit un révolutionnaire algérien. Et le texte est l’affaire de la culture et de l’art. Le décalage qui peut exister entre l’oral et l’écrit doit être la préoccupation majeure des rédacteurs (secrétaires). Les questions fondamentales devront être tranchées, notamment la place de l’Algérie dans l’espace universel des idées et des civilisations. La nature de l’Etat, le projet idéologique et l’organisation des appareils d’Etat, celles-là sont des questions fondamentales que les mini-assemblées devront discuter. Les mini-assemblées sauraient-elles transcender les faux clivages instaurés par l’Etat bourgeois. Il ne doit y avoir aucune stratification fondée sur le statut social, professionnel, ethnique, confessionnel ou linguistique. Le socialisme est la jonction historique des sujets et de la culture réunis autour de traumatismes fécondants. Justement, la synthèse des documents transmis par les parlements (comités) communaux ne peut être qu’un brouillon de la Constitution émanant du peuple par la voie de la démocratie directe. Les délégués communaux pourraient se réunir en ateliers, aidés par les docteurs de droit, pour rédiger un avant-projet de constitution : l’éthique de la Constitution, en tant que texte, privilégie le percept sur le concept. La psyché domine constamment l’Être, qui se voit fragmenter la masse. Le derniers recours de l’idée inféodée à un texte, c’est la psyché. Et toute psyché est hégémonique et défie les outils conventionnels de la Raison. Est-ce que la phrase est garante du sens ? «Faire une phrase, c’est manifester un sens possible. La phrase est par essence normale.»(3)
Mieux vaut une Constitution populaire par laquelle les masses prennent en mains leur destin malgré les limites de la réflexion formelle, qu’une constitution élitiste qui souffrira d’un péché originel qu’est la dictature moralisatrice des intellectuels. Les orientations de l’Etat sont du ressort exclusif du peuple.
Survivre au parapolitique
Je me rappelle de la recommandation que nous a faite Djamel Zenati lorsque la Kabylie menait le mouvement du boycott scolaire. Un intervenant lui posait la question historique : «Que faire ?» Paysan de son état, cet intervenant était en équidistance entre le messianisme et le matérialisme. Il s’attendait à une recette toute prête à l’emploi. M. Zenati, militant qui semblait vouloir prendre ses distances avec les nihilistes introduits dans toutes les cellules politiques, répondit : «Il faut s’organiser.»
La méthodologie précède la pédagogie dans ce cas-là. Etonnant de voir des militants de gauche refuser des mécanismes de lutte autour desquels il y a consensus. Le mouvement risque de s’essouffler si de nouvelles sources d’énergie n’étaient pas découvertes. Entre deux feux, l’essoufflement et la manipulation, le mouvement risque de subir les effets de la passion littéraire et idéologique. Le texte, qui n’est pas littéraire, fascine les poètes. Le dogme est d’une extrême fragilité.
Les militaristes sont, par essence, des contre-révolutionnaires. La discipline stérilise quand elle n’est pas connectée à la peine constamment infligée par la contingence. Ils versent dans l’embourgeoisement que leur offre la nature de l’Etat.
A. M.
Références
(1) Donegani Jean-Marie, Sadoun Marc, Ce que le politique dit de la violence, raisons politiques (2003)
(2) Dan Van Raemdonck et Lionel Meinertzhagen, Le sens grammatical. Théorie et terminologie grammaticales au service de la construction du sens linguistique (Repères 2014).
(3) Jacques Derrida, L’écriture et la différence (Paris, Seuil, 1967) p. 83.
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