Le dialogue national pour une sortie de crise : quelques repères et pistes
Par le professeur Mohamed Bouchakour(*) – Notre pays se débat actuellement dans une crise politique structurelle dont les ressorts lointains remontent au moins à son accession à l’indépendance politique en 1962. La tentative d’un passage en force par le clan Bouteflika pour un 5e mandat et une présidence à vie d’un autocrate grabataire et moribond n’a été que l’outrage de trop. La crise avait déjà atteint son paroxysme car elle «travaillait» depuis fort longtemps sous l’effet d’une double contradiction :
– l’impossibilité de continuer à étouffer les libertés individuelles et collectives par la gestion autoritariste de la société, et dans le même temps de maintenir et développer les précieux acquis de l’indépendance. A mesure que cette gestion s’est imposée, ces acquis ont subi des menaces de plus en plus lourdes et certains ont d’ailleurs commencé à s’effriter, le coût étant payé par les larges masses populaires dont le mécontentent alimente la gestion autoritariste ;
– l’impossibilité de continuer à faire coexister le caractère collectif des sacrifices et des efforts exigés de notre peuple pour préserver et développer ces acquis de l’indépendance, avec les dérives d’une gestion prédatrice qui est allé jusqu’à imposer une privatisation mafieuse de l’Etat lui-même. A la décharge du bouteflikisme, il faut reconnaitre que cette dérive avait commencé sous Chadli. Elle s’est aggravée par la suite dans les années 1990 alors que le pays était pris en étau entre un terrorisme islamiste sanguinaire et un état d’urgence sous régime militaire totalitaire. Sous le régime hyper personnel de Bouteflika, la privatisation mafieuse de l’Etat a littéralement explosé, parallèlement aux malversations de toutes sortes déployées à grandes échelle à la faveur de l’opulence financière.
A notre avantage, le hirak est loin d’être un mouvement nihiliste cherchant à faire table rase des acquis de l’indépendance. Bien au contraire, il est porteur d’une volonté de renouer avec les valeurs révolutionnaires de Novembre et de la Soummam, en vue de débarrasser ces acquis des déviances autoritaristes et mafieuses qui les ont profondément gâchés, souillés, pervertis. Ce sursaut révolutionnaire marque la rupture du peuple avec un système mafieux, prédateur et autocratique dont le bouteflikisme n’a été que le maitre d’œuvre le plus ingénieux et le visage le plus hideux. Loin d’être un feu de paille, ce « hirak » impressionnant n’est pas moins que l’expression d’un Mouvement de Libération Sociale qui parachève 65 ans plus tard, le Mouvement de libération nationale, pour le recouvrement d’une souveraineté populaire confisquée.
Seize semaines après le déploiement du « hirak », beaucoup d’acquis ont été enregistrés, mais les rênes du pays dans les institutions clés sont encore entre les mains des acteurs et parties prenantes du bouteflikisme, de ses clientèles et réseaux les plus fidèles. Ce personnel très coriace et d’une ruse hors pair, est scrupuleusement sélectionné parmi les clans qui ont squatté le pouvoir depuis 1962, une faune immortelle et qui, après avoir « fait des petits » s’est octroyé la qualité de « famille révolutionnaire ».
L’aggravation et maintenant la persistance de cette crise ont enfoncé le pays dans le labyrinthe d’une impasse historique sans précédent. Nous sommes actuellement confrontés à des périls aux conséquences incalculables. Ces derniers sont désormais imminents du fait d’une crise économique nationale profonde et structurelle, et du fait aussi des visées malveillantes, voire belliqueuses dont le pays est la cible de la part de certaines puissances mondiales et régionales hostiles.
II. La nécessité urgente et vitale du dialogue national et sa finalité
Chaque jour qui passe amplifie la crise multiforme, accentue la crise politique mère, enfonce un peu plus le pays dans les profondeurs de son impasse historique, réduit peu à peu ses capacités à trouver des repères et de s’en tirer rapidement et au moindre coût. Aussi Le lancement d’un dialogue national est devenu une nécessité urgente et vitale. Sa finalité est de trouver la seule sortie de crise possible, celle qui, dans les délais les plus courts, consacrera de manière pacifique la rupture historique qui conduira le pays vers son destin inéluctable : celui d’une Algérie nouvelle, conforme à ce qu’il faut convenir d’appeler désormais les valeurs du 22 février 2019. Ces valeurs qui collent à l’Algérie aux aspirations profondes de la jeunesse d’aujourd’hui et de demain sont appelées à fonder une doctrine nationale rénovée tournée vers le monde, l’universalité, l’avenir, tout en intégrant et agrégeant les nobles valeurs héritées de notre passé récent et lointain. L’Algérie sera républicaine, libre, démocratique et prospère, fondée sur un Etat juste et fort qui reposera sur des institutions confiées à des dirigeants dévoués, compétents, intègres et redevables devant des citoyens tous égaux en droits et en devoirs et solidaires entre eux dans l’adversité. C’est à ce prix que notre pays sera capable d’occuper la place honorable qu’il mérite dans le concert des nations, compte tenu de ses énormes et multiples potentialités jusque-là étouffés.
Pour que le dialogue national soit réellement salutaire et mène au basculement vers cette nouvelle Algérie, il doit être profond et authentique, ce qui suppose la réunion d’un certain nombre de conditions préalables. Sans quoi, il manquera de crédibilité et fera encore perdre au pays un temps précieux tout en alimentant le pourrissement de la situation.
III. Les 13 conditions préalables au dialogue national
Treize conditions préalables simples, solidaires et incontournables sont nécessaires. Certaines équivalent à des signaux politiques forts, mais toutes peuvent être réunies sans délai :
– la libération immédiate, inconditionnelle et définitive des détenus d’opinion, qu’ils soient des personnalités connues ou de simples citoyens anonymes ;
– l’exclusion du dialogue national des partis et personnalités qui ont soutenu le 4e de Bouteflika et le projet de son 5ème mandat, à leur tête ceux dit de l’Alliance Présidentielle ;
– l’affirmation du primat du politique sur l’institutionnel, étant entendu que la Constitution actuelle n’est qu’un des héritages nuisibles d’un régime aujourd’hui rejeté ;
– le gel de toutes les lois liberticides en vigueur, marque de fabrique du régime politique depuis 1962, et le rétablissement de toutes les libertés individuelles et collectives ;
– le remplacement du dernier gouvernement que Bouteflika a eu à désigner, par un gouvernement accepté, digne du nouveau visage de l’Algérie et capable d’assumer les défis de l’heure ;
– le lancement d’une procédure de gel des avoirs nationaux et internationaux des prédateurs du pays, avec, en perspective, la phase suivante de la récupération de ces avoirs par l’Etat ;
– l’ouverture de tous les médias publics aux voix de l’Algérie du 22 février et l’arrêt des pressions sur les médias privés, en attendant une stratégie moderne de l’audiovisuel ;
– le retrait de l’ANP du devant de la scène politique et sa mise à l’abri des turbulences politiciennes dans l’intérêt bien compris de cette institution clé, seul rempart encore débout dans la crise actuelle ;
– la cessation des poursuites et pressions contre les activistes politiques et associatifs engagés dans le Hirak et le mouvement citoyen ;
– la cessation de la répression et des provocations policières contre les citoyens et les citoyennes, en particulier à Alger, les jours de marches et de regroupement populaires ;
– l’ouverture des accès routiers vers Alger, ces jours de manifestations populaires, et la cessation des blocages causés par les barrages policiers sur les autoroutes environnantes ;
– la cessation de la justice « spectacle » sélective par l’emprisonnement des personnes souvent honnies ou contestées, pour des chefs d’inculpation confus ou futiles ;
– Le primat de la liberté provisoire de ces personnes, avec la qualification publique des griefs qui leur sont reprochés et le rétablissement de tous les droits de la défense.
IV. Les objectifs du dialogue national
Ces 13 préalables remplis, il sera possible d’ouvrir un dialogue politique national profitable, qui préparera de manière apaisée et sincère, un sortie de crise mettant en perspective la rupture historique réclamée par notre peuple. Un tel dialogue devra se donner trois objectifs principaux :
– organiser le départ des acteurs du système responsable de la faillite nationale, en premier lieu les figures du bouteflikisme, dont celles de l’Alliance présidentielle et plus largement celles de la famille dite « révolutionnaire », ces derniers étant encore incrustés à la tête des institutions clés du pays et dans leurs rouages. Tout ce monde devra être remplacé par des personnalités nationales propres, compétentes et crédibles ;
– préserver le pays de tout risque d’ingérence étrangère ou de dérapage vers les scenarios dramatiques que d’autres pays de la région MENA, et tout récemment encore le Soudan, ont connu. L’Algérie s’est distinguée par sa bravoure au cours d’une guerre de libération nationale meurtrière. Il est dit qu’elle se distinguera aussi par l’élégance de son pacifique dans son mouvement de libération sociale ;
– créer les conditions politiques et techniques pour un retour aux urnes, sur des bases propres et transparentes, voie unique et privilégiée pour doter le pays des femmes et des hommes capables de construire les institutions qui incarneront et opéreront la rupture historique souhaitée.
V. Les mesures d’accompagnement de la sortie de crise
Le dialogue politique national ne suffit pas, fut-il authentique et crédible. La nation doit se mobiliser davantage pour donner à ce dialogue toutes les chances de se dérouler dans de bonnes conditions, et de consacrer une sortie de crise débouchant sur la rupture historique à laquelle aspire notre peuple. Aussi :
– Notre peuple, tout en redoublant de vigilance, doit poursuivre, amplifier, élargir la pression du « Hirak » sur le cours des évènements, toujours, et plus que jamais, selon le principe silmiya. Mais il doit aussi diversifier et hisser ses formes de lutte à celles d’un mouvement de libération sociale. Cela commence par se donner des leaders patriotes, compétents, éclairés et incorruptibles ;
– Notre appareil diplomatique national doit lancer une offensive pour mette fermement en garde et neutraliser les ennemis de la Nation qui tentent directement ou indirectement d’interférer dans nos affaires intérieures, d’attiser les dissensions nationales, voire même peser dans les choix internes de gestion de la crise dans le sens de leurs intérêts ;
– Nos forces de sécurité, à leur tête l’ANP doit privilégier davantage encore une conception de la défense nationale qui soit globale et qui s’appuie sur les forces vives du pays et la cohésion du peuple autour de son projet de rupture historique.
M. B.
Initiateur du Cercle de réflexion NARé (Notre nouvelle Algérie républicaine)
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